Le Grand Effroyable

Le Grand Effroyable
Angélique Villeneuve – Laetitia Le Saux
Sarbacane 2023

Où sont passés les méchants ?

Par Michel Driol

Albi, le chat, écoute avec attention et délectation les histoires du soir racontées à ses petits maitres. Ce ne sont que reines maléfiques, vieilles sorcières et autres monstres qu’il aimerait côtoyer pour de vrai. Un matin, il va dans la forêt à leur rencontre. Mais la sorcière, tout de rose vêtue, caresse un petit chien bien frisé. La dragonne devant sa coiffeuse se frise les cheveux, et les loups, en habits du dimanche, piquent niquent… Quant aux fantômes, c’est avec un verre de lait fraise qu’ils l’accueillent. C’est décidé. Albi sera le plus vilain chat de la terre avec ses griffes, le Grand Effroyable ! Mais quand les enfants reviennent déguisés d’un anniversaire, c’est le pauvre petit Albi qui tombe à la renverse !

La littérature de jeunesse entretient avec la peur et la cruauté des liens étroits. Monstres des contes, cruauté des personnages, il s’agit bien, selon la perspective classique analysée par Bettelheim, ou par Serge Boimare de permettre à l’enfant de vivre par procuration ses terreurs, de se confronter avec le mal sans courir le danger physique de l’affronter. Or, aujourd’hui, ce sont des peurs que l’on se joue, en particulier dans cet album où le personnage principal veut découvrir par lui-même si ce que dit la littérature est vrai. Avec courage, il entreprend sa quête pour se confronter aux vrais méchants, et non à leur représentation dans les histoires. On le sait, au moins depuis l’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. ». C’est bien cela que découvre le héros. Avec humour, l’album nous montre des monstres assagis, civilisés, fashion-victimes, urbains et courtois, bien loin de leur réputation. La nature ayant horreur du vide, ne reste plus à Albi qu’à prendre le rôle du méchant. Mais le renversement final montre une fois de plus le poids de l’illusion, de la représentation. Comme il avait été trompé par la littérature, Albi se retrouve trompé par les déguisements.

Quel rapport entretenons-nous avec nos peurs ? avec la fiction ? Avec le réel ? Telles sont les questions que pose subtilement cet album plein de malice et de retournements, dans lequel rien n’est jamais ce qu’il semble être, dans lequel le réel ne cesse de se travestir. Est-ce une mise en garde contre le pouvoir dangereux des fables ? Plutôt une mise en garde contre celles et ceux qui prendraient pour argent comptant les récits et l’illusion romanesque. Il y a de l’Emma Bovary dans Albi. L’une cherche l’amour comme dans les livres, l’autre cherche la peur. Mais tel est pris qui croyait prendre, et, au bout du compte, Albi est victime de sa naïveté, de sa crédulité, de ses sens. S’il y a un message dans cet album (mais peut-être ne faut-il pas en chercher !), c’est bien celui de se méfier des illusions ! Les illustrations, pleines de drôlerie, réalisées au tampon, contribuent à jouer et avec les stéréotypes et à les déconstruire, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Un album plein d’humour, où l’on va de surprise en surprise jusqu’à la chute finale, pour nous apprendre à rire de nos peurs.

Akané, la fille écarlate

Akané, la fille écarlate
Marie Sellier – Minna Yu
HongFei 2023

Pour sauver un arbre…

Par Michel Driol

Aîko accompagne souvent son père, gardien de la forêt sur le mont Takara. Un matin, d’énormes machines déracinent des arbres, creusent un trou pour y déverser on ne sait quoi. La forêt dépérit lorsqu’Aïko entend le gémissement d’une fillette allongée près d’un petit érable. Conduite chez les parents d’Aïko, la fillette ne cesse de dépérir, tout en murmurant « Erable, ô mon érable ». Aîko et son père vont alors transplanter l’érable dans leur jardin, et lorsque l’arbre et la fillette vont mieux, elle révèle son secret. Elle ne fait qu’un avec l’arbre.

Deux portes d’entrée pour cet album : l’illustration de la couverture d’abord, avec son côté naïf, enfantin qu’on peut percevoir dans la représentation des deux animaux souriants qui se courent après, mais aussi avec la façon dont des éléments naturels  se terminent en mains. Au milieu de ce monde féérique, où le merveilleux côtoie le réel, deux enfants, en tenue japonaise assez traditionnelle, une fille et un garçon. Puis une adresse au lecteur, comme une ouverture de conte, dans laquelle ce sont les grands pins chevelus qui murmurent la légende de la fille écarlate. Ces deux portes font accéder le lecteur à ce qui apparait comme un univers merveilleux, porté à la fois par la nature et par des enfants.

Le texte fait alterner deux discours, l’un en capitales, imprimé en bleu, sorte de poème en quatre strophes adressé au petit érable, l’autre le récit du sauvetage de l’érable et de la fillette. Il faut bien sûr lire ce texte comme un conte, dont il reprend les éléments traditionnels et merveilleux. La fillette, sorte de double humaine de l’arbre, la mission, sauver le petit érable du péril qui le menace. Du conte, le texte reprend aussi les aspects oraux : reprises, inversions verbe sujet. Mais, on l’aura bien compris, c’est aussi un texte qui fait appel à l’imaginaire pour dénoncer les dangers que les hommes font courir à la nature (enfouissement de déchets qui empoisonnent la terre), mais aussi pour dire à quel point nous sommes liés à la nature. C’est cet aspect que renforcent les illustrations où se multiplient les mains, à la fois tendues, protectrices, mais aussi parfois blessées.  Au final, l’album nous invite à vivre plus en harmonie avec la nature, en se gardant bien de donner des leçons ou de faire la morale. A chaque lecteur de comprendre le sens de cette allégorie.

Un album qui associe un texte où le merveilleux côtoie la poésie à des illustrations faussement naïves, pleines de détails à la fois enfantins et symboliques, pour évoquer le lien que les humains entretiennent avec tout ce qui est vivant dans la nature.

Pomme gratitude

Pomme gratitude
Sarah Turoche-Dromery
Editions Thierry Magnier – Collection En voiture Simone 2023

Un mot pour un autre, des maux pour des biens

Par Michel Driol

D’un côté le grand père de Charlotte qui a été victime d’un AVC. Cet homme, autoritaire, inflexible, renfrogné, grognon, mélange les mots, de façon quasi incompréhensible. De l’autre, la mère de Charlotte qui doit participer à un séminaire. Au centre : Charlotte qui doit s’occuper de son grand père durant quelques jours. Rien de simple dans cette cohabitation forcée, jusqu’à ce que le grand père décide de retourner chez lui, en prenant le train… Charlotte et son amie Emma n’ont d’autre solution que de prendre le train suivant jusqu’à une improbable gare de campagne.

Sur un sujet qui pourrait être douloureux, les conséquences d’un AVC, les relations tendues entre un vieil homme et sa petite fille,  Sarah Turoche-Dromery propose un texte plein d’humour et de légèreté, façon de tout dédramatiser et de proposer un récit plein de vie et d’optimisme. Cela vient de la personnalité qu’elle donne à sa narratrice, vive, mais aussi en doute sur ses propres capacités (sociales, culinaires…), joueuse de foot, mais dotée d’un atout : elle comprend tout ce que dit son grand-père. Ensuite par l’enchainement des péripéties, avec ce train-movie et cette poursuite du grand-père en rase campagne. Ajoutons y la galerie colorée des personnages secondaires : Emma, l’amie de la narratrice, sa propre grand-mère, sourde, le vendeur de gaufres et glaces qui truffe ses propos de mots anglais, et, pour couronner le tout, une orthophoniste dont le nom lui-même est un défi à la prononciation : Yéléna Zlaschagrewziskyste.  Enfin, les propos déformés par l’AVC du grand-père deviennent d’une cocasserie irrésistible, où l’incongruité des mots employés contraste avec la syntaxe et le ton extrêmement châtiés ! Bien sûr, on l’aura compris, c’est un feel-good roman, avec un happy end qui verra le triomphe d’un double amour, celui de la mère pour sa fille, celui du grand-père pour sa petite fille. Avec, en filigrane, deux histoires secondaires, le grand-père de Charlotte qui se retrouve dans la même maison de repos que la grand-mère d’Emma, et Emma qui a fait la rencontre d’un fils de paysans durant la folle nuit ! Ajoutons que chaque chapitre se clôt par un encadré, commentaire sportif, footballistique, décalé du match en cours entre Charlotte et son grand père.

Un roman drôle, plein d’humour, mais aussi de tendresse : comment prendre soin de soi et des autres dans des situations complexes ? Une pomme historiographie ! conclurait le grand-père.

Petit Noun et l’abeille

Petit Noun et l’abeille
Géraldine Elschner – Anja Klauss
L’élan vert 2023

Fable égyptienne

Par Michel Driol

Pour ce 5ème opus consacré aux aventures de Petit Noun, l’hippopotame, nous le retrouvons par une journée de pluie en Egypte. Avec l’aide de deux canards, il vient à la rescousse d’une abeille tombée par terre, menacée par un faucon. Il la conduit au palais du roi, où il sait pouvoir trouver des ruches. Il y fait la connaissance du futur pharaon Ramsès II et de sa sœur.

Comme les autres ouvrages de la collection Pont des Arts, celui-ci s’appuie sur des œuvres, une stèle représentant Ramsès II enfant, le collier de la princesse Khnoumit dont les couleurs se retrouvent tout au long de l’album, bleu, rouge, vert et or. Le texte tient du conte et du documentaire. Au conte il emprunte le dialogue entre les hommes et les animaux, le merveilleux des animaux qui s’entraident.  Mais ce conte s’inscrit dans un documentaire qui montre l’apiculture égyptienne, reconstitue les abords d’un palais princier, ainsi que les vêtements des personnages. Au-delà de cet aspect historique, il s’agit aussi de montrer la préciosité et la fragilité des abeilles, qu’il convient toujours aujourd’hui de sauvegarder. Cette dimension écologique, cette façon de relier nos préoccupations contemporaines à celles des antiques égyptiens, constitue un message important.

Le texte épouse le plus souvent le point de vue de petit Noun, fait partager ses émotions, ses découvertes, ses étonnements, permettant ainsi au jeune lecteur contemporain d’entrer facilement dans le palais du jeune Ramsès II. Les illustrations, en pleine page, de très belle facture, sont d’une grande précision graphique et montrent un univers luxuriant, plein de verdures, d’eau et de vie. Bien sûr, les Egyptiens y sont représentés presque toujours de profil. Petit Noun et les deux enfants sont montrés souriants : une certaine idée d’un bonheur paisible se dégage de cet album !

Un album réussi pour donner envie d’en savoir plus sur l’art égyptien et sur l’apiculture à travers les millénaires. Le dossier documentaire en fin d’ouvrage apporte quelques réponses et contribue à attiser la curiosité du lecteur.

Le Garçon qui voulait être un chat

Le Garçon qui voulait être un chat
Véronique Foz
Tom Pousse 2023

Vivre avec Asperger

Par Michel Driol

Ilyan adore côtoyer les chats, qu’il observe à tout moment. Ce n’est pas pour rien si le premier mot qu’il prononce est chat. Il se croit chat dans un corps de garçon. Il parle peu, se met souvent en colère, ne s’intègre pas en classe. C’est alors qu’on lui diagnostique un syndrome d’Asperger. Avec l’aide de sa grande sœur, de son grand père, de sa mère ; de son AESH,  Ilyan parvient en cinquième. Lorsque c’est la maladie d’Alzheimer qui attend le grand-père qu’il adore, c’est un terrible drame qu’Ilyan doit affronter.

Véronique Foz parvient à surmonter une double difficulté : écrire dans la collection AdoDys (donc pour des enfants souffrant de dyslexie) un texte sur un enfant souffrant d’autisme. Disons tout de suite que le pari est réussi. D’abord par l’usage de la langue, des phrases courtes, souvent au présent, des phrases percutantes qui savent aller à l’essentiel des faits, des sentiments ou des émotions, des phrases qui savent dire aussi bien la vision du monde et des autres ressentie par  Ilyan que le mal-être de sa famille à aider cet enfant différent à grandir, à trouver sa place de petit humain et non de petit chat. Des phrases qui savent dire ce qu’il faut de patience et d’amour d’abord pour accepter le diagnostic, ensuite pour accompagner sans brusquer. Des phases qui savent osciller entre plusieurs pôles, d’une part  expliquer l’autisme, ses symptômes, la spécificité d’Asperger avec des mots compréhensibles par tous, d’autre part  faire éprouver au lecteur ce que ressent Ilyan, sa façon de voir le monde et les autres, ses difficultés à communiquer et à percevoir les implicites et les sous-entendus. Mais c’est peut-être dans un troisième registre que ce texte excelle, c’est dans la façon de faire naitre chez le lecteur l’empathie pour Ilyan et une forte émotion, en particulier vers la fin du texte. Cela tient à l’histoire racontée, à l’inventivité dont Ilyan va faire  preuve pour permettre à son grand père de retrouver les souvenirs qu’il a perdus, mais aussi à la  façon de mettre en mots la perception poétique de la vie et de la mort ressentie par Ilyan.

Autour d’Ilyan gravite toute une galaxie de personnages secondaires, qui incarnent différentes réactions face à l’autisme : le père qui préfère fuir et divorcer, le grand père, figure bienveillante et pleine de compréhension, la mère patiente, la sœur, entre amour pour son frère et sentiment d’être délaissée, les « copains » trop souvent moqueurs et d’une dureté insupportable, et Sol, la lumineuse, qui saura aller vers Ilyan.

On ne saurait trop que conseiller à toutes et tous de lire cet ouvrage, d’abord parce qu’il est une tentative réussie de faire éprouver les difficultés  d’un enfant atteint d’autisme et de son entourage, ensuite parce que le récit de cette chronique familiale sait faire la part belle au réel, à l’intime et à l’émotion.

Des papillons dans la nuit

Des papillons dans la nuit
Olivier Ka – Christophe Alline
(Les Grandes Personnes) 2023

Sur l’écran noir de mes nuits blanches

Par Michel Driol

Les deux auteurs proposent ici un livre animé de rabats multiformes autour de la question de la nuit et de la peur du noir. Le narrateur y évoque les terreurs nocturnes, lorsqu’il pense que les meubles changent de place et se moquent de lui. Il suffit alors de fermer les yeux et de faire des grimaces pour être plus effrayant qu’eux. Mais les pensées sont là, qui planent, pensées qu’on peut attraper et qui emmènent le narrateur avec elles dans des univers lointains, dans le ventre d’un monstre ou dans l’espace intersidéral, comme une ode au pouvoir de l’imagination. Reste alors la solitude dans le lit, dans la nuit, loin des autres, sur un radeau entrainé par le courant pour une douce traversée de la nuit.

Le texte évoque bien un certain nombre de fantasmes liés à la nuit, à l’obscurité, lorsque l’imagination supplée la perception visuelle. C’est l’univers qui se transforme. Ce sont aussi toutes les peurs d’être enfermé, dans le noir, et l’on passe successivement du ventre du dragon à la grotte préhistorique, puis la caisse fermée, à la cave.  Dans cet univers, le narrateur est à la fois acteur (nombre de phrases où « je » est sujet) ou jouet, jouet de ses pensées avec lesquelles se noue un scénario complexe fait d’abandon ou de domination. Le texte enfin propose un mouvement qui va de la peur de l’univers instable à la douce traversée de la nuit, du cauchemar à la paix, en acceptant le pouvoir de l’imagination.

Ce texte s’accorde avec le jeu des rabats, des formes et des couleurs. Dès la première page, le rabat propose des couleurs claires dans une page très sombre, opposant ainsi l’intérieur du personnage  (dont l’esprit devient papillon) au sombre de la chambre dont on ne voit rien. Puis on traverse une nuit sombre, animée par le motif du papillon. Quant aux pensées, elles sont représentées par des papillons colorés sur un disque rotatif que l’on perçoit par fragments. Les rabats épousent au mieux les formes du monstre ou de la grotte qui se déploient au-delà de l’espace de la page. Petit à petit surviennent des couleurs plus claires, plus lumineuses, qui vont finir par devenir la vague, la mer que l’on traverse.

Un album qui fait la part belle à l’imaginaire et à un travail graphique original pour rendre compte de cette peur du noir, pour l’illustrer, et pour donner à percevoir la puissance infinie de l’imagination enfantine. Rien n’existe que dans l’esprit, c’est ce que dit cet album qui laisse bien entrevoir le pouvoir des métamorphoses, des rêves, des fantasmes, mais aussi des terreurs.

Le Son du silence

Le Son du silence
Katrina Goldsaito – Julia Kuo
HongFei  2023

Choses entre lesquelles se glisse le silence…

Par Michel Driol

Sur le chemin de l’école, à Tokyo, Yoshio est sensible à tous les bruits qui l’entourent. Une musicienne, qui accorde son koto, lui révèle que le plus beau son pour elle est le ma, le son du silence. Commence alors pour Yoshio une nouvelle quête, celle de ce son. Mais tout est tellement bruyant, même la nuit. Le lendemain matin, à l’école, il entend enfin ce son, pendant un court instant, et prend conscience qu’il avait toujours été là.

Le ma, explique la dernière page, est un concept japonais qui, je crois, n’a pas son équivalent en Occident. Il désigne le moment où tous les musiciens, lors d’un concert, marquent un arrêt. Silence entre les sons, qui caractérise tous les arts du Japon, y compris la conversation. C’est ce silence entre deux bruits que Yoshio parvient à percevoir.

Le texte, plein de poésie, tout en douceur, se fait l’écho de tous les bruits que perçoit Yoshio, les énumérant, les décrivant, composant ainsi comme une symphonie de sons qui vont de celui de la pluie à celui des baguettes et des mastications au cours du repas. Yoshio se présente comme un amoureux des sons, qui, pour lui, parfois scintillent dans une correspondance très baudelairienne.  Cette recherche, très zen, du ma est, de fait, pour Yoshio, une façon de percevoir non pas à l’occidentale que le silence qui suit une œuvre de Mozart est encore du Mozart, mais, à l’orientale, que ce qui confère de la valeur aux choses est ce quelque chose qui se glisse entre elles, quasi imperceptible, ce quelque chose comme l’insoutenable légèreté de l’être qui donne sens à tout. La leçon de la musicienne devient alors une leçon de vie, le début d’une quête à la fois initiatique, physique et philosophique.

Les illustrations, en double page, accompagnent ce mouvement vers une ascèse, nous faisant passer des couleurs vivres de la ville bruyante et animée, à l’espace intérieur de la maison, déjà plus dépouillé, puis à une salle de classe vide et en teintes d’une grande douceur. Le silence envahit aussi l’espace graphique, rendu visible par des couleurs dans lesquelles peuvent s’intégrer, à la fin, les autres personnages. Comme en écho à l’illustration de couverture, la dernière illustration montre le héros seul au milieu d’une foule, en noir et blanc sur la couverture, foule qu’on devine bruyante en pleine rue, et, à la fin dans la salle de classe, dans des teintes plus sépia, foule qu’on devine plus calme, laissant dans les deux cas au héros l’espace libre du silence qui s’installe dans les interstices. Beau travail d’adaptation graphique d’un concept !

On appréciera aussi dans cet album ce qu’il montre de la culture japonaise, de ses rues, de ses magasins, des costumes des écoliers, tout cela représenté dans des illustrations qui, au-delà de leurs couleurs symboliques, ont un aspect documentaire très précis.

La dernière page est une invitation à collecter les sons, ceux de l’album et d’autres encore, peut-être à la façon d’un des inventaires des notes de chevet d’une autre autrice japonaise du Xème siècle, Sei Shōnagon.

Lire aussi, sur cet album, la chronique de Lidia Filippini

Bal perdu / Des airs sauvages

Bal perdu / Des airs sauvages
Jo Hoestlandt / Thomas Scotto / Illustrations Manon Karsenti
Editions du Pourquoi pas ? Collection Faire humanité – 2024

Demandez-vous, belle jeunesse / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Par Michel Driol

Bal perdu situe son action le 31 juillet 1914, dans un estaminet des bords de Seine. C’est le soir. On a échangé des caramels et des baisers, et on danse. Il y a là Simone, qui voudrait tant que Lulu l’aime.  Et soudain tout s’arrête avec l’annonce de l’assassinat de Jaurès. Mais, plus tard, après la guerre, Lulu et Simone se marieront, et deviendront les grands parents de l’autrice.

Des airs sauvages se situe bien des années plus tard, sur le trottoir de la rue Jean Jaurès, une rue en pente dévalée habituellement par un groupe de skateurs, dont Nino, pacifiste convaincu.  Dans le dos du narrateur, déjà en train de dévaler la rue, Nino est agressé par une petite bande qui le laisse allongé sur le sol.

Deux récits bien différents par leur facture, leur sujet, qui se font écho pour évoquer, au travers de la figure de Jaurès, devenu aujourd’hui dans la bouche du narrateur du second texte « un homme inconnu », le pacifisme et la violence. Bal perdu, récit à la 3ème personne, joue sur l’articulation entre la grande et la petite histoire sur le mode du récit intimiste, délicat, pour faire naitre l’image d’un bonheur simple, populaire et ordinaire que les imparfaits du texte installent, avant le coup de tonnerre de l’annonce et le récit des minutes qui suivent, souvenirs indistincts, comme brouillés,  rapportés au plus que parfait.  Des airs sauvages, récit à la 1ère personne, évoque aussi à l’imparfait le temps du bonheur, de la bande de copains, des descentes en skate, de l’intégration aussi de cette bande de jeunes dans la rue où on les reconnait, où on les regarde. L’astuce du texte est de laisser l’agression hors champ – des agresseurs, on ne saura rien, mis à part des propos homophobes – pour laisser place au face à face quasi muet entre Nino et le narrateur, sous la plaque Jean Jaurès.

Ce que disent les deux textes, c’est le moment de la tragédie où tout bascule, où l’ordre qui semblait immuable des choses, le plaisir, l’immédiateté de l’instant, le bonheur sans nuages du vivre ensemble cesse, pour faire place à autre chose. Ce qui caractérise ce moment de basculement, c’est l’irruption de la violence, violence d’un conflit mondial dont la plupart ne reviendront pas, violence gratuite d’une bande. Ce moment de basculement signe aussi la fin de l’enfance, de l’insouciance, et l’entrée dans le monde adulte de la complexité. Pour Lulu et Simone, dans Bal Perdu, c’est le monde de l’amour, où on fonde une famille, un monde de bonheur retrouvé où l’on danse jusqu’à ce que la dernière note s’éteigne, dans un bel happy end porteur d’espoir et de vie. Pour le narrateur de Des airs sauvages, c’est le moment d’un passage de relai, où il comprend que c’est à lui d’incarner désormais les valeurs pacifistes de Nino. Pas d’idée de vengeance, ou de haine, mais une solide détermination.

Des écritures et des univers bien différents pour rendre hommage à Jean Jaurès, mais aussi pour questionner sur l’absurdité de la violence toujours destructrice, et dire l’espoir d’un monde joyeux et apaisé, à l’image des couleurs pleines de vie du cahier central d’illustration.

La Chasse

La Chasse
Maureen Desmailles
Thierry Magnier  – Collection l’ardeur – 2023

Une éducation sentimentale

Par Michel Driol

Max a 17 ans. Garçon ? Fille ? La prouesse de ce roman est de ne jamais montrer son genre, on le nommera donc toujours Max dans cette chronique, jamais il ou elle. Invisible, discret, Max tombe amoureux d’Andrea, que Pierre convoite. Suite à des « embrouilles », Max ne peut partir en vacances avec sa bande habituelle d’ami.e.s, et doit rester seul à la maison, en Picardie, tandis que ses parents passent 15 jours à Paris avec son frère ainé à la recherche d’un studio pour ce dernier. C’est là que Max fait la connaissance d’Ellie et Cosme, la fille de ses voisins et son copain, couple ouvert, lumineux, solaire. Et max tombe amoureux et d’Ellie, et de Cosme, et entretient une relation avec chacun des deux.

Ce roman, dont la narration est prise en charge par Max, aborde de façon très contemporaine la question du désir, de l’amour, de la sexualité, du couple. Qu’on me permette ici d’en citer un passage central, qui en reflète bien la problématique : On ne pense jamais rencontrer un truc pareil. Personne n’est prêt quand ça arrive, surtout pas là d’où je viens, où le désir ne compte pas, c’est autre chose qui guide, un carcan, une série de conventions. Les gens vont par paire, homme/femme, ils se rencontrent au lycée, en boite, au boulot, ils se marient, les femmes accouchent et voilà. Tous ceux qui échappent à cette règle sont suspects. (page150). Ce que désire confusément Max, c’est échapper au couple prison, dans lequel l’un possède l’autre. Avec Ellie et Cosme, Max découvre un autre type de relations, fondé sur la liberté, fondé aussi sur la confiance et la parole. Comment acquérir ces codes amoureux différents de ceux que l’on connait ?

Le roman vaut par la peinture des milieux sociaux, cette ruralité picarde où la chasse et le tir à l’arc ont toute leur importance. Max chasse avec son père, participe aux banquets de chasseurs, marqués par une lourde et vulgaire grivoiserie. Son père, bien que prof de maths, n’est guère ouvert, en particulier lorsqu’il juge son fils ainé qui annonce qu’il est homosexuel, ou surveille les fréquentations féminines de Max. Ellie, Cosme et leurs ami.e.s semblent sortir d’un autre monde, un monde de liberté, de plaisirs, de désirs, de drogue aussi. Car l’autrice ne cache rien des excès de cette jeunesse. Un soir, Max boit trop. Elle ne cache rien non plus de l’importance des réseaux sociaux, de la communication par messagerie. En ce sens, c’est bien aussi un portrait de la jeunesse contemporaine, qui cherche peut-être à inventer à son tour l’amour loin des conventions des générations précédentes. Max, Ellie et Cosme dessinent la figure d’un triangle amoureux bien loin du classique trio bourgeois du théâtre de boulevard. Tout en cherchant leur bonheur et celui de l’autre, ils iront jusqu’à des ruptures, des déchirures qui feront grandir Max.

Certaines scènes explicites, dit la 4ème de couv’, peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes. Ou pas. Mais qu’est-ce que cela fait au lecteur, à la lectrice, quand on ignore le genre du personnage principal, et qu’on lit des scènes qui relatent des rapports sexuels ? Il y a là aussi matière à trouble, à frustration peut-être, à ouverture et à questionnement sans doute. C’est une manière de conduire le lecteur à s’interroger  sur les identités de genre, sur les liens entre la sexualité masculine et la sexualité féminine, sur le désir.  Au-delà du tour de force lié au respect d’une consigne d’écriture perécienne, la contrainte liée au genre de Max (Maxime ? Maxine ?) constitue sans doute une première dans l’histoire littéraire. Combien de lecteurs verront dans Max un garçon ? une fille ?

Un roman qui nous sort de notre confort habituel de lecture, nous montre une entrée  dans l’âge adulte, dans une sexualité sans tabous, à la fois épanouissante et source de souffrance, bien loin des codes du porno, dans une sexualité qui vise à redéfinir les relations entre les femmes et les hommes pour les transformer. On est bien sérieux, quand on a 17 ans…

Les Enfants extraordinaires

Les Enfants extraordinaires
Vincent Cuvelier – Illustrations de Bruno Salomone
Gallimard Jeunesse Giboulées 2023

Enfants du Guinness Book 

Par Michel Driol

12 portraits d’enfants uniques. Marie, la plus rapide du monde, John le plus grand, Mathilde la plus moche, Carl le plus maigre, Makoto le plus âgé, Lila la plus belle, Jean-Philippe le plus peureux, Martine la plus forte, Miguel le plus gros, Vincent le plus sale, Michel le plus compliqué, Jeanne la plus drôle. Textes et illustrations se font face, entrainant le lecteur dans un univers plein de fantaisie et de tendresse.

Douze enfants qui sont caractérisés par leur façon d’échapper à la norme, d’être uniques en leur genre, différents. Cette différence porte tantôt sur ce qui est considéré comme une qualité (la beauté) ou comme un défaut (la laideur). Douze records qui font frôler l’absurde, que ce soit explicite comme l’enfant le plus âgé du monde qui a 1000 ans, ou le plus lourd qui pèse exactement 1000 kilos, ou que cela reste implicite comme la plus drôle du monde, toujours triste. Douze enfants qui composent, chacun à sa façon, avec leur unicité, leur originalité, leur différence portée au paroxysme, et leurs fêlures. La fille la plus rapide du monde a peur du noir. Mais ces différences peuvent devenir des atouts : le plus grand du monde devient l’arbre le plus beau, la fille la plus moche effraie un terrible éléphant, et le plus compliqué du monde entre en communication avec des extraterrestres. Tous ces enfants restent des enfants, avec des rêves, des peurs, des secrets, comme une façon de dire l’enfance avec un humour qui oscille entre la tristesse et la gaité. Comme une façon de dire l’unicité de chaque enfant, de dire la tension qui existe entre la volonté de se fondre dans la masse et l’envie d’être extraordinaire, au prix de grandes souffrances ou de grandes joies. Comme aussi une façon de parler de l’identité de chacun, identité secrète ou apparence montrée. Ce n’est pas pour rien que le recueil se termine sur le portrait de Jeanne : « et personne ne saura que Jeanne Navalo est la petite fille la plus drôle du monde ». Oui, dit ce recueil, chaque enfant est extraordinaire en son genre, il a des talents, des dons qui peuvent être cachés, des rêves de voyage, l’envie de se faire des copains ou de se cacher derrière un rayon de soleil. A la poésie de ces douze portraits correspondent douze illustrations qui jouent aussi de l’exagération et entrainent le lecteur dans un univers imaginaire qui peut être terrifiant, habité de monstres, ou plein de tendresse. C’est peut-être surtout l’énergie de l’enfance qui se dégage des illustrations : enfants qui courent, s’envolent, sourient, avalent des grenouilles dans un joyeux désordre.

Douze portraits d’enfants qui ne font rien comme les autres, croquent la vie avec passion, comme un regard tendre sur le côté prodigieux de l’enfance.