Les Bottes à splatchhh et autres mini délices inquiétants

Les Bottes à splatchhh et autres mini délices inquiétants
Annie Agopian- Albertine
A pas de loups 2020

Instants d’enfance

Par Michel Driol

26 textes, comme autant d’instants pris sur le vif, pour dire les plaisirs de l’enfance. Cela va des bonbons sans fin aux ballons gonflés à l’hélium, de la corde à sauter à l’histoire du soir. Cela passe par des jeux, Chat !, des objets, les bougies d’anniversaire que l’on souffle, des questions sur l’invention de la purée. Cela passe aussi par un imaginaire qui va du requin sur le trottoir aux rôles qu’on joue, sorcière, empereur ou grand chef. 26 textes poétiques pour évoquer ces caractéristiques minuscules de l’enfance, vécues avec intensité, et saisies ici, figées comme sur une photographie pour ne pas les oublier.

Le recueil s’inscrit dans un panorama littéraire ou l’on trouve Philippe Delerm (C’est bien) ou Elizabeth Brami (Les petits riens…). Mais il se caractérise par une écriture variée, à l’image des moments qu’il évoque. Recours au dialogue. Phrases dont les verbes sont à l’infinitif. Phrases réduites à un seul mot.  Refrains.  Recours à l’oralité. Grands paragraphes structurés. Et, à chaque fois, une énonciation en « on », qui permet d’inclure tous les lecteurs dans une communauté enfantine qui cherche à se singulariser et à se distinguer du monde des adultes, avec, pourtant, le sentiment de grandir qui revient comme un leitmotiv. Grandir, c’est une aventure faite de pas minuscules, de peurs vaincues, d’interdits transgressés (comme la flaque dehors du premier texte), de projections indéterminées dans le futur, symbolisées par les trois points en suspension du texte qui clôt le recueil.

Avec sensibilité et délicatesse, les illustrations d’Albertine, très colorées, disent les jeux et les espiègleries de l’enfance.

Un recueil épicurien plein de poésie pour ne pas passer à côté des sensations de l’instant.

Ours à New York

Ours à New York
Gaya Wisniewski
MeMo 2020

Retrouver ses rêves d’enfant

Par Michel Driol

Métro, boulot, dodo : voilà à quoi se résume la vie monotone d’Aleksander, à New York. Transparent, invisible parmi les invisibles, jusqu’au jour où il rencontre Ours, celui qu’il dessinait quand il était enfant. Philosophe, gourou, Ours l’interroge sur ce qu’est devenue sa vie, essaie de lui permettre de (re)prendre sa place dans le monde. Avec l’aide de Foxi, le vieux doudou d’Aleksander, il parvient à le faire réfléchir sur sa vie et à en changer le cours.

La littérature de jeunesse réussie sait s’adresser aussi bien aux enfants qu’aux adultes, quitte à transmettre un double message. C’est le cas de cet album, dont la réception se fera bien évidemment en fonction de l’âge du lecteur. Pour les enfants, on a affaire à une belle histoire merveilleuse dans laquelle les jouets prennent vie, parlent, et rencontrent leurs propriétaires devenus adultes. Comme la preuve de la permanence d’un attachement, ils jouent pleinement le rôle d’objets transitionnels, rassurants, dans la jungle du monde. Ils y seront aussi sensibles à cette quête de tous les « petits riens » qui font grandir. Le lecteur adulte s’y interrogera forcément sur sa vie, sur ce qu’il a perdu de la magie de l’enfance, de ses espoirs et de ses rêves, et ces « petits riens » (représentés ici par un ours gigantesque, quand même !) qui peuvent l’inciter à changer le cours des choses. C’est cette question de la permanence de l’identité, de l’être, que questionne finement cet album. Il nous fallut bien du talent, chantait Brel, pour être vieux sans être adulte. Voilà un album qui incite à retrouver l’enfant en soi pour échapper à la grisaille du monde.

Le texte sait se mettre à la portée des enfants, faisant la part belle au dialogue, dans une langue simple et suggestive, qui pose peut-être plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, laissant du coup chacun libre d’y répondre. Les illustrations sont un noir et blanc magnifique, dans lesquelles s’opposent les courbes d’Ours à la géométrie de la ville aux lignes verticales et horizontales. Jusqu’à ce qu’à la fin les courbes s’imposent dans la fête foraine et la pomme d’amour que mange Ours. Il faut enfin saluer la réalisation extrêmement soignée de l’album, la qualité de la quadrichromie pour un album en noir et blanc, qui fait ressortir la finesse du trait et les nuances de gris.

Un album sensible et métaphorique, pour évoquer le contraste entre la vie étriquée d’adulte et la splendeur des rêves enfantins.

Apolline et la vallée de l’espoir

Apolline et la vallée de l’espoir
Heng Swee Lim
Grasset 2020

La nuit n’est jamais complète. (Eluard)

Une petite fille fait pousser des tournesols dans la vallée, mais un gros nuage noir vient tout obscurcir, et les fleurs meurent. Apolline tente par tous les moyens de le faire fuir, avant de comprendre que, s’il est venu, c’est qu’il y a une raison, et de l’apprivoiser en lui offrant le dernier tournesol. Il se met à pleuvoir et le nuage noir disparait.

Les illustrations, en double page, sont épurées et symboliques. Elles sont réalisées en deux couleurs, le jaune des tournesols, puis du soleil et le noir qui envahit, celui du nuage. Quant à Apolline, elle n’est qu’une silhouette expressive dessinée au trait. C’est dire la simplicité des moyens graphiques mis au service d’une histoire écrite avec des mots simples eux aussi, afin de toucher les plus jeunes et de leur parler d’espoir, mais aussi d’une philosophie de vie consistant à utiliser la compréhension et l’amour plus que la violence pour faire régner l’harmonie. Il s’agit de comprendre que c’est en nous-mêmes que nous avons la force de résister à l’adversité, par la générosité.

A ce premier niveau de lecture métaphorique s’en ajoute un autre, indiqué par l’auteur à la fin de l’histoire, qui explique que la vallée de l’espoir existe, et qu’elle est un camp de quarantaine destiné aux malades de la lèpre en Malaisie, dans lequel il a été accueilli à bras ouverts par ceux qui y étaient relégués. Le nom même, Vallée de l’Espoir, contraste avec la noirceur de la maladie et du destin, mais les sourires prouvent la force de l’amour pour chasser l’obscurité.

Apolline et la vallée de l’espoir est le premier album d’un artiste malaisien qui s’ouvre sur les mots de Martin Luther King : L’obscurité ne peut chasser  l’obscurité, seule la lumière le peut. La haine ne peut chasser la haine : seul l’amour le peut.

Il pleut des chats

Il pleut des chats
François David
La Feuille de thé, 2020

LE chat

Par Christine Moulin

S’il est un recueil qui peut rendre compte du pouvoir de la poésie, c’est bien celui-ci car le chat, de même qu’il est difficile à dessiner, est difficile à évoquer. Or François David y réussit merveilleusement, à travers un registre varié de poèmes, qui va du presque-haïku à la liste, en passant par des feux d’artifice de mots inventés. Il sacrifie avec bonheur à ce qui est presque attendu: les jeux sur les expressions contenant le mot « chat » (à commencer par celle qui constitue le titre, en un clin d’oeil à l’absurde et délicieux idiome anglais « it’s raining cats and dogs ») ou bien le répertoire des races félines, des façons de dire « miaou » selon les langues, des noms donnés par les écrivains à leur animal. Mais là où l’auteur excelle, c’est dans la description de certaines attitudes qui rappellent en quelque sorte les estampes japonaises: il sait capter un instant, le coucher sur la page et en préserver la vibrante magie. C’est que François David aime les chats: on le sent quand il décrit leur regard, leur pelage, leurs mouvements; on le sent quand il évoque leurs « pattes sudoripares » qui laissent d’émouvantes traces, leur habitude d’occuper le siège de leur humain avec la « ronronnante conviction » de participer à son travail ou la façon qu’ils ont de dissimuler leur trouble et de se donner une contenance en se livrant à une toilette compulsive. On le sent quand il esquisse les rapports que les hommes entretiennent avec eux, parfois marqués par la cruauté humaine, dénoncée dans des poèmes coups de poing. On le sent quand il envisage, de façon tellement poignante, la mort d’un chat aimé.
« S’il n’y a pas un chat
on se sent seul alors
vraiment »

La galette et le roi

La galette et le roi
Schéhérazade, Marianne Barcilon (ill.)
Kaléidoscope, 2020

Politique de la galette

Par Christine Moulin

Janvier voit revenir inlassablement Roule Galette ou assimilées. Voilà de quoi changer un peu: on assiste à la désignation pour un an du roi de la forêt, via la traditionnelle fève. Chacun pourra retrouver le délicieux frisson qui préside à la cérémonie et s’amuser des ruses des uns et des autres pour essayer de s’emparer du précieux objet: l’ours essaye l’argumentation (il aurait, selon lui, droit à deux parts parce qu’il est plus gros!), la belette feint d’avoir avalé la fève (un grand classique!), le faon dans son innocence la confond avec sa première dent de lait et le loup multiplie les tentatives malhonnêtes. Tout cela est mignon. Les aquarelles ajoutent beaucoup de charme à cet ouvrage car les animaux et leurs petits sont très bien croqués et leurs grands yeux attendrissants ne peuvent que séduire le lecteur. Tout est peut-être un peu trop mignon, d’ailleurs: la question du pouvoir n’est guère discutée, si ce n’est par le cerf qui essaye de se convaincre qu’il n’a pas le droit à un second mandat et, très furtivement, par le putois qui fait l’amère constatation que jamais on n’a vu un putois roi… Bref, les bons sentiments prennent vite le dessus. Mais admettons: un peu de douceur ne peut pas faire de mal.

Le Noël du père Noël

Le Noël du père Noël
Camille von Rosenschild, Alice Gravier
De la Martinière jeunesse, 2020

Tuer le père (Noël) ?

Par Anne-Marie Mercier

Les illustrations réalistes d’ Alice Gravier ont un petit côté vintage, proche des images de Noël d’autrefois et sont réalisées dans un style « ligne claire », proche de la BD, et joliment colorées. Elles fournissent beaucoup de détails : on n’ignore rien des bretelles et des caleçons du Père Noël, de son intérieur où une mère Noël d’allure jeune lit au coin du feu. La nuit étoilée et la neige sont rendues avec poésie.
Le personnage du Père Noël est bien abimé dans cette histoire : il est représenté comme un gamin insupportable avec tous les mauvais côtés du cliché : capricieux, impatient, impossible à raisonner etc. Il y a de quoi s’inquiéter : pourra-t-on « sauver Noël » ? Heureusement, la mère Noël est là. Ca fera sans doute rire les enfants, mais on peut s’interroger sur l’intérêt qu’il y a à détrôner cette dernière figure masculine respectée : après les loups ridicules, les vampires gentils, les princes mous, que restera-t-il?
La plus grande originalité de cet album  réside dans sa forme : la couverture et les pages suivent une découpe qui imite la forme d’un paquet cadeau surmonté d’un gros ruban rouge.

Pour rappel : On peut aussi relire ou offrir le merveilleux Boréal express de Chris Van Allsburg, qui ne tourne pas le dos au mythe du père Noël tout en le revisitant, ou bien chercher une image moderne et drôle de celui-ci dans l’album récent de Nadja, Le Fils du Père Noël, où celui qui fait l’enfant est l’enfant, et non le père.

Le Pousseur de bois

Le Pousseur de bois
Frédéric Marais
HongFei, 2020

Le goût du jeu d’échecs

Par Anne-Marie Mercier

L’histoire est simple et belle : un jeune mendiant indien est initié aux échecs par un vieil homme. Il devient un champion de ce jeu. Devenu vieux, de retour dans son pays, il offre à son tour son trésor à un enfant, une petite fille cette fois. Cette histoire a en plus le mérite d’être en partie vraie : elle est tirée de celle de Mir Malik Sultan Khan (1905-1966). Mais les choses ne sont pas si simples ; l’enfant commence par refuser le cadeau pour lui sans valeur de ces pièces de bois, et ce n’est que lorsque le vieil homme se met à raconter des histoires tout en jouant que le monde des échecs et sa passion s’ouvrent à lui.  C’est donc une belle histoire de transmission d’une passion et d’écoute.

L’album est simple et beau, avec son grand format, son beau papier et ses illustrations en trois couleurs, ses formes simples qui lui donnent une puissance saisissante.
Voir sur le blog de HongFei.

 

 

 

 

 

 

La vague

La Vague
Suzy Lee
Kaléidoscope (l’école des loisirs)

Vague heureuse

Par Anne-Marie Mercier

Livre d’artiste ? Livre-jeu ? album pour enfants ? La vague est un peu tout cela.
Voilà un livre idéal pour oublier la « deuxième vague » qui nous submerge en ce moment : celle de Suzy Lee est toute de couleur, d’énergie, de gaieté, et face à elle la petite fille est tour à tour méfiante, défiante, hardie, submergée et trempée, joueuse et heureuse.

Le travail sur la double page est magistral : celle de gauche présente une image crayonnée sur fond blanc, esquissant la silhouette et l’expression de la fillette, la plage, des oiseaux ; la mère n’apparait que tout à la fin, partiellement, puis complètement, présence rassurante. Sur la page de droite, c’est le domaine de la mer, de la couleur bleue qui couvre parfois le trait fin de l’horizon, le blanc de l’écume recouvrant parfois le bleu. Au milieu de l’album, la fillette qui jusqu’ici a joué à avancer et reculer avec la vague en restant de son côté de la pliure, à gauche, passe du côté droit, revient, y retourne, et finit par se faire recouvrir par la couleur qui a débordé sur tout l’espace des deux pages, avant de se retirer, laissant cependant du bleu partout. Avec la couleur, c’est un bonheur plus calme, un jeu tranquille dans un horizon immense.

Toutes ces images sont d’une grande fraicheur; elles sont belles et font du bien : nous voilà rincés et régénérés par la vague de Suzy Lee.
Sous son apparente simplicité, cet album est très riche et dit beaucoup, sans mots. Voir la conversation avec Suzy Lee, sur le site de l’éditeur.

 

Les Fleurs sucrées des trèfles

Les Fleurs sucrées des trèfles
Cédric Philippe
Editions MeMo 2020

Et s’il n’y a qu’une chance…

Par Michel Driol

Lors d’une fête, Agathe apprend par hasard que son oncle préféré, Yvon, est atteint d’une grave maladie, et qu’il n’y a qu’une petite chance qu’il en réchappe. La chance ! Voilà ce qu’il faut à Agathe, qui parcourt son jardin à la recherche de trèfles à quatre feuilles. Mais c’est sa sœur qui les trouve, et bénéficie d’une chance insolente…

Bien sûr, un roman ne se réduit pas à un pitch, et ce roman moins qu’un autre. D’abord par sa forme : à la fois un récit enchâssé entre un prologue et un épilogue, où il est question de la rencontre du narrateur et d’un étrange personnage qui parle du lien entre les histoires et la chance. Quant au récit dont l’héroïne est Agathe, il est un étrange objet mêlant texte et illustrations : tantôt c’est le texte, dans une langue travaillée et poétique, qui prend en charge la narration, tantôt ce sont les illustrations en pleine page qui montrent dans un superbe noir et blanc le jardin, ou le dialogue entre les personnages et font ainsi avancer l’action. Ensuite parce que ce récit s’inscrit totalement dans un merveilleux que ne renierait pas Lewis Caroll : un jardin extraordinaire où les enfants rencontrent des animaux et des fleurs qui parlent, voire tiennent des discours philosophiques, trois rêves qui emmènent l’héroïne dans une autre réalité. Ainsi, l’univers décrit est à la fois très réaliste quand il est question de la relation entre Yvon et Agathe, de la mort qui rôde et de la façon de dire adieu, ou des loirs qui envahissent le toit et qu’il faut chasser, mais c’est aussi un univers totalement onirique à l’image de l’imaginaire enfantin où tout peut arriver. On pourrait voir dans ce roman un conte philosophie : la chance existe-t-elle ? Peut-on influer sur le cours des choses ou tout est-il régi par des lois ?  Quel est notre destin, entre le hasard et la nécessité ? C’est en tout cas une belle leçon d’optimisme dont notre époque a besoin, une façon de dire qu’il ne faut jamais désespérer.

Un roman – objet graphique  original, qui conduit le lecteur dans une atmosphère où rêve et réalité se mêlent, à hauteur de l’imaginaire d’une enfant.

On peut voir de nombreuses illustrations sur le site de l’auteur : http://www.cedricphilippe.com/

Le Jardin d’Abdul Gasazi

Le Jardin d’Abdul Gasazi
Chris Van Allsburg
Traduit (anglais) par Christiane Duchesne
D’Eux, 2016

Retour au Jardin d’Abdul

Par Anne-Marie Mercier

Premier ouvrage de Chris Van Allsburg, superbe auteur-illustrateur, l’un des meilleurs de la fin du XXe siècle, Le Jardin d’Abdul Gasazi a obtenu la médaille Caldecott d’honneur en 1980. C’était une première étape vers la reconnaissance qui suivit, avec la médaille Caldecott pour deux autres albums, Jumanji (1981) et Boreal express (1986). Mais presque tous ses albums auraient mérité des prix, tant ils sont originaux et beaux.

On retrouve dans cette première œuvre un travail du noir et blanc très particulier, proche de celui de Jumanji, des Mystères de Harris Burdick, de Zathura, etc. Le fantastique, plus encore que dans ses autres albums, est discret : le lecteur, se fiant à la couverture, s’attend à quelque chose de plus spectaculaire et son attente sera trompée, quoique… L’incertitude qui plane sur la réalité de la magie est prégnante. L’errance du jeune héros parti à la poursuite d’un chien, dans ce jardin mystérieux dont l’entrée est justement interdite aux chiens, est nimbée de mystère et pleine de suspens : le propriétaire, Abdul Gasazi, a inscrit sur sa porte, avec son nom, la mention « magicien à la retraite », et cette inscription joue pour le jeune Alan le rôle que la couverture a joué pour le lecteur. Quant à la chute, nul ne peut avoir la certitude qu’elle exclut ou non l’étrangeté. Comme dans L’Épave du zéphyr ou dans Boréal Express un indice, dans la dernière page laisse l’élucidation en suspens.
Feuilleter sur le site de l’éditeur.

C’est un beau cadeau que nous offrent les éditions D’Eux, basées au Canada : cet album, publié en 1982 par L’école des loisirs était épuisé. Il nous revient dans une belle édition, avec des lettres dorées sur la couverture et un ruban, de même couleur, qui permet de refermer ces mystères.