Un Démon parmi nous

Un Démon parmi nous
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (médium), 2025

Faux frère et vrai jumeau

Par Anne-Marie Mercier

Il y a du nouveau dans l’œuvre de Lavachery : un roman plus court que d’ordinaire, ancré dans l’histoire et dans le réalisme, loin donc des emprunts aux sagas nordiques et parcours de fantasy dans lesquels il a excellé (voir les aventures de Bjorn, Ramulf, ou les histoires de gentils Trolls). Même si le cadre, le royaume de Silvénie, est imaginaire, les événements s’inscrivent dans l’histoire européenne, et cela d’autant plus que chaque partie a pour titre les dates de la période dans laquelle elle s’inscrit. Du côté de la noirceur, on peut aussi évoquer un roman précédent, Henri dans l’île, dans un genre bien différent, celui de la robinsonnade.

L’action se déroule entre 1923 et 1937, avec un épilogue daté de 1982. La famille Mann, d’origine juive et convertie au catholicisme, adopte deux jumeaux orphelins que l’oncle et le père de Félice ont recueillis après un accident dans une mine. Felix et Oswald ont douze ans, et peu d’éducation. Ils en reçoivent une dans la famille, et des soins attentionnés. Ils sont après un temps adoptés et sont censés être comme des frères pour Felice. Mais ces frères ont deux faces : si Félix est parfait, Oswald, malgré son visage d’ange, s’avère être un démon, un mythomane et un traitre.
Tout est vu à travers le point de vue de la petite fille, puis de la jeune fille : ses hésitations, ses interrogations quant à Oswald, jusqu’au moment où il dénonce la famille dans un contexte d’antisémitisme grandissant. On voit la révolte de Felice, parfois tentée par la compassion. Mais on voit aussi ses amours, ses débuts difficiles dans une carrière d’artiste qui refuse l’académisme à la mode, sa rencontre avec les milieux de l’art, son départ vers les États-Unis….
Le mystère lié à un membre d’une famille qui soudain renie tout son passé, ou plutôt le relit à l’aune d’un sentiment d’injustice (feint ou non, on ne sait) est finement présenté, sans trop de pathos, mais avec ce qu’il faut de consternation mêlée de sentiments divers chez les uns et les autres (la mère critique, le père effondré, l’oncle furieux, le jumeau déchiré… et enfin Felice, moins surprise que les autres).
C’est aussi en résumé le portrait de toute une époque et à travers cette famille Mann (peu à voir avec celle de l’écrivain, à part les tourments du moment) : espoirs, progrès, efforts, échecs et réussites, tout cela ruiné par les crimes des nazis qui, envahissant la Silvénie, font se rejoindre la fiction et l’Histoire.

 

 

 

 

 

Tor et le troll

Ce que retient le sable

Ce que retient le sable
Virginy L. Sam
Seuil 2025

L’internat émancipateur

Par Michel Driol

Coco, de son vrai nom Corinne, ne s’aime pas, à cause de ses dents de devant, de son prénom ringard, de son père trop rustre… Elle ne sait pas dire non, et cherche à se faire la plus discrète possible. Son année de terminale, elle va la passer dans un internat à cause d’une option rare, et souhaite s’y faire oublier de tous. C’est compter sans la fille avec qui elle partage une chambre, Jazz, aussi extravertie qu’elle est introvertie, aussi colorée qu’elle se veut terne. Et quand les deux filles passent les dimanches après-midi à chercher des trésors sous le sable de la plage à l’aide d’un détecteur de métaux, et que Coco trouve une bague, elle n’a de cesse de retrouver sa propriétaire pour la lui remettre.

Voilà un roman touchant et poignant, d’abord en raison de son héroïne, maltraitée par la vie, par le départ de sa mère, par son père rustre et alcoolique, une jeune fille humiliée par les autres, qui la harcèlent à cause de son problème de dents et de son renfermement sur elle-même. On ne peut que ressentir de l’empathie pour ce personnage fragile et touchant, victime des autres, et comprendre que son renfermement sur elle-même, sa volonté d’être aussi insignifiante que possible est sa forme de défense. La force du roman est de confronter deux adolescentes aussi différentes que possibles, de montrer en Jazz quelqu’un de sincère, sans préjugés, sans volonté de blesser. Il y a un beau traitement narratif de ce personnage de jeune fille solaire.

A partir du moment où les deux filles trouvent la bague gravée sous le sable, le roman change de dimension, et se fait enquête sur le passé. Coco rêve, imagine, à plusieurs reprises, ce qu’a pu être la vie d’Alma-Lys et d’Antoine, leur rencontre, les conditions dans lesquelles ils ont perdu la bague. C’est l’occasion pour Coco de sortir d’elle-même, de s’intéresser à d’autres, de faire aussi de nouvelles rencontres, de prendre des initiatives, et de trouver, en Alma-Lys, son double dans le passé.

Ce roman initiatique, d’apprentissage est porté par une étonnante écriture en vers libres, une écriture dont le rythme colle aux sentiments et émotions des personnages, permet d’isoler des groupes de mots, de les mettre en évidence, de leur donner du poids. Cette écriture joue aussi sur la mise en page, s’approchant parfois du calligramme, jouant sur l’opposition entre le côté gauche et le côté droit de la page, jamais de façon gratuite, mais toujours pour renforcer des effets de sens. Ajoutons à cela, dans l’écriture, l’utilisation de SMS échangés, de messages sur les réseaux sociaux, ou encore de sortes de titres de chapitres, verbes à l’impératif imprimés sur une double page dans une typographie géante, et on aura une idée de la variété des procédés artistiques utilisés pour rendre sensible ce personnage de Coco et la force qu’il lui aura fallu pour résister et enfin vivre et sourire, comme les autres.

Un roman construit autour d’une héroïne émouvante, qui donne à comprendre de l’intérieur le comportement de nombreuses adolescentes harcelées qui cherchent avant tout la discrétion, et qui montre une belle approche de l’émancipation du milieu familial, des pesanteurs sociales et culturelles aliénantes. Ce que cache le sable, c’est aussi bien la bague trouvée que, métaphoriquement, la richesse intérieure de Coco qui ne demande qu’à être révélée.

Grand palace hôtel – Le club des agiles étrilles

Grand palace hôtel – Le club des agiles étrilles
Sandrine Bonini & Amélie Graux
LIttle Urban 2025

Vacances à sauver

Par Michel Driol

Romy et Jaouen, 11 ans tous les deux, sont deux des huit enfants à demeurer toute l’année sur l’Ile aux Crabes. Leur rêve : explorer un vaisseau englouti depuis quelques siècles. Mais les parents de Romy, concierges dans un palace un peu décati, les engagent pour leur donner un coup de main. Quels plans élaborer pour sauver les vacances, entre les corvées, les deux enfants du  propriétaire de l’hôtel – leurs ennemis jurés – un groupe de touristes fortunés, une influenceuse qui ne parle qu’anglais, et un critique gastronomique revêche ?

Grand Palace Hôtel fait partie de ces page-turners inventifs et pleins d’imagination,  d’abord grâce à ses deux héros, dont la narratrice, espiègle, enjouée, pleine de ressources… Une vraie héroïne féminine de notre temps ! Les personnages secondaires sont bien caractérisés et tout aussi farfelus. La famille de Romy d’abord : une grand-mère d’origine russe qui tire les cartes, une mère qui recycle de vieux bipers pour être plus efficace et sauver la conciergerie menacée, un frère aux lectures bien savantes… Ajoutons à cela le snobisme outrancier du propriétaire et de ses deux enfants, qui ont reçu la meilleure éducation, et ne rêvent que de se débarrasser de Jaouen et Romy qui, pour eux, font tache… Et n’oublions pas les caricatures plus qu’amusantes du critique gastronomique et de l’influenceuse… et tellement bien vues !

S’enchainent alors les situations  toutes plus délirantes et cocasses les uns que les autres, à un rythme endiablé. Se succèdent les plans élaborés les plus fous et sans cesse en train d’évoluer pour tenter de sauver ce qui peut l’être, découvrir les secrets inavoués, et ne pas hésiter à intervenir, par tous les moyens possibles, sur le cours des évènements, dans une joyeuse ambiance débridée. D’un côté on a la spontanéité des deux héros, leur enthousiasme, leur joie de vivre, de l’autre le côté compassé et solennel des enfants du propriétaire, que l’autrice a réussi à caricaturer comme exemples parfaits d’une aristocratie pleine de suffisance, de sentiment de supériorité et de morgue… C’est compter sans l’amour, bien sûr !

Les illustrations d’Amélie Graux, pleines de vie, jouent elles aussi sur l’exagération des postures, des attitudes, allant jusqu’à une certaine caricature drolatique de personnages aux grands yeux ouverts sur le monde.

Un roman amusant, situé dans les coulisses d’un palace breton qu’il fait découvrir à ses lecteurs, un roman d’aventures insulaire, dans un lieu clos où tout le monde se connait, un roman assez déjanté pour entretenir le gout de la lecture chez de jeunes lecteurs et lectrices !

Le Livre de Papy

Le Livre de Papy
Pascal Prévot
Rouergue, 2025

Le bain des histoires

Par Anne-Marie Mercier

Papy est fatigué. Mais il est heureux de voir ses petits enfants à qui il raconte beaucoup d’histoires, celles du temps où les mots avaient des ombres et où les baignoires servaient de portes pour passer d’un endroit à un autre : de la chambre Alexandre Dumas fils à celle de Dumas père dans un grand hôtel ou de l’île de Sainte-Hélène aux Amériques pour permettre l’évasion de Napoléon, entre autres. Les robinets servent de téléphone, et quand on n’est plus dans une baignoire mais dans une baleine (ce qui est à peu près la même chose) on trouve encore un autre moyen… Entre tout cela on aura suivi des agents secrets poursuivis, et assisté à la naissance du narrateur (dans la baignoire de Napoléon justement, miraculeusement conservée après une tentative d’évasion manquée).
Pascal Prévot suit les aventures en baignoire avec une belle constance, cette fois sans son héros Théo (Théo chasseur de baignoires en Laponie (2016), Théo et Elisa à la poursuite de la grande baignoire blanche (2018)… Ces aventures sont contées avec beaucoup de verve et d’allant, malgré le voile de tristesse amené par le mort du papy conteur. Mais, comme l’indique l’épilogue, les livres et les histoires ne meurent jamais…

La Ligue des Passibon

La Prestigieuse Ligue des Passibon
Edith Nesbit
Traduit (anglais) par Amélie Sarn
Novel, 2025

Des idées pour s’occuper pendant les vacances ?

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une nouvelle pépite dénichée par Novel dans l’œuvre d’Edith Nesbit. Publiée en 1901, l’histoire des Wouldbegoods (quel beau titre, dommage que ce soit difficile à traduire) reprend la fratrie des Bastable (voir Les Mésaventures de l’illustre famille Bastable, chroniqué par Michel Driol), cette fois libérée de soucis financiers. Cloitrés à la campagne pour des vacances d’été, chez l’oncle de leur voisin Albert découvert dans le volume précédent, les enfants inventent des bêtises spectaculaires, innocentes quant à l’intention, mais qui génèrent des catastrophes.
Mortifiés d’avoir été punis pour une énième bêtise et obligés de cohabiter avec deux autres enfants, eux très placides, ils décident de créer une ligue qui les aide à devenir sages. Ils inventent des règles, rédigent un procès-verbal de réunion (en vers…). Bref, ils sont pleins de bonne volonté. Mais, pour lutter contre l’ennui de vacances campagnardes, ils inventent toute sorte de jeux, et ça se passe toujours mal. Ils créent des décors composés d’éléments pris dans la maison, le jardin ou la ferme (dont une jungle, un cirque…) et font de grands saccages, du moins du point de vue des adultes. Ils partent aussi plus loin, pour découvrir les sources du Nil par exemple (le Nil étant incarné par la petite rivière qui coule dans les environs), ou pour jouer aux Pèlerins de Canterbury. Il leur arrive de se perdre, d’être attaqués, de frôler la mort ou l’accident grave et de créer de vraies catastrophes (incendie, inondation…) qui mettent en émoi la région.
On ne peut qu’admirer l’inventivité de l’autrice quant aux trouvailles des enfants et à la variété des situations. L’humour, l’innocence (relative pour certains) de ces terreurs, leurs disputes et leurs bonnes intentions, les enchainements rapides d’événements, tout cela est très drôle et les enfants narrateurs ont une distance réjouissante quant à leur style et à celui des autres:

« L’ombre de la fin des vacances s’étendait sur nous. Comme le disait l’oncle d’Albert : « l’école va bientôt fondre sur ses proies. » Dans très peu de temps à présent, nous devrions […] laisser les amusements de l’été faner comme les dernières fleurs du jardin. Bref, pour parler normalement, les vacances étaient bientôt finies. »

 

 

Collection « Les classiques Flammarion »

Collection « Les classiques Flammarion »
Flammarion, 2025

Les Quatre Filles du Docteur March
Louisa May Alcott
Traduit (USA) par Maud Godoc
Le vent dans les saules
Kenneth Grahame
Traduit (anglais) par Jacques Parsons

« Bibliothèque idéale », vraiment ?

Par Anne-Marie Mercier

Après les deux premiers tomes de La Petite Maison dans la prairie, les éditions Flammarion poursuivent leur entreprise : une édition « collector d’œuvres intemporelles, avec une couverture rigide, des illustrations originales (par Amélie Dubois et Cécile Metzger) et un texte aéré, destinées à un jeune public à partir de 8 ou 10 ans ».
Voilà deux vrais « classiques » de la littérature de jeunesse à présent : on ne présentera pas ces titres si célèbres. Les couvertures sont belles, d’une joliesse un peu enfantine. Ill n’y a pas d’illustrations intérieures, ce qui ne gêne en rien la lecture du livre de L. M. Alcott mais est un peu dommage pour le livre de K. Grahame. La mise en page est un peu aérée et la typographie bien choisie pour sa lisibilité, mais le papier est un peu tristounet, vieilli avant l’âge : ce sont des classiques n’est-ce pas?
Ce sont certes des classiques, mais des classiques de quoi, pour qui ? Le prochain volume sera le roman de Jane Austen, Northanger Abbey. Ce ne sont donc pas des classiques de littérature de jeunesse (personnellement, je ne recommanderais pas ce livre avant l’âge de 14-15 ans, et sans doute plus pour être capable d’en savourer l’humour et les passages pastichant des romans « gothiques », en vogue dans la jeunesse de l’auteur). Le livre d’Austen n’est nullement une œuvre « intemporelle », pas plus que l’œuvre d’Alcott qui gagne beaucoup à être mise en contexte. Enfin, les textes choisis sont tous des traductions de l’anglais… pourquoi ? N’y a-t-il pas de classiques dans d’autres langues?
En somme c’est un peu décevant et la jolie couverture cartonnée ne suffit pas à justifier l’entreprise, qui apparait pour toutes ces raisons purement commerciale.

Katy Carr

Katy Carr
Susan Coolidge
Traduit (anglais, USA) par Jacques Martine, ill. Myrtille Vardelle
Novel, 2025

Une fille contre-modèle, un modèle pour les filles ?

Par Anne-Marie Mercier

Le titre original de ce roman, publié en 1872, par Sarah Chauncey Woolsey (Coolidge est son nom de plume) est « What Katy did ». Sous ce titre, c’est une référence connue dans le monde anglophone : chansons de Pete Doherty pour les groupes des Libertines et Babyshambles, titre de deux épisodes de la série Lost, allusions dans un film de J. Jarmusch, etc. En somme, c’est un personnage extrêmement populaire, mais un roman inédit en France jusqu’à cette édition. On peut encore une fois remercier les éditions Novel de nous faire découvrir et savourer de belles œuvres qui ont marqué l’histoire de la littérature pour la jeunesse, après celles de Lucy Maud Montgomery (Anne de Green Gables, Canada) et d’Edith Nesbit (Angleterre).
La raison en est à chercher sans doute dans le caractère hybride du personnage principal: au début du roman, Katy est une fillette de douze ans pleine d’énergie et prête à toutes les bêtises, bravant en compagnie de ses cinq frères et sœurs l’autorité de leur pauvre tante Izzie qui s’occupe d’eux depuis la mort de leur mère. Incapable de rester en place, toujours ébouriffée, ruinant ses vêtements, elle est un parfait diablotin. Elle a aussi des ambitions littéraires, elle écrit des histoires, et y embarque les autres enfants. Cette première partie est une succession de chapitres faisant alterner moments parfaits (invention de jeux, pique-nique, cabanes…) et catastrophes qui mettent en émoi la famille, le voisinage, l’école… Katie a de drôles d’idées et sait entrainer les autres dans ses délires.
Elle nourrit aussi de grands espoirs pour sa vie d’adulte, et rêve d’accomplir de grandes choses. Elle rêve aussi d’être un jour aussi parfaite que sa cousine Helen, une jeune fille belle, élégante, douce, joyeuse, qui a perdu l’usage de ses jambes à la suite d’un accident. Or, un autre accident, causé par une désobéissance et une imprudence, coupe les ailes de Katy : elle reste paralysée des membres inférieurs et doit garder le lit, avant de pouvoir utiliser bien plus tard une chaise roulante. Pendant quatre années, sa patience est mise à l’épreuve et elle prend alors modèle sur sa cousine et elle arrive peu à peu à suivre ses conseils pour pouvoir agir quand même, aider ses frères et sœurs et espérer faire quelque chose de sa vie.
Les bêtises de la première Katie sont spectaculaires et dangereuses, jusqu’à l’accident qui en clôt la série. Celles de la Sophie de la comtesse de Ségur (certes plus jeune) sont minuscules à côté. Katy offre ainsi un pendant féminin à la longue série de garnements romanesques initiée auparavant par Les Aventures de Jean-Paul Choppart de Louis Desnoyers. La suite, édifiante, est bien sûr moins distrayante, mais elle offre un ancrage sérieux et montre différentes façons de réagir à une pareille épreuve : révolte, dépression, premiers essais pour s’adapter, échecs, puis, pas à pas, installation dans une vie limitée qui est une vie malgré tout et reprise de projets d’avenir, avant même le happy end de la guérison.
C’est un personnage très attachant que cette Katy, de même que toute sa fratrie, pleine de fantaisie et d’énergie (le « journal intime du gourmand de la bande, Dorry, 6 ans, est charmant, et les poèmes et les spectacles créés par Katy et sa fratrie ou ses amies sont… un poème). Les personnages secondaires comme celui du père, médecin, attendri par l’inventivité de ses rejetons mais sachant rappeler les grands principes, de la tante Izzie, débordée et un peu ridicule parfois mais dont la mort offre de belles pages, des voisines, des amies… donnent aux courts chapitres, bien rythmés, de la variété et beaucoup d’humanité.
Bien sûr, tout cela est daté mais voir un personnage féminin traité de la sorte en littérature de jeunesse est réjouissant. La vie de son auteure, femme éduquée et indépendante explique sans doute ceci. Le succès de ce roman montre que les jeunes américaines ont bénéficié très tôt d’exemples de fillettes puissantes, avec des modèles comme ceux de Katy Carr ou Jo March (Les Quatre filles du Dr March), dans des romans où ce sont les mères et non les pères qui sont absents.

 

 

https://shs.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2002-4-page-431?lang=fr

Un bout du monde

Un bout du monde
Célia Garino
Sarbacane, 2024

L’éduc-spé, sauveur de notre temps

Par Anne-Marie Mercier

Célia Garino, auteure des Enfants des feuillantines (2020), nous emmène à nouveau dans une maison. Comme dans la précédente, une femme métis y règne sur beaucoup d’enfants plus ou moins orphelins, et sur quelques animaux. Cette fois, les enfants sont moins nombreux, mais le poids qu’ils portent est aussi lourd : il y a Kelvin, le narrateur, enfant martyrisé qui, s’il use d’un langage châtié quand il raconte, utilise un langage constamment agressif, ordurier et obscène dans les dialogues. Il y a Lola, jeune mère de seize ans, Yacine, autiste terrorisé par tout, Alicia, petite fille  trisomique heureuse (ici, petit cliché) et Jézebel, mutique, qui vit dans une chambre transformée en poubelle, et puis il y a Sonja, éducatrice qui dirige souplement cette maison d’accueil pour enfants placés dont personne ne veut plus nulle part : « au bout du monde », c’est non seulement une maison loin de tout, c’est aussi le bout du chemin du décrochage, la dernière chance. On découvre peu à peu l’entourage : Florian, l’agriculteur père d’une fille handicapée, les habitants de la ville voisine qui achètent ses légumes, des acteurs de la protection de l’enfance, des tortionnaires d’enfants…
Kelvin, est issu d’un couple catastrophique : alcooliques, drogués, et surtout cruels, ses père et mère le maltraitent, tant physiquement que psychologiquement. Lorsque son père assassine son lapin, il porte plainte auprès de la police qui réagit, ce que ses enseignants n’avaient pas fait (on a du mal à y croire aujourd’hui, mais ce sont peut-être des souvenirs d’un autre âge). En foyer, il devient une terreur, maltraitant à son tour enfants et adultes, dangereux pour tous. Arrivé dans la petite maison de Sonja, après un moment de révolte mauvaise, il finit par observer ce qui se trouve autour de lui. Il y a des enfants, cassés comme lui, mais pas de la même manière. C’est d’abord la curiosité qui le pousse à essayer de découvrir qui sont ces êtres qui partagent avec lui un toit et l’affection de Sonja.
L’autrice trace d’elle un très beau portrait, emblématique de bien des personnes qui font le métier d’éducateur spécialisé, héros trop méconnus de nos sociétés qui fabriquent quantité d’enfants perdus. Ses tenues bohèmes et colorées, ses recettes de cuisine végétarienne, ses silences, ses rires et ses chagrins, et surtout ses secrets que l’on découvre peu à peu, en font un pivot du roman.
On voit avec plaisir (et un peu de perplexité) Kelvin se détendre, se calmer, devenir à nouveau capable de ressentir des émotions, de dompter la « bête » qui sommeille en lui. Il franchit peu-à-peu les étapes qui le ramènent à la vie sociale après un certain nombre d’à-coups plus ou moins violents. L’histoire de Kelvin est pleine d’optimisme et entretient l’espoir : espoir que l’hérédité ne soit pas une fatalité, qu’on ait droit à l’erreur, qu’on puisse être compris et aidé, même par des policiers ou des vieilles dames et enfin qu’on puisse être épaulé par des enfants a priori plus lourdement handicapés que soi.
Il y a un peu de Nils Holgersson dans cet enfant méchant converti par la faiblesse, mais la comparaison s’arrête là : à part un voyage à Rouen pour voir la mer, le trajet de métamorphose de Kelvin s’accomplit sur place, et sans oies (mais avec une chèvre). En un style nerveux, nourri de dialogues crus et rapides, ce roman a un tonus particulier.

Les Enfants des Feuillantines

 

Nina perd le nord

Nina perd le nord
Céline Gourjault

Seuil jeunesse, 2025

Un voyage inattendu

Par Pauline Barge

Nina a quatorze ans et elle se demande souvent qui est l’adulte chez elle. Entre l’état préoccupant de sa maison et la vie désorganisée de Loïc, son père veuf, Nina a du mal à penser à elle-même et rêve d’être une adolescente insouciante. Tout va changer pour les Faubert lorsqu’un courrier arrive dans leur boîte aux lettres. Une lointaine parente, une certaine tante Suzanne, est décédée et leur lègue tout son héritage. Cependant, il y a une condition : ils doivent aller disperser ses cendres en Suède, et plus précisément dans les mines de Falun. Les Faubert s’embarquent donc dans un périple inattendu !

Ce roman arrive à traiter des sujets lourds, tels que le deuil, la famille ou la confiance en soi, avec légèreté. Il y a surtout beaucoup d’humour, ce qui rend le texte d’autant plus vivant et agréable à lire. Les sujets douloureux deviennent plus accessibles, mais le livre reste tout aussi touchant. On découvre de petits bouts de vies de cette tante Suzanne, à travers de très belles lettres lues en famille. Les histoires d’adolescence que l’on suit à travers Nina, comme ses amours, ses amitiés ou sa jalousie, sont aussi très bien abordées, sans prendre trop de place dans l’intrigue. Le cœur du roman reste avant tout la complexité des relations familiales, notamment celle de Nina et de Loïc, qui est pleine de non-dits et de difficultés. Elles sont évoquées avec réalisme et justesse, la parole se libérant petit à petit au fil du récit. L’évolution des personnages est aussi bien amenée : chacun sort grandi de ce voyage en Suède. Loïc prend conscience qu’il doit changer son mode de vie, tandis que Nina prend confiance en elle. Ce voyage permet au père et à la fille de se rapprocher et de se comprendre mutuellement sous un nouvel angle.
Céline Gourjault a une écriture fluide et toujours pleine d’humour. En revanche, le roman est assez court. On aurait aimé quelques pages de plus, pour découvrir le paysage de la Suède plus en profondeur, ou tout simplement pour passer davantage de temps avec les personnages. Cela n’entache en rien la chaleur du livre, ni sa douceur ! Un bien joli roman initiatique, à conseiller aux adolescents en quête d’eux-mêmes.

voir aussi sur Radio France.

Quand s’envolent les cigognes

Quand s’envolent les cigognes
Sarah Taloté
Casterman 2025

Chronique d’un été lituanien

Par Michel Driol

Upé et Gelynas se connaissent depuis l’enfance. Ils ont grandi dans le même petit village. Lui est atteint de troubles schizophrènes, envisage de changer d’identité. Elle a passé une année à l’université à Vilnius, mais ne souhaite pas y retourner. Et, comme à la fin de chaque été, les cigognes s’envolent…

Voilà un premier roman qui parvient à rendre bien compte de la douceur de l’été dans les campagnes lituaniennes, à travers des descriptions de l’atmosphère, des paysages, des lacs, et de l’envol attendu des cigognes.  L’autrice y oppose deux modes de vie, celui de la campagne et celui de la ville, de la vie estudiantine à Vilnius. Elle parvient ainsi à entrecroiser différents thèmes, les uns sur un mode majeur, les autres sur un mode mineur. D’abord la relation très singulière entre Upé et Gelynas, avec le portrait très attachant de ces deux personnages inséparables, et si différents. Relation de longue date, dont on se demande si elle va se transformer en un amour naissant tout au long du récit. Ensuite la relation entre la jeune campagnarde et les autres étudiants, nés à Vilnius, imbus de leur supériorité, et qui cherchent à la modeler à leur image. Se détache en particulier le personnage de Vakaris, qui révèle petit à petit sa toxicité à l’égard d’Upé.  Nombre de lectrices et de lecteurs reconnaitront sans peine ce genre de situation d’emprise exercée par ceux qui se croient tout puissants face à ceux qui viennent d’ailleurs, et n’ont pas les mêmes codes. Se profile aussi l’histoire de la Lituanie, les souvenirs d’un vieil habitant du village quant aux poèmes plus ou moins clandestins de l’époque soviétique. Symboliquement enfin, ces cigognes qui s’envolent, ce sont aussi les deux héros qui vont quitter la douceur de l’enfance pour entrer dans un autre âge, celui où on décide de sa vie et de son avenir. Tous ces thèmes s’entremêlent dans une structure complexe. La ligne de base, c’est le récit de la fin de l’été.  Mais cette ligne de récit est entrecoupée de retours en arrière, qui permettent d’évoquer la vie d’Upé à Vilnius, et conduisent progressivement le lecteur à comprendre pourquoi elle ne veut pas retourner à l’Université.

Avec ce titre comme un clin d’œil au film de Mikhaïl Kalatozov, dans un décor splendide, fait de forêts et de grands lacs, un roman sensible qui évoque la vie d’une communauté villageoise autour d’un bar, et la relation complexe entre deux jeunes gens à l’âge des premiers amours.