Collection « Les classiques Flammarion »

Collection « Les classiques Flammarion »
Flammarion, 2025

Les Quatre Filles du Docteur March
Louisa May Alcott
Traduit (USA) par Maud Godoc
Le vent dans les saules
Kenneth Grahame
Traduit (anglais) par Jacques Parsons

« Bibliothèque idéale », vraiment ?

Par Anne-Marie Mercier

Après les deux premiers tomes de La Petite Maison dans la prairie, les éditions Flammarion poursuivent leur entreprise : une édition « collector d’œuvres intemporelles, avec une couverture rigide, des illustrations originales (par Amélie Dubois et Cécile Metzger) et un texte aéré, destinées à un jeune public à partir de 8 ou 10 ans ».
Voilà deux vrais « classiques » de la littérature de jeunesse à présent : on ne présentera pas ces titres si célèbres. Les couvertures sont belles, d’une joliesse un peu enfantine, mais il n’y a pas d’illustrations intérieures, ce qui ne gêne en rien la lecture du livre de L. M. Alcott mais est un peu dommage pour le livre de K. Grahame. La mise en page est un peu aérée et la typographie bien choisie pour sa lisibilité, mais le papier est un peu tristounet, vieilli avant l’âge : ce sont des classiques n’est-ce pas?
Ce sont certes des classiques, mais des classiques de quoi, pour qui ? Le prochain volume sera le roman de Jane Austen, Northanger Abbey. Ce ne sont donc pas des classiques de littérature de jeunesse (personnellement, je ne recommanderais pas ce livre avant l’âge de 14-15 ans, et sans doute plus pour être capable d’en savourer l’humour et les passages pastichant des romans « gothiques », en vogue dans la jeunesse de l’auteur). Le livre d’Austen n’est nullement une œuvre « intemporelle », pas plus que l’œuvre d’Alcott qui gagne beaucoup à être mise en contexte. Enfin, les textes choisis sont tous des traductions de l’anglais… pourquoi ? N’y a-t-il pas de classiques dans d’autres langues?
En somme c’est un peu décevant et la jolie couverture cartonnée ne suffit pas à justifier l’entreprise, qui apparait pour toutes ces raisons purement commerciale.

Katy Carr

Katy Carr
Susan Coolidge
Traduit (anglais, USA) par Jacques Martine, ill. Myrtille Vardelle
Novel, 2025

Une fille contre-modèle, modèle pour  filles ?

Par Anne-Marie Mercier

Le titre original de ce roman, publié en 1872, par Sarah Chauncey Woolsey (Coolidge est son nom de plume) est « What Katy did ». Sous ce titre, c’est une référence connue dans le monde anglophone : chansons de Pete Doherty pour les groupes des Libertines et Babyshambles, titre de deux épisodes de la série Lost, allusions dans un film de J. Jarmusch, etc. En somme, c’est un personnage extrêmement populaire, mais un roman inédit en France jusqu’à cette édition. On peut encore une fois remercier les éditions Novel de nous faire découvrir et savourer de belles œuvres qui ont marqué l’histoire de la littérature pour la jeunesse, après celles de Lucy Maud Montgomery (Anne de Green Gables, Canada) et d’Edith Nesbit (Angleterre).
La raison en est à chercher sans doute dans le caractère hybride du personnage principal: au début du roman, Katy est une fillette de douze ans pleine d’énergie et prête à toutes les bêtises, bravant en compagnie de ses cinq frères et sœurs l’autorité de leur pauvre tante Izzie qui s’occupe d’eux depuis la mort de leur mère. Incapable de rester en place, toujours ébouriffée, ruinant ses vêtements, elle est un parfait diablotin. Elle a aussi des ambitions littéraires, elle écrit des histoires, et y embarque les autres enfants. Cette première partie est une succession de chapitres faisant alterner moments parfaits (invention de jeux, pique-nique, cabanes…) et catastrophes qui mettent en émoi la famille, le voisinage, l’école… Katie a de drôles d’idées et sait entrainer les autres dans ses délires.
Elle nourrit aussi de grands espoirs pour sa vie d’adulte, et rêve d’accomplir de grandes choses. Elle rêve aussi d’être un jour aussi parfaite que sa cousine Helen, une jeune fille belle, élégante, douce, joyeuse, qui a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un accident. Or, un autre accident, causé par une désobéissance et une imprudence, coupe les ailes de Katy : elle reste paralysée des membres inférieurs et doit garder le lit, avant de pouvoir utiliser bien plus tard une chaise roulante. Pendant quatre années, sa patience est mise à l’épreuve et elle prend alors modèle sur sa cousine et elle arrive peu à peu à suivre ses conseils pour pouvoir agir quand même, aider ses frères et sœurs et espérer faire quelque chose de sa vie.
Les bêtises de la première Katie sont spectaculaires et dangereuses, jusqu’à l’accident qui en clôt la série. Celles de la Sophie de la comtesse de Ségur (certes plus jeune) sont minuscules à côté. Katy offre ainsi un pendant féminin à la longue série de garnements romanesques initiée auparavant par Les Aventures de Jean-Paul Choppart de Louis Desnoyers. La suite, édifiante, est bien sûr moins distrayante, mais elle offre un ancrage sérieux et montre différentes façons de réagir à une pareille épreuve : révolte, dépression, premiers essais pour s’adapter, échecs, puis, pas à pas, installation dans une vie limitée qui est une vie malgré tout et reprise de projets d’avenir, avant même le happy end de la guérison.
C’est un personnage très attachant que cette Katy, de même que toute sa fratrie, pleine de fantaisie et d’énergie (le « journal intime du gourmand de la bande, Dorry, 6 ans, est charmant, et les poèmes et les spectacles créés par Katy et sa fratrie ou ses amies sont… un poème). Les personnages secondaires comme celui du père, médecin, attendri par l’inventivité de ses rejetons mais sachant rappeler les grands principes, de la tante Izzie, débordée et un peu ridicule parfois mais dont la mort offre de belles pages, des voisines, des amies… donnent aux courts chapitres, bien rythmés, de la variété et beaucoup d’humanité.
Bien sûr, tout cela est daté mais voir un personnage féminin traité de la sorte en littérature de jeunesse est réjouissant. La vie de son auteure, femme éduquée et indépendante explique sans doute ceci. Le succès de ce roman montre que les jeunes américaines ont bénéficié très tôt d’exemples de fillettes puissantes, avec les modèles comme Katy ou Jo March (Les Quatre filles du Dr March), dans des romans où ce sont les mères et non les pères qui sont absents.

 

 

https://shs.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2002-4-page-431?lang=fr

Un bout du monde

Un bout du monde
Célia Garino
Sarbacane, 2024

L’éduc-spé, sauveur de notre temps

Par Anne-Marie Mercier

Célia Garino, auteure des Enfants des feuillantines (2020), nous emmène à nouveau dans une maison. Comme dans la précédente, une femme métis y règne sur beaucoup d’enfants plus ou moins orphelins, et sur quelques animaux. Cette fois, les enfants sont moins nombreux, mais le poids qu’ils portent est aussi lourd : il y a Kelvin, le narrateur, enfant martyrisé qui, s’il use d’un langage châtié quand il raconte, utilise un langage constamment agressif, ordurier et obscène dans les dialogues. Il y a Lola, jeune mère de seize ans, Yacine, autiste terrorisé par tout, Alicia, petite fille  trisomique heureuse (ici, petit cliché) et Jézebel, mutique, qui vit dans une chambre transformée en poubelle, et puis il y a Sonja, éducatrice qui dirige souplement cette maison d’accueil pour enfants placés dont personne ne veut plus nulle part : « au bout du monde », c’est non seulement une maison loin de tout, c’est aussi le bout du chemin du décrochage, la dernière chance. On découvre peu à peu l’entourage : Florian, l’agriculteur père d’une fille handicapée, les habitants de la ville voisine qui achètent ses légumes, des acteurs de la protection de l’enfance, des tortionnaires d’enfants…
Kelvin, est issu d’un couple catastrophique : alcooliques, drogués, et surtout cruels, ses père et mère le maltraitent, tant physiquement que psychologiquement. Lorsque son père assassine son lapin, il porte plainte auprès de la police qui réagit, ce que ses enseignants n’avaient pas fait (on a du mal à y croire aujourd’hui, mais ce sont peut-être des souvenirs d’un autre âge). En foyer, il devient une terreur, maltraitant à son tour enfants et adultes, dangereux pour tous. Arrivé dans la petite maison de Sonja, après un moment de révolte mauvaise, il finit par observer ce qui se trouve autour de lui. Il y a des enfants, cassés comme lui, mais pas de la même manière. C’est d’abord la curiosité qui le pousse à essayer de découvrir qui sont ces êtres qui partagent avec lui un toit et l’affection de Sonja.
L’autrice trace d’elle un très beau portrait, emblématique de bien des personnes qui font le métier d’éducateur spécialisé, héros trop méconnus de nos sociétés qui fabriquent quantité d’enfants perdus. Ses tenues bohèmes et colorées, ses recettes de cuisine végétarienne, ses silences, ses rires et ses chagrins, et surtout ses secrets que l’on découvre peu à peu, en font un pivot du roman.
On voit avec plaisir (et un peu de perplexité) Kelvin se détendre, se calmer, devenir à nouveau capable de ressentir des émotions, de dompter la « bête » qui sommeille en lui. Il franchit peu-à-peu les étapes qui le ramènent à la vie sociale après un certain nombre d’à-coups plus ou moins violents. L’histoire de Kelvin est pleine d’optimisme et entretient l’espoir : espoir que l’hérédité ne soit pas une fatalité, qu’on ait droit à l’erreur, qu’on puisse être compris et aidé, même par des policiers ou des vieilles dames et enfin qu’on puisse être épaulé par des enfants a priori plus lourdement handicapés que soi.
Il y a un peu de Nils Holgersson dans cet enfant méchant converti par la faiblesse, mais la comparaison s’arrête là : à part un voyage à Rouen pour voir la mer, le trajet de métamorphose de Kelvin s’accomplit sur place, et sans oies (mais avec une chèvre). En un style nerveux, nourri de dialogues crus et rapides, ce roman a un tonus particulier.

Les Enfants des Feuillantines

 

Nina perd le nord

Nina perd le nord
Céline Gourjault

Seuil jeunesse, 2025

Un voyage inattendu

Par Pauline Barge

Nina a quatorze ans et elle se demande souvent qui est l’adulte chez elle. Entre l’état préoccupant de sa maison et la vie désorganisée de Loïc, son père veuf, Nina a du mal à penser à elle-même et rêve d’être une adolescente insouciante. Tout va changer pour les Faubert lorsqu’un courrier arrive dans leur boîte aux lettres. Une lointaine parente, une certaine tante Suzanne, est décédée et leur lègue tout son héritage. Cependant, il y a une condition : ils doivent aller disperser ses cendres en Suède, et plus précisément dans les mines de Falun. Les Faubert s’embarquent donc dans un périple inattendu !

Ce roman arrive à traiter des sujets lourds, tels que le deuil, la famille ou la confiance en soi, avec légèreté. Il y a surtout beaucoup d’humour, ce qui rend le texte d’autant plus vivant et agréable à lire. Les sujets douloureux deviennent plus accessibles, mais le livre reste tout aussi touchant. On découvre de petits bouts de vies de cette tante Suzanne, à travers de très belles lettres lues en famille. Les histoires d’adolescence que l’on suit à travers Nina, comme ses amours, ses amitiés ou sa jalousie, sont aussi très bien abordées, sans prendre trop de place dans l’intrigue. Le cœur du roman reste avant tout la complexité des relations familiales, notamment celle de Nina et de Loïc, qui est pleine de non-dits et de difficultés. Elles sont évoquées avec réalisme et justesse, la parole se libérant petit à petit au fil du récit. L’évolution des personnages est aussi bien amenée : chacun sort grandi de ce voyage en Suède. Loïc prend conscience qu’il doit changer son mode de vie, tandis que Nina prend confiance en elle. Ce voyage permet au père et à la fille de se rapprocher et de se comprendre mutuellement sous un nouvel angle.
Céline Gourjault a une écriture fluide et toujours pleine d’humour. En revanche, le roman est assez court. On aurait aimé quelques pages de plus, pour découvrir le paysage de la Suède plus en profondeur, ou tout simplement pour passer davantage de temps avec les personnages. Cela n’entache en rien la chaleur du livre, ni sa douceur ! Un bien joli roman initiatique, à conseiller aux adolescents en quête d’eux-mêmes.

voir aussi sur Radio France.

Quand s’envolent les cigognes

Quand s’envolent les cigognes
Sarah Taloté
Casterman 2025

Chronique d’un été lituanien

Par Michel Driol

Upé et Gelynas se connaissent depuis l’enfance. Ils ont grandi dans le même petit village. Lui est atteint de troubles schizophrènes, envisage de changer d’identité. Elle a passé une année à l’université à Vilnius, mais ne souhaite pas y retourner. Et, comme à la fin de chaque été, les cigognes s’envolent…

Voilà un premier roman qui parvient à rendre bien compte de la douceur de l’été dans les campagnes lituaniennes, à travers des descriptions de l’atmosphère, des paysages, des lacs, et de l’envol attendu des cigognes.  L’autrice y oppose deux modes de vie, celui de la campagne et celui de la ville, de la vie estudiantine à Vilnius. Elle parvient ainsi à entrecroiser différents thèmes, les uns sur un mode majeur, les autres sur un mode mineur. D’abord la relation très singulière entre Upé et Gelynas, avec le portrait très attachant de ces deux personnages inséparables, et si différents. Relation de longue date, dont on se demande si elle va se transformer en un amour naissant tout au long du récit. Ensuite la relation entre la jeune campagnarde et les autres étudiants, nés à Vilnius, imbus de leur supériorité, et qui cherchent à la modeler à leur image. Se détache en particulier le personnage de Vakaris, qui révèle petit à petit sa toxicité à l’égard d’Upé.  Nombre de lectrices et de lecteurs reconnaitront sans peine ce genre de situation d’emprise exercée par ceux qui se croient tout puissants face à ceux qui viennent d’ailleurs, et n’ont pas les mêmes codes. Se profile aussi l’histoire de la Lituanie, les souvenirs d’un vieil habitant du village quant aux poèmes plus ou moins clandestins de l’époque soviétique. Symboliquement enfin, ces cigognes qui s’envolent, ce sont aussi les deux héros qui vont quitter la douceur de l’enfance pour entrer dans un autre âge, celui où on décide de sa vie et de son avenir. Tous ces thèmes s’entremêlent dans une structure complexe. La ligne de base, c’est le récit de la fin de l’été.  Mais cette ligne de récit est entrecoupée de retours en arrière, qui permettent d’évoquer la vie d’Upé à Vilnius, et conduisent progressivement le lecteur à comprendre pourquoi elle ne veut pas retourner à l’Université.

Avec ce titre comme un clin d’œil au film de Mikhaïl Kalatozov, dans un décor splendide, fait de forêts et de grands lacs, un roman sensible qui évoque la vie d’une communauté villageoise autour d’un bar, et la relation complexe entre deux jeunes gens à l’âge des premiers amours.

 

La Guerre de Jeanne

La Guerre de Jeanne
Kochka
Flammarion jeunesse 2025

Proses pour se souvenir

Par Michel Driol

Elève de troisième, Jeanne est bouleversée par la seconde guerre mondiale au point qu’elle préfère faire des recherches sur la guerre, les camps, la Résistance, plutôt que d’aller au collège. A la fin du roman, toute la classe se rend sur les plages du débarquement, pour un hommage plein d’émotion et de vie aux soldats qui y sont morts.

On est d’abord séduit, dans ce roman, par l’écriture de Kochka, une écriture toute en finesse et pleine de force dans les images qu’elle parvient à imposer au lecteur, tel cet incipit :

Elle ne tomba pas tout de suite comme une bombe, la guerre dans la vie de Jeanne.

Un incipit qui, dans la déstructuration de la phrase, annonce le bouleversement  que la découverte de la guerre, de ses horreurs, sera pour Jeanne. Et c’est bien la force de ce roman de moins raconter la guerre – d’autres l’ont fait – que de dire les émotions, des questionnements, les sentiments éprouvés par sa jeune héroïne tout au long de ses découvertes et de ses rencontres. Jeanne est une belle héroïne de roman jeunesse, adolescente sérieuse, engagée dans ses études, dans ses recherches, elle vit les choses en profondeur de tout son être. Elle affronte de face ses découvertes, ce qu’est l’horreur de la guerre, avec une profonde humanité. Elle s’indigne, se révolte, ne reste pas indifférente. Et, au lieu d’une copie sur la seconde guerre mondiale, elle rend un essai bouleversant retraçant la façon dont elle ressent cette époque, en mettant en évidence certains des héros, mais terminant par un vibrant plaidoyer pour la fraternité.

De fait, Kochka entremêle plusieurs thèmes ou fils narratifs. D’abord, il y a l’entourage de Jeanne, son amitié d’enfance pour Sidoine, qu’une otite a privé de l’audition. Amitié enfantine, qui a crû tout au long de l’adolescence, exemple vivant de fraternité. Ensuite il y a le personnage étonnant de Simon, jeune stagiaire à la médiathèque, descendant de résistant, mais surtout esprit libre, non conformiste, porteur de la sagesse de sa grand-mère. Ce qui conduit au deuxième thème, la transmission. Transmission familiale, transmission entre les derniers survivants et la jeune génération. Mais le roman va plus loin que le rappel d’un nécessaire devoir de mémoire. La question qu’il pose est celle du rapport entre le passé et le présent, mais aussi celle des leçons que l’histoire peut donner.  Parmi les leçons que Jeanne apprend, il y  a celle du pardon. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre, comprendre l’engrenage des faits, mais aussi connaitre ses propres valeurs. Que répondre à la question qu’elle pose à ses parents, quand elle leur demande s’ils auraient caché des juifs ? Jeanne grandit, comprend la complexité du monde, s’interroge sur les responsabilités individuelles et collectives, mais comprend surtout les valeurs qui permettent de résister face à la barbarie, et principalement celle de la fraternité, maitre mot de l’ouvrage.

Au-delà d’un récit de la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage accompagne Jeanne dans une réflexion philosophique sur le Mal, sur ce qui peut conduire l’humanité à s’engouffrer dans cette voie-là, et les façons d’y résister, c’est-à-dire de faire humanité. Thèmes exigeants, mais lecture facilitée par la brièveté des chapitres, par le découpage rigoureux et chronologique en 7 parties, par l’usage des dialogues, vivants, touchant aux questions de fond, jamais superficiels, et par un point de vue omniscient qui aide à décrypter les attitudes, les pensées de chacun dans une réelle polyphonie., où se mêlent les voix et les propos de Jeanne, de son entourage, des descendants d’un Résistant., autant de voix qui invitent à ne pas oublier, mais aussi à vivre pleinement le présent sans occulter le passé.

A l’heure où tremblent les valeurs qu’on croyait les plus assurées, à l’heure où les derniers survivants disparaissent, un roman salutaire et profondément humain, humaniste, pour illustrer la façon dont la jeunesse d’aujourd’hui peut s’emparer de cette histoire dans ce qu’elle a de plus tragique afin d’apprendre d’abord à écouter sans juger, à se défier des phrases fausses, à semer partout des grains de fraternité.

Le Silence est à nous

Le Silence est à nous
Coline Pierré

Flammarion Jeunesse, 2025

Le poids des silences

Par Pauline Barge

Leo est une lycéenne discrète et sans histoire, qui aime passer du temps avec sa meilleure amie, Aïssa. Un jour, à la sortie d’un contrôle de mathématiques, sa vie est bouleversée. Elle assiste, impuissante, à une agression sexuelle. Leo reste sans voix, incapable de faire quoi que ce soit pour s’interposer. La culpabilité la ronge, et elle se décide à écrire à Maryam pour lui avouer ce qu’elle a vu et son silence. C’est la naissance d’une amitié et surtout, la naissance d’une révolte. Au lycée, les règles patriarcales règnent et les coupables ne sont pas punis. Alors Leo, Aïssa et Maryam lancent une grève de la parole. Si leur voix n’est pas écoutée, est-ce que leur silence sera plus fort ?
Coline Pierré nous livre un roman en vers libres, ce qui donne au texte un rythme fluide. Tout est court et fragmenté, permettant une immersion totale dans l’histoire où les émotions sont d’autant plus ressenties. Le vocabulaire, simple et accessible, s’adresse directement aux adolescents. La mise en page propose aussi des échanges par messages, ce qui rend d’autant plus vivant ce texte et les adolescentes qui prennent vie dans ses mots.
C’est un roman engagé qui met en avant des thèmes sensibles et actuels, évoqués tout en poésie. Dès le début, nous sommes happés par la question de l’environnement et du réchauffement climatique, qui révolte Leo. Cela fait également un pont avec les questions de sexisme très présentes à l’école sur la réglementation des tenues : « on couvrira nos nombrils quand il ne fera plus trente degrés en avril », sexisme et environnement s’entrecroisent. Si le roman parvient à tisser un lien entre des luttes souvent traitées séparément, c’est tout de même la liberté des femmes qui est au cœur de ce roman. C’est un livre qui met en avant la sororité et qui montre à quel point la lutte pour le droit des femmes est importante. Enfin, c’est un livre sur le silence. Il nous dit les non-dits à ne pas garder pour soi, les non-dits qu’il faut énoncer de vive voix pour que tout change, mais il explique aussi que certains silences sont inévitables et utiles. C’est un roman nécessaire, à la fois poétique et politique, qui offre aux adolescentes d’aujourd’hui un espace de réflexion sur l’importance de ces luttes féministes.

Mots clefs : adolescence, amitié, poésie, féminisme, liberté

Catégorie : LJ : roman réaliste / LJ : poésie

Les vrais filles et les vraies garçons

Les vrais filles et les vraies garçons
Audren
Editions Thierry Magnier 2025

Y’a pas d’raison

Par Michel Driol

Nouvelle élève dans une classe de CM2, Aretha découvre à la fois une maitresse proche de la retraite et une classe de CM2 dans laquelle filles et garçons forment deux clans bien séparés. D’un côté les Pipelettes, de l’autre les Machos, à la tête duquel il y a Merlin, le pire de tous, délégué de classe comme elle. Pourquoi est-ce ainsi ? Filles et garçons sont–ils si différents ? Comment réconcilier tout le monde, et découvrir alors dans la maitresse une ancienne du MLF… et fonder le club des MAJ, pour Mise à Jour…

Le clin d’œil orthographique du titre l’annonce bien : il sera question d’identité, de stéréotype et de genre… avec humour, quitte à transgresser les règles.  C’est un roman qui joue de l’alternance des points de vue, celui d’Aretha, celui de Merlin. Certes, celui de Merlin a un côté plus stéréotypé, plus caricatural que celui d’Aretha. Mais on comprendra à la fin quelles blessures lui font tenir ces propos et ces discours. Quant à Aretha, Miss Licorne en raison de l’animal qui décore son sac à dos, elle s’avère  beaucoup plus en quête de compréhension de ce qui sépare et pourrait réunir filles et garçons.  Le challenge de ce roman est de ménager des rebondissements sur un fil narratif qui, a priori, ne s’y prête guère. C’est là qu’interviennent les personnages secondaires, Mme Lancien, la maitresse, et surtout Fergus l’écossais, qui vont, petit à petit, entrainer les garçons dans le camp des filles, faisant perdre à Merlin son pouvoir. Mais c’est aussi un roman où l’on explique, où l’on réfléchit au partage des tâches en famille, au choix des vêtements, à la façon d’échapper aux déterminismes, au sens de la liberté, sans que cela ne prenne un côté didactique ou abstrait. Les situations et les réflexions sont bien incarnées, dans le désir de convaincre l’autre (le lecteur et la lectrice, aussi, par conséquent) et de progresser ensemble vers cette mise à jour des comportements souhaités par l’autrice.

S’il y a beaucoup de sérieux, dans la façon en particulier de prendre les enfants comme des êtres capables de réfléchir, de monter ensemble des projets, si l’autrice connait bien la réalité (voir, par exemple, comment des parents d’élèves s’insurgent contre ce qu’ils estiment être de l’endoctrinement de la part de la maitresse), il y a aussi beaucoup d’humour, en particulier dans la façon dont cette dernière sanctionne, par un tampon FF (faute de français) les propos non normés de ses élèves !

Un roman engagé, engageant ses lecteurs dans la voie d’une réflexion sur les stéréotypes de genre, pour changer petit à petit comportements et mentalités, que les Editions Thierry Magnier ont eu la bonne idée de republier.

Le Musée des Générosités

Le Musée des Générosités
Laurence Gillot – Emma Morison
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Le gilet rouge

Par Michel Driol

Passant devant Idriss, un jeune garçon peu vêtu qui mendie avec sa mère et un bébé, Suzie lui donne son gilet car on vient de lui cacheter un pull neuf.  Quelques temps après, elle revoit les trois personnages, et se débrouille pour leur donner tout le contenu de sa tirelire.  Dix ans plus tard, le gilet rouge sera exposé au Musée des Générosités, et Idriss et Suzie se retrouvent.

Ce résumé rend compte de l’histoire vue par Suzie, alors que le texte, de façon polyphonique, fait alterner les points de vue des deux personnages. C’est ainsi que l’on apprend qu’Idriss est afghan, et qu’avec sa mère – professeur de français –  et sa petite sœur, ils se sont exilés après la mort de son père.

Cette histoire d’une rencontre, d’un mouvement de générosité vers l’autre entre deux êtres qui auraient pu ne jamais se voir montre l’importance des petits gestes, des petites actions à la portée de toutes et tous. S’y mêlent à la fois un côté très réaliste – dans le récit des vies, dans l’histoire d’Idriss, dans la peinture que fait Suzie de son milieu privilégié – et un aspect de conte de fée, de conte merveilleux, d’abord avec cet improbable Musée des Générosités, belle invention de l’autrice, musée dont on aimerait bien qu’il voie le jour pour garder trace de toutes les formes de solidarité, et ensuite dans le destin d’Idriss, devenu poète et chanteur, entre rap et slam, commençant à être connu.  C’est par un de ses textes qu’il rend hommage à la bonté de Suzie, dont il a découvert le prénom sur le gilet qu’elle lui a donné. Le poème d’Idriss et le texte de Laurence Gillot font voix dans la voix pour magnifier la force de ce lien ténu, devenu inoubliable.

Les lieux ont toute leur importance dans ce récit, en particulier deux musées, l’un d’art, que fréquente Suzie, avec notamment une statue symbolique de femme oiseau gigantesque, et le musée de la Générosité. Des musées, comme autant de lieux pour conserver des œuvres différentes, pour célébrer le beau sous toutes ses formes. L’art a toute sa place dans la vie des personnages : c’est la petite statue du chat oublié dans le gilet rouge qui devient objet transitionnel pour Idriss, c’est la musique pour Idriss, le dessin pour Suzie. Et, par le dessin ou la musique, les deux tentent de garder trace et de dire leur vécu, et cette rencontre marquante, bien que muette.

Très colorées, les illustrations d’Emma Morison font alterner, dans le cahier central, le regard sur les deux personnages, donnant à voir ce que fut la vie de famille heureuse d’Idriss en Afghanistan en contraste avec ce qu’elle est aujourd’hui, et tissent un motif floral lumineux– amplifiant  la décoration du gilet évoquée dans le texte, comme lien entre le don du gilet et le musée, entre les personnages, symbole d’une générosité qui prospère et tisse des liens.

Un récit optimiste à deux voix sobre et pudique qui évoque la solidarité, mais aussi la gratitude, l’accueil des migrants et le rôle de l’art dans nos vies…

Les Enfants du chemin de fer

Les Enfants du chemin de fer
Edith Nesbit,

Traduit (anglais) par Amélie Sarn
Novel, 2024

Un classique anglais chaleureux

Par Pauline Barge

L’année 2024 marquait le centenaire de la disparition d’Edith Nesbit, l’occasion de (re)découvrir cette autrice. Son chef-d’œuvre majeur, Les enfants du chemin de fer, est traduit pour la première fois en français.
Roberta, Peter et Phyllis vivent confortablement avec leurs parents à Londres. Lorsque leur père disparaît mystérieusement, ils partent vivre à la campagne, dans un modeste cottage. Leur mère met tout en œuvre pour que la famille ne manque de rien, et réussit tant bien que mal à gagner quelques sous en publiant des histoires. Comme elle s’enferme souvent pour écrire, la fratrie, livrée à elle-même dans cette campagne isolée, se prend de passion pour le chemin de fer et sa gare. Ils y rencontrent divers employés et passagers, avec qui ils se lient d’amitié. Si l’absence du père est le fil rouge du récit, c’est avant tout le quotidien du trio et leurs péripéties qui occupent une place centrale. Il est impossible de s’ennuyer : les enfants nous amusent, et l’intrigue autour de la disparition du père maintient le suspense.
C’est un roman vivant et fluide, dans lequel on s’immerge facilement. Les enfants nous entraînent dans leurs découvertes et aventures. Ils sont attachants, avec des personnalités bien différentes. Roberta, l’aînée, est plutôt raisonnable et sage, tandis que son cadet Peter est têtu et la jeune Phyllis très maladroite. Si leurs disputes sont récurrentes, ils restent soudés, empreints d’une innocence enfantine et d’une profonde gentillesse, que ce soit entre eux ou envers leurs amis et les inconnus qu’ils rencontrent. C’est une lecture très chaleureuse, qui propose de jolies leçons de vie et qui transmet des valeurs intemporelles.