La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements

La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements
Catherynne M. Valente
Traduit (anglais, USA) par Laurent Philibert-Caillat
Balivernes, 2016

Régal féérique

Par Anne-Marie Mercier

Alice est passée de l’autre côté du miroir, et la « Fille qui… » , c’est-à-dire Septembre, est passée à l’envers des choses : sous féérie, là où le dessus est renversé, où les ombres ont pris le pouvoir. On trouve dans ce volume plusieurs échos d’Alice, des images de chute dans des trous, des rencontres, notamment celle d’un cavalier fatigué… Mais aussi des clins d’œil à l’univers du Magicien d’Oz, et le Nebraska de Septembre fait écho au Kansas de Dorothy. Cela ne signifie pas que Catherynne M. Valente manque d’imagination : elle invente toute sorte d’êtres ou de situations surprenantes : la sybille de la porte, un monstre que l’on nomme « l’ébauche », une aubergine voyageuse, une robe vivante, un minotaure…

On se souvient que Septembre avait dû céder son ombre, dans le tome précédent. Voilà que celle-ci a pris le pouvoir dans le monde de Féérie et n’a aucune intention de revenir à sa place, subalterne et obligée, mais bien plutôt d’asservir ou supprimer Septembre… et le monde du dessus (c’est-à-dire, on le comprend vite, le surmoi). On retrouve avec plaisir ses amis, ou plutôt leurs ombres, avant de voir qu’eux-aussi sont passés « de l’autre côté » et sont en rébellion. Les ombres n’ont plus qu’une idée : faire des festoiements jusqu’à point d’heure, enchainer les jeux et les banquets. De nombreux passages offrent un déploiement vertigineux de couleurs, de saveurs, de mélange de mets étranges ou connus : le lecteur lui-même se régale et voudrait que la fête de cette lecture n’ait pas de fin. La richesse des inventions et des émotions, celle de la langue, du style tantôt léger tantôt méditatif et le rythme souple de Catherynne M. Valente, avec la belle traduction de Laurent Philibert-Caillat, portent le lecteur et le font se délecter comme dans un festin – ou festoiement, ce qui est encore mieux.

A l’envers de féérie, on vit un rêve régressif, enfantin. On mène une vie de délices et d’excès sans se priver de rien, grâce à la magie… Mais cette magie est puisée quelque part, et ce qui profite aux uns manque cruellement aux autres : le monde d’en haut se meurt, en perdant son énergie, captée par celui d’en bas. Fable politique sur nos dépenses en produits issus d’un travail lointain ? sur notre irresponsabilité infantile, qui fait que nous ne nous soucions ni d’eux ni du lendemain ? Ces habitants de Féérie du dessous sont en tous cas une image de l’enfance déchainée assez jouissive et sympathique avant d’apparaitre cynique et cruelle.

La sensible Septembre joue quitte ou double et ne recule devant aucune épreuve pour réparer ce qu’elle croit être de sa responsabilité. « Voila ce qui arrive quand on a un cœur, même un cœur très jeune et très petit. Il ne cesse de vous attirer des ennuis, c’est comme ça » (p.253). La fin du roman est plus grave : on passe à travers une blessure et à travers le sang des souvenirs de Septembre, pour arriver au fond des choses, au fond de sa maison, face à l’ombre du père disparu… Et l’on voit se confirmer ce que l’on pressentait dès la fin du volume précédent : cette histoire pleine fantaisie tourne comme bien d’autres autour d’un secret, d’une absence et d’une souffrance.

L’émerveillement du premier tome se soutient dans le second, c’est vraiment un très beau livre, tonique inventif et sensible, à ranger parmi les futurs classiques de la fantasy.

Prix et sélections :
Grand Prix de l’Imaginaire 2017 Catégorie Roman Jeunesse Etranger : Lauréat.
Prix Jacques Chambon Traduction 2017 : Sélection.

Le Chevalier courage !

Le Chevalier courage !
Delphine Chedru
Hélium, 2010

L’album dont vous êtes le héros

Par Anne-Marie Mercier

 

On connaissait les romans du type « le livre dont vous êtes le héros » voici un album gagné par ce jeu. Celui-ci prouve à quel point ce type d’ouvrages est adapté à ce genre : un chevalier doit accomplir une quête et se trouve devant divers obstacles et surtout des énigmes : il faut trouver  des motifs ou des objets dans les images, trouver des intrus, associer des paires… en même temps on rencontre avec le chevalier des êtres étranges, des lieux mystérieux et beaux…

C’est une belle promenade qui fait passer d’une page à une autre espacée de plusieurs autres, parfois revenir en arrière comme au jeu de l’oie… et c’est une vraie plongée si on le parcourt sérieusement car les énigmes demandent du temps et de l’attention !

Voir sur le site de l’éditeur.

Endgame, t.3 : les règles du jeu

Endgame, t.3 : les règles du jeu
James Frey et Nils Johnson-Shelton
Traduit (anglais, USA) par Jean Esch
Gallimard (Grand format), 2017

Jeux du cirque, le retour?

Par Anne-Marie Mercier

Une trilogie, le monde pour décor, un contexte pré-apocalyptique, un complot d’extra-terrestres cyniques contre l’humanité, des personnages jeunes, garçons et filles, de toutes les races, puissants et déterminés, engagés dans une compétition qui n’aura qu’un seul survivant, un rythme haletant, dû en grande partie à la technique des récits fragmentés et points de vue alternés… tous les ingrédients d’un Brest seller sont là.

On peut ajouter quelques ingrédients supplémentaires, comme une organisation proche d’un jeu de plate-forme, la liaison avec un vrai concours en ligne avec de l’argent à la clé qui devait s’achever en juillet 2017 si un lecteur avait trouvé la solution des énigmes…( je en sais pas si quelqu’un à gagné, le web étant discret sur ce point, peu importe).

Il n’est donc pas étonnant que la série ait eu du succès. Mais on se permettra quelques bémols. Tout d’abord, comme on vient de le dire, l’absence totale d’idée nouvelle, la nouveauté consistant à mixer des recettes existantes. Ensuite, le happy end facile, la morale sauve ( les joueurs tuent aveuglement des centaines de personnes mais se refusent à tuer une petite fille innocente  – ceux qui envisagent de le faire sont bien punis d’ailleurs) ; la terre est à moitié détruite mais la reconstruction est immédiate et l’amitié entre les peuples universelle (le lecteur dans ces dernières pages se demande : pour qui nous prend-on ?). Enfin, en lisant les aventures de ces jeunes gens rivés à leurs armes et trouvant une jouissance dans le sang et dans le combat, en s’interrogeant sur la nécessité qui pousse l’auteur à détailler la mort de chacune de leurs victimes et l’expression qu’elle a à son dernier souffle, on se dit que décidémment cette « littérature » rejoint un voyeurisme douteux et que, somme toute, entre ces héros proposés à l’identification et les sinistres assassins de masse dont les journaux nous parlent, la différence tient à peu de chose.

Robêêrt (Mêêmoires)

Robêêrt (Mêêmoires)
Jean-Luc Fromental
Hélium, 2017

La condition animale vue par Robêêrt (ou Mémoires d’un mouton)

Par Anne-Marie Mercier

« Mouton, en principe, ce n’est pas un métier. Pas comme chien. On peut être chien de chasse, chien d’avalanche, chien d’aveugle, de berger, de cirque, de traineau, chien des douanes ou chien policier, une multitude de carrières s’offre à vous quand vous êtes chien.
Mais mouton…
Certes, nous sommes utiles en tant qu’espèce : couvertures, chaussettes, cache-nez, vestes de tweed et pull douillets, tout ça vient de nous… Ce n’est pas pour rien qu’on appelle « moutons » les petits tas de poussières qui trainent sous les meubles des maisons mal tenues.
Déjà, sans me vanter, il est rare qu’un mouton ait un nom. Tout le monde ou presque a un nom, quand on y réfléchit. Les chiens et les chats ont des noms, les poissons rouges en ont, une tortue peut s’appeler Janine ou Esmeralda, même votre ours en peluche jouit d’un patronyme.
Mais les moutons… »

Sans se vanter, avec une belle simplicité, Robêêrt nous raconte son histoire : comment, simple agneau, il a appris à parler chien auprès de celui qui assurait la garde du troupeau, puis cheval, puis humain… comment il a appris divers métiers : d’abord chien de berger, avec un certain succès, mais dans une grande solitude (les moutons n’aiment pas que l’un de leurs pareils « monte » en hiérarchie et donne des ordres) ; puis animal domestique dans la « Grande Maison », auprès de petites filles qui jouent avec lui, puis animal de compagnie d’un cheval de course un peu fou, et enfin chômeur en quête d’un travail à sa mesure (mais en dehors de la filière « laine-viande »…).
Au passage, on apprend beaucoup de choses sur le milieu hippique, les règles des courses et leurs coulisses : rencontres de propriétaires, jockeys, entrainements, déplacements en Angleterre ou ailleurs (Etats-Unis et Japon), sur la tricherie et les paris.

C’est très drôle, surtout à cause du petit ton sérieux utilisé par le narrateur pour raconter son histoire, et dans le détail de nombreux épisodes (comme le récit des techniques qu’il utilise pour calmer son cheval, et l’évocation des lectures qu’il lui fait – toutes sur le thème du cheval avec notamment la série des Flicka…). Les situations sont variées, c’est intéressant, avec un zeste d’aventure policière, un soupçon d’amour (tout le monde, chevaux et moutons, se marie à la fin), et une pointe de féminisme.
Les dialogues sont spirituels, tout comme le style qui emprunte souvent au thème lexical du mouton ou plus généralement de l’animal et ne craint pas de jouer avec les formes de l’autobiographie, comme dans le récit du voyage au Japon où concourent les chevaux :
« A l’arrivée à Tokyo nous étions déjà copains comme cochons. […] Je ne garde de cette nuit dans le « monde flottant », comme les poètes appelaient l’ancien Tokyo, qu’un souvenir très flou zébré d’images brutales, de la même matière que ces rêves qui vous secouent toute la nuit pour vous lâcher pantelant au réveil. Je me revois dans une rue bondée, stridente de bruits et de néons, j’entends des applaudissements, on crie sur notre passage, une forêt de smartphones se dresse, les flashes nous éclaboussent de leurs glorieux halos… »
Les jeunes lecteurs, que Robêêrt ne prend pas pour des agneaux de la dernière pluie, ne seront pas rebutés par le le style, tantôt original, tantôt recourant aux clichés, on peut en faire le pari : l’histoire de ce sympathique personnage les portera, comme son ton et son écriture.

Voir un  article dans Libération, par Frédérique Roussel, intitulé « Robêêrt, le vaillant petit mouton », qui classe avec justesse ce roman dans les romans initiatiques.
On connaît bien les éditions Hélium pour leurs albums, on oublie parfois qu’ils ont aussi une belle collection de romans et de romans illustrés (ici par Thomas Baas).

 

Intemporia –Tome 3 : La clé des Ombres

Intemporia  –Tome 3 :  La clé des Ombres
Claire-Lise Maguier
Rouergue 2017

L’ultime bataille

Par Michel Driol

On avait lu et apprécié les deux premiers tomes de cette trilogie. (Le Sceau de la reine Le Trône du Prince). Le troisième et dernier volume clôt la série et on le lit avec autant de plaisir que les deux premiers. On retrouve les personnages, le nouveau roi Yoran, son ami Tadeck, sur lequel plane la menace d’un annoncement tragique, la reine Yelana et son frère, et tous les personnages secondaires, pittoresques, altruistes ou égoïstes, porteurs chacun d’une part de secrets. On retrouve aussi la géographie, la plaine sous son bouclier, le port de Causédalie, et la ville royale de Térendis-la-noire, mais aussi la forêt où règnent les Ombres que seul le roi légitime peut voir, et le lac de pierres  des Tectites. Géographie qui renvoie bien sûr au genre, l’heroic-fantaisie, avec ses lieux qui peuvent être sordides ou fantastiques et magiques. On retrouve enfin le même souffle épique dans les combats entre les forces opposées.

Toutefois, ce volume approfondit une dimension philosophique et métaphysique qui s’inscrivait en filigrane dans les premiers volumes. C’est la question de la liberté de choix et de la mort qui se pose, plus que celle du pouvoir absolu. Ce que veut la reine, ce n’est pas le pouvoir absolu, c’est l’immortalité – intemporia, on a enfin la clé du titre. Quelle est la valeur de la vie ? La question éthique de la mort se pose : belles morts, morts cruelles, morts acceptées pour sauver quelque chose : comment accepter sa condition de mortel ? Jusqu’où va ce sort ? Tout est-il écrit – ou à tout le moins décidé d’avance ? De nombreux retours en arrière – l’heroic-fantaisie a cela de pratique qu’elle donne à certains personnages le pouvoir de (re)voir des scènes passées – conduisent les héros à s’interroger sur les plans de leurs parents : le père de Yoran, la reine, Yélan ont programmé dans les moindres détails ce qui allait se passer. Dans ces projets-là, quelle est leur part de choix ? Ce dernier volume complexifie encore la relation entre Yoran et la reine, faisant d’elle un personnage pus humain que ce que les premiers volumes montraient.

On quitte donc à regret cette série, comme on avait quitté Harry Potter. Certes, si leurs univers sont différents, ce sont les mêmes questions qui s’y posent : comment le passé conditionne-t-il le présent ? Quelle est la part de la liberté humaine ?

Pour l’honneur de la tribu

Pour l’honneur de la tribu
Wendy Constance (traduit de l’anglais par Marie Leymarie)
Gallimard jeunesse, 2015

Jusqu’au bout du monde

Par François Quet

Un gros roman (328 pages), une histoire indienne d’avant l’histoire, deux points de vue (celui de Cheval Sauvage, un jeune garçon, et celui de Mésange bleue, une jeune fille), deux aventures qui n’en font bientôt plus qu’une, une trajectoire épique qui conduit les héros à travers forêts, montagnes et rivières jusqu’au bout du monde. Il ne fait aucun doute que l’histoire plaira : l’auteur a fait ce qu’il faut pour cela. Les héros ont tous deux rompu avec leurs tribus et leurs poursuivants ne sont jamais loin. Un bébé tigre est leur compagnon de route, mascotte assez peu commune pour éveiller l’intérêt et dotée d’une toison assez douce pour inspirer l’affection. Le froid, la neige, la faim, les loups, les rivières ou la tempête sont des obstacles saisissants dont les jeunes héros finissent par triompher.

L’auteur s’est appliquée à rendre la violence tolérable et les héros ne se rendent directement coupables d’aucun crime, même pour se défendre. On imagine qu’aucun animal n’a eu à souffrir de mauvais traitement pendant l’écriture du roman. Et l’auteur a bien pris garde à ce que l’héroïne soit aussi vaillante que son compagnon : les efforts de Cheval Sauvage pour laisser Mésange Bleue s’activer près du feu quand il va chasser s’arrêtent vite lorsqu’il découvre que la jeune fille peut chasser aussi bien que lui, et qu’à deux on obtient de meilleurs résultats.

On l’aura compris, il s’agit d’un bon livre, bien fait et très « politiquement correct ». Trop peut-être. On aimerait parfois que sa sagesse laisse davantage parler l’humour ou la fantaisie et qu’une part d’imprévu vienne dérégler le déroulement parfait d’une aventure un peu trop irréprochable.

D’ici là. Un genre d’utopie

D’ici là. Un genre d’utopie
Christian Bruel, Katy Couprie

Thierry Magnier, 2016

O. L. N. I. (objet livresque non identifié)

Par Anne-Marie Mercier

Album ? récit illustré ? et si oui, de quel genre : science-fiction ? essai ? manifeste ? aventures… La réponse est : rien de tout ça ! Utopie !

Une utopie à laquelle on assiste comme des spectateurs au théâtre, plongés dans une action en cours, avec un décor juste esquissé, des images floues gagnées par la neige d’un écran futur qui nous rappelle d’abord les vieux écrans du passé, au temps où les télés dormaient la nuit, avant de se rapprocher, de manière plus juste, des films de caméra de vidéo-surveillance : cette aventure (car c’en est une) futuriste nous parle aussi de notre monde :

« Une ville tentaculaire du Vieux Monde, un peu avant midi.
Les quinze tonnes d’un fourgon aéroglisseur ordinaire stationnent discrètement aux abords de ce quartier classé sensible par la gouvernance. Resté seul dans la cabine de pilotage, un androïde semble désactivé. Pourtant son scanner balaye continûment le secteur pour détecter la possible approche d’une patrouille.I »

La petite barre après le point et avant mes guillemets n’est pas une faute de frappe, mais l’indication de la place de la souris en fin de double page : ce récit est en train de s’écrire sous nos yeux. Certains mots sont surlignés de vert fluo, comme pour suggérer des liens hypertextuels. Tandis que ce texte défile, inscrit dans des « pavés » de texte gris-bleu insérés dans les images, surgissent des notifications en carrés du même vert fluo, comme des bulles émergeant ça-et-là : définitions de mots (termes techniques, néologismes, mini bios de personnages, lois et traditions de ce monde). Tout cela s’inscrit sur les images de Katie Couprie, images originales pour un réel original, accompagnées d’autres images, images jamais vues et pourtant familières : icônes, tableaux ou photos célèbres. Toutes sont traitées par ordinateurs avec des effets de pixellisation forte qui nous dit bien que ces images viennent de loin, ont été prises en cachette, nous montrent ce que l’on n’aurait pas dû voir. Allez sur le site de l’éditeur pour voir en belle résolution ces images superbes et étonnantes

L’histoire, portée par de nombreux dialogues qui, comme au théâtre, nous font voir le monde par ce qu’en disent les acteurs, débute par une scène tournée en caméra cachée : une belle fille sert d’appât pour nourrir les « archives comportementales » qui montreront les manifestations de sexisme des derniers spécimens de machos avant leur extinction définitive – du moins c’est l’idée. L’héroïne, Sacha, est une jeune fille de 16 ans. Elle est indépendante mais proche de sa mère, une activiste comédienne qui la conseille parfois, ce qui donne une touche morale à l’apologie de toutes les libertés que propose le récit (seule règle : ne pas faire de mal à l’autre). Elle a beaucoup d’amis, les principaux étant un loup-cyborg, une femme-cyborg, un ex geek et une fille de son âge, Adriana, avec qui elle souhaite vivre,

La rencontre entre Sacha et Devil, un motard du groupe ennemi, les machos de « la Horde », est l’un des épisodes principaux de ce récit qui en propose plusieurs, chacun révélant un aspect de ce monde (hommes et femmes, amour, société…) : Devil, humain augmenté, devenu androgyne à son grand dam de motard appartenant à un groupe cultivant la virilité, est la pièce maitresse d’un complot contre la mémoire et l’imagination de l’humanité : en les inhibant, on consoliderait « le besoin de croyance, au détriment de la pensée créative. Ainsi se perpétueront la domination masculine, les religions, l’exploitation et le profit. » Si cet épisode manque un peu de vraisemblance (on ne voit pas bien comment un humain aussi « augmenté », retors et savant que Devil peut être berné si facilement par une toute jeune fille – certes, aidée de ses amis), la tension entre les deux personnages, l’attirance et la répulsion qui se mêlent et le pacte qui les lie en font un moment fort.

Mais plus forte encore est la peinture du monde en train de naître, c’est-à-dire la partie proprement utopique de l’ouvrage, qui est parfaitement cohérente, détaillée, séduisante : rapports entre hommes et femmes, ressources, communications, place des animaux, transports, architecture, tout est installé par petits détails.  La « Compagnie », la société dans laquelle vit Sacha, est une communauté de 78 personnes, âgées « de deux à cent quatre ans » – chacun y a sa place –, qui vit en quasi autarcie, se préoccupe de droit animal et est membre de l’une des fédérations qui composent un « réseau coopératif horizontal ». Sacha est belle son monde est beau : on a hâte, « d’ici-là », de voir se combler tous les fossés, tomber toutes les barrières, et en attendant on se délectera des belles images et des belles idées portées par ce livre « gonflé », exigeant, dont on aura compris qu’il n’est pas pour les enfants, ni pour les lecteurs paresseux, mais bien pour ceux qui veulent explorer de nouvelles manières de penser, de conduire un récit, de construire des mondes et des images.

S’il fallait rapprocher ce livre d’un autre de Christian Bruel, on choisirait Venise n’est pas trop loin, pour l’aspect puzzle, la complicité entre les personnages, le trouble des situations, la tension, et l’âge du lecteur ou de la lectrice. Et pourtant, cela n’a rien à voir, on est en dehors de tous les cadres. Les auteurs, qui ont travaillé longtemps sur ce projet ont créé un livre venu du futur, qui nous promet des lendemains heureux, quand le Vieux Monde sera définitivement entravé et nous donne une lecture présente heureuse, « d’ici là »…

 

 

Le Royaume de minuit

Le Royaume de minuit
Max Ducos
Sarbacane, 2016

Architecture la nuit

 

Par Anne-Marie Mercier

Max Ducos a renoué ici avec son grand succès, Jeu de piste à Volubilis, dans lequel le parcours d’un enfant coïncide avec l’exploration d’un bâtiment d’une belle architecture moderne. Ici, ce sont deux garçons qui jouent à des aventures rêvées dans une école déserte, la nuit. L’un est un enfant turbulent qui s’y est caché pour la découvrir, l’autre est le fils du directeur, un enfant solitaire qui découvre la joie de faire des bêtises et d’avoir un ami.

 L’école a été réalisée par Jean Prouvé, et elle est entièrement meublée et décorée selon son style et ses créations. Elle est aussi un jeu de piste pour le lecteur car les affiches sur les murs et les objets sur les étagères sont autant de citations d’artistes, ou d’architectes.
Achille, qui a fait de son compagnon son « Sancho Pança » l’entraîne dans ses fantaisies, dans l’école, puis dans les bois, où la peur les saisit. Leur parcours est l’occasion de superbes images nocturnes, d’ombres allongées, de noirs éblouissants.

On trouve quelques images avec de belles ombres sur le site de l’éditeur

 

 

La Grande Forêt. Le pays des Chintiens

La Grande Forêt. Le pays des Chintiens
Anne Brouillard

L’école des loisirs (Pastel), 2016

Un Pays à vivre

Par Anne-Marie Mercier

Anne Brouillard construit ici tout un univers que l’on espère pouvoir explorer davantage très vite : la Grande Forêt n’est qu’une partie du Pays du Lac tranquille, à l’intérieur de Chintia qui comporte bien d’autres provinces : le Pays Lointain, le Pays Disparu, le Pays des Châteaux… mais aussi le Pays Comici, sans parler du Pays Noyé ou des îles qui l’environnent… Des cartes, soit générales, soit détaillées, nourrissent les « amateurs de cartes et d’estampes » et travaillent avec finesse la veine des pays imaginaires.

Les créatures qu’on y rencontre n’ont rien de trop extravagant ou terrifiant : un chien, Killiok, installé confortablement dans une petite maison où il prend le thé, son ami, un humain, Vari Tchésou (« magicien rouge », on ne nous en dit pas plus), qui devrait être revenu comme tous les étés et qui n’arrive pas, Véronica, une fille qui habite une grande maison, deux corbeaux qui parlent, des bébés-mousse, Monsieur Hysope, Suzy le cheval blanc, des jumeaux volants, le chat Miroir, le chat Mystère…

Il y a un peu de l’univers d’Alice dans la fantaisie des personnages et des situations, un peu du Vent dans les saules avec ces petites maisons de formes diverses très meublées et ces gouters répétés, une pointe de roman d’aventures avec les préparatifs de l’expédition, les sacs à dos, les pique-nique, les dangers, le suspense… et beaucoup d’Anne Brouillard avec le mélange de familier et d’étrange, l’atmosphère nocturne des images, une ombre générale qui fait que la moindre déchirure de ciel bleu est un éblouissement. On se régale.

L’intrigue se déroule pas à pas et se complexifie progressivement ; on découvre par bribes ce monde, tout d’abord à travers Killiok qui, inquiet de ne pas voir arriver son ami, part demander à Véronica si elle a des nouvelles, puis repart avec Veronica et les corbeaux. De rencontres en rencontres, la petite troupe s’agrandit, va de mystère en mystère… et sauve les bébés-mousse. Mais on sait qu’un danger demeure…

Les Sorcières du beffroi

Les Sorcières du beffroi
1. P’tit-Boudin et Grande-Greluche
Kate Saunders
Nathan (1999- 2014)

Sorcellerie, espièglerie et fantaisie

Par Michel Driol

P’tit-Boudin et Grande-Greluche, deux sorcières de 150 ans, sont chassées de l’Ile aux sorcières par la terrible reine M’ame Cadabra. Les voilà qui trouvent refuge dans le beffroi d’un village anglais, dans lequel le pasteur et son vicaire sont tyrannisés par Violette Sac-à-Crasses. Comme on s’en doute, les sorcières vont sympathiser avec les victimes et troubler joyeusement le paisible village anglais…

Sur un scénario assez courant – sorcières pour rire faisant irruption dans le quotidien banal – Kate Saunders signe un roman plein d’humour, dans la lignée de Roald Dahl, illustré par Tony Ross – c’est tout dire ! Personnages caricaturaux, modèles de cruauté, utilisation malencontreuse de sortilèges mal maitrisés, voilà les ingrédients de ce roman qui dépeint un univers de fantaisie et de légèreté que la littérature pour la jeunesse oublie parfois.

Ne boudons pas notre plaisir !