Où tu lis, toi ?

Où tu lis, toi ?
Cécile Bergame – illustrations Magali Dulain
Didier Jeunesse 2019

Lieux de lecture…

Par Michel Driol

Voici un album qui se présente comme un inventaire des lieux où un enfant peut lire, lieux improbables, lieux secrets, lieux mystérieux, avant de se terminer par la question qui donne aussi son titre à l’ouvrage.  La mise en page est toujours la même : page de gauche, un groupe nominal précisant le lieu, page de droite, une illustration pleine page montrant l’enfant avec un livre.

Le texte inclut une forte dimension poétique, comme si l’imaginaire propre au livre rejaillissait sur les lieux où l’on lit. Ainsi l’escalier est sans fin, le linge à repasser forme des collines et des vallées, et l’arbre a des bras… Cette poésie des lieux est vue à taille d’enfant : la cabane en bois a oublié de grandir… Métaphores et comparaisons transfigurent l’univers familier, pour lui donner une autre dimension – parfois paradoxale –  à laquelle la lecture permet d’accéder. Cet inventaire poétique, qui unit l’intérieur et l’extérieur, l’ouvert et le fermé, ouvre un vaste champ de possibles où l’on ne retrouve ni la table, ni le bureau de l’écolier, ni le lit de l’enfant…

Les illustrations prolongent le texte dans sa dimension fantastique : ainsi les yeux des personnages photographiés regardent-ils tous l’enfant lecteur, ainsi un vrai lion de mousse occupe-t-il la baignoire à pattes de lion apprivoisé… On pourra aussi parcourir les illustrations à la recherche des livres évoqués : albums, bandes dessinées, classiques de la  jeunesse. Comme un fil rouge, le chien, animal familier, accompagne, à la fois complice et libre, mais non lecteur…

Un album libérateur, qui insiste sur la liberté du lecteur, la diversité des pratiques de lecture, et qui dit à quel point les livres sont indispensables pour changer notre vision du monde.

La Tribu des Désormais

La Tribu des Désormais
Benjamin Desmares
Rouergue (« epik »), 2019

Noir corbeau

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un roman bien sombre. Il est à la fois pessimiste sur l’avenir (on sait au bout d’un certain temps ce qu’on avait pu deviner très vite : le monde des personnages a été ravagé par une catastrophe nucléaire) et sur la nature humaine, qui semble ne s’être guère améliorée avec le temps. Elias, le héros adolescent, vit dans un monde détruit, une île dévastée où tout est en ruine. L’espace est fractionnée en Clans hostiles, et coupé en deux par une frontière infranchissable de ronces. De l’autre côté de la frontière vivent les Monstres : ceux qui ont été irradiés et qui ont développé de multiples malformations, non seulement des humains mais aussi des animaux et des végétaux. Elias les craint et les a en horreur, comme on le lui a appris.
Presque tout le roman est construit à travers son point de vue : le lecteur est pris dans ses courses, ses efforts, ses sensations et émotions, le plus souvent faites de souffrances physiques et morales, et ses rares moments de contemplation et de réflexion. Pourchassé, il franchit la frontière et devient un monstre chez les monstres, rejeté de tous sauf par un être qui lui répugne encore plus que les autres. Elias apprend à surmonter ses dégoûts et ses terreurs et vit des aventures étranges, où il apprend la solidarité et le courage et commence à comprendre (et le lecteur avec lui) de quoi est fait ce monde et comment il est devenu ce qu’il est.
Il décrypte aussi peu à peu ses émotions pour lesquelles il n’a pas de nom et dont il ne prend conscience qu’à travers des sensations physiques (le désir sexuel étant curieusement absent pour l’instant dans son attirance forte pour la jeune femme qu’il accompagne dans sa quête et sa mission salvatrice: il s’agit de rien moins que de mettre fin à la contamination).
Des personnages secondaires forts et originaux, une grande attention à la nature ou à ce qu’il en reste (pas très rassurant : les plantes même semblent vouloir se venger), de l’étrange (d‘autant plus efficace qu’il est délivré à petites doses), du suspens, des combats, des hallucinations, tout cela forme un ensemble étonnant et prenant. L’idée du jeu de la tribu constituée sur le modèle des histoires d’indiens de l’enfance par le seul adulte survivant de la zone contaminée n’allège que brièvement ce récit aux tonalités âpres où les corbeaux disent l’avenir – par bribes et obscurément comme il se doit.

Pour lire un extrait

Xox et Oxo

Xox et Oxo
Gilles Bachelet
Seuil jeunesse, 2018

 

Deux habitants de la planète Ö s’ennuient : il ne se passe rien, il n’y a pas de saisons, pas d’école et pas de vacances, as de jour, pas de nuit… Il n’y a que des glimouilles qui fournissent la seule nourriture et la seule matière première à la planète.
Ils ont une télévision qui montre toujours la même chose (des glimouilles et des non événements), sauf lorsqu’elle est branchée sur les ondes de la terre : arrivent alors des iamges d’objets étranges( on reconnaitra un éléphant, cher à bachelet, une publicité de soupe Campbell, chère à Andy Warhol, une tour Eifel, un monsieur Spock, etc.)
Les deux amis vivent dans un univers à la fois proche et lointain du nôtre, entre le kitch des intérieurs proches de ceux que photographie Martin Parr ou que dessine Anthony Browne) et le modernisme d’une série de SF des années soixante comme Star Treck. Xox et Oxo vivent ensemble comme un couple mais on ne sait s’ils sont de sexe différent tant ils sont semblables. Le comique vient de la rencontre de ces deux esthétiques et surtout de la grande activité à laquelle ils s’adonnent : la création d’objets à l’iamge de ce qu’ils ont vu plus ou moins déformé, via les ondes terrestres.
C’est un moyen d’interroger la notion d’art (on retrouve de nombreuses œuvres connues dans leurs ateliers), de l’utilité ou inutilité des œuvres et aussi de réfléchir sur les gouts de chacun.
Gilles bachelet nous tend un miroir, commr il l’avait fait à travers les amours de ses gants de toilette, et toute la civilisation passée à la moulinette à glimouilles est terriblement drôle et intrigante.

Train de nuit

Train de nuit
Rodolphe et louis Alloing
abc Melody, 2018

Par Anne-Marie Mercier

Album d’hiver, de féérie (une petite fille descendue du train de nuit rencontre des lutins dans la forêt), de paysages grandioses, alternant doubles pages spectaculaires et petites vignettes de BD, cet album raconte fort bien une belle histoire qui incite à croire au monde des fées.
Il reste malgré tout assez classique, reprenant le titre d’un superbe album de John Burningham (épuisé en ce moment)  et faisant beaucoup penser au très beau Boréal Express, album mettant en scène le Père Noël lui-même : même atmosphère nocturne, mêmes aperçus grandioses, et même « chute » : l’enfant qui croit avoir rêvé est convaincu de la réalité de son aventure par la présence d’un objet ramené de l’autre monde. Mais quand c’est bien, on en redemande et cette réécriture garde sa part d’originalité et sa qualité malgré ces parentés.

 

Le livre des beautés minuscules

Le livre des beautés minuscules
Carle Norac illustré par Julie Bernard
Rue du monde 2019

Le parti pris des choses et le compte-tenu des mots

Par Michel Driol

36 poèmes pour murmurer la beauté du monde : le sous-titre explicite le titre, et cet accord ou cette tension entre la beauté des choses et du monde et les mots que l’on murmure. 36 poèmes qui se présentent le plus souvent comme un dialogue entre un « je » et un « tu ». Si le « tu » recouvre presque toujours la figure du lecteur – que l’on devine enfant, le « je » peut prendre différentes figures : celle signalée de l’auteur, qui s’adresse à son lecteur, qui indique qu’il écrit dans le texte, qui parle de son poème… Mais c’est aussi le jardinier à qui le texte cède la parole, le soleil, le temps, le vent, les grains de beauté… Il y a ainsi toute une façon d’animer – au sens propre de donner la vie –  le monde, en étant sensible à ce qu’il a à dire dans sa diversité.

Ces beautés minuscules sont une évocation de la nature (la lune, le soleil, le vent, différents animaux), mais aussi du temps qui passe (évocation de la mort du grand père suivie de celle des premiers mots adressés à une fillette qui vient de naitre), des relations surtout lorsqu’elles sont marquées par la difficulté à se dire ou la timidité. Comme un fil conducteur revient la dimension du langage et des mots, du poème : ces mots comme des cailloux qu’on ramasse pour en faire une phrase, ces expressions qui sont des clichés, ce poème qu’on écrit dans le train, celui que l’on rêve beau, celui que l’on glisse dans la poche. La beauté est autant dans le monde qu’il faut prendre plaisir à regarder, dans les gens qu’il faut prendre plaisir à aimer que dans les mots qu’il faut prendre plaisir à manier tant dans la lecture que dans l’écriture.

Un recueil qui invite à murmurer, à regarder autant en soi qu’à l’extérieur, pour répondre à la dernière question posée au lecteur
de quoi te parle-t-elle
en secret, la beauté ?

Cet ouvrage fait partie de la sélection du Prix Poésie des Lecteurs Lire et Faire Lire

Montagnes

Montagnes
Valérie Linder
& Esperluète éditions 2018

Carnet de voyage

Par Michel Driol

Format à l’italienne pour cet album qui est d’abord une suite d’aquarelles lumineuses représentant des paysages de montage  sous le soleil mais aussi dans le brouillard ou sous l’orage, paysages presque toujours habités : maisons, hameaux, toits de tôles rouillés. Paysages de forêts et de lacs, mais aussi de champs cultivés, paysages habités de vaches et de moutons. Paysages traversés par des randonneurs minuscules, tantôt une seule silhouette, tantôt un groupe de quatre saisis dans la marche ou au repos.

Ces aquarelles sont accompagnées de poèmes sur la marche en montagne. Quand tu marches en montagne… Ce « tu » à qui s’adressent les poèmes est à la fois le lecteur et une figure dédoublée de l’auteure (accords au féminin). Ils évoquent les considérations pratiques sur ce que l’on met dans son sac à dos : l’essentiel. Ils disent les plaisirs liés aux sens : ce que l’on goute (le pain, les amandes, l’eau), ce que l’on entend (les moutons qui carillonnent), ce que l’on voit ou entrevoit (un fragment du lac), ce que l’on touche (ta peau sera attentive à l’air des nuages). Cette promenade ouverte aux sensations l’est aussi à l’introspection ou à l’imaginaire (Tu te faufiles mentalement/entrouvres les portes…). Cette poésie, des vers libres regroupés en strophes de longueur inégale, évoque la nature, parfois à la façon du haïku dans la concision de la notation au pouvoir évocateur. La montagne de Valérie Linder est à la fois le lieu de la contemplation, de la concentration et de l’évasion : autre façon de dire ce qu’est la poésie.

Un album de voyage qui fait penser à Ramuz et à la façon qu’a l’homme d’habiter la montagne.

Cet ouvrage fait partie de la sélection du Prix Poésie des Lecteurs Lire et Faire Lire

Les Oiseaux

Les Oiseaux
Germano Zullo illustré par Albertine
La joie de lire 2010

Ode aux petits détails

Par Michel Driol

Presque un album sans texte tant les illustrations, très souvent en double page, sur un format à l’italienne, disent l’histoire. Celle d’un camionneur qui, dans un désert de dunes,  ouvre la porte de son fourgon d’où sortent et s’envolent des dizaines d’oiseaux de toutes les couleurs. Reste pourtant dans le camion un merle qui refuse de partir, partage le sandwich de l’homme qui lui montre comment voler. Le merle alors rejoint la troupe d’oiseaux, la conduit vers le fourgon qui était reparti, et les oiseaux emmènent dans le ciel l’homme. Ceci peut constituer une première lecture : une histoire d’amitié entre un homme et un oiseau, illustrant le souci à avoir des plus petits et la valeur de la reconnaissance.

Le texte de Germano Zullo, découpé en phrases, présent sous dix-neuf illustrations environ, propose une seconde lecture. Il est question de découvrir dans la routine, la monotonie de la vie, des détails, minuscules, capables de changer notre perception du monde. De la morale, on est passé à la philosophie et à l’attitude à avoir face au monde : l’attention à avoir à l’égard des choses minuscules. On a là comme une mise en abyme et une définition de la poésie, qui donne à voir ce à quoi on ne prêtait pas attention en premier lieu, mais qui ensuite permet de prendre de la hauteur, d’accéder à une autre façon de voir le monde.

Un album très graphique qui parle à tous.

Cet ouvrage fait partie de la sélection du Prix Poésie des Lecteurs Lire et Faire Lire

Petit – Un cahier de poésie

Petit – Un cahier de poésie
Julien Baer – Illustrations de Camille de Cussac
Mouche de l’Ecole des loisirs 2018

Pas si petit…

Par Michel Driol

Le recueil se déploie entre un poème d’ouverture (Petit) et un poème de (presque) clôture (Anti-Petit) qui en est l’exact négatif. Qui est ce « je » dont on va découvrir les gouts, les passions, la vision du monde, à travers quelques poèmes dont les titres évoquent tantôt des animaux (le tapir), des lieux (l’appartement, au restaurant), des choses (nuages, le pamplemousse, la voiture), des sentiments (l’amour) ou des qualités (intelligent, sportif) ? Tout est concert dans ce recueil à la première personne et dit la vision du monde d’un enfant. Il s’ennuie au restaurant ou l’été quand tout le monde est parti, trouve immense son appartement, et surtout imagine… Il prend un tapir à la terrasse d’un café comme potentiel ami, rêve devant la forme des nuages, invente une histoire d’amour qui finit mal entre un éléphant et une fourmi… Quant au poème de clôture, entre la ville et l’ile, il évoque cette double tentation de l’ile exotique, de la liberté, des jeux perpétuels et du plaisir sans limite et de la ville, où l’on peut se sentir à l’étroit, mais où on risque moins de s’ennuyer.

Petit, c’est le recueil qui sait se mettre à hauteur d’enfant dans un entre-deux entre réel et imaginaire,  entre sérieux et jeu, entre petit et grand, entre désir de se faire remarquer et celui d’être comme les autres. Ecrit dans une langue simple, accessible à tous, le recueil laisse place à quelques jeux avec la langue que les plus âgés remarqueront.

Cet ouvrage fait partie de la sélection du Prix Poésie des Lecteurs Lire et Faire Lire

Roméo et Juliette

Roméo et Juliette
Pierre Coran (adaptation de Shakespeare) et Charlotte Gastaut (ill.)
Flammarion, Père Castor, 2018

La tragédie pour les enfants ?

La tragique histoire des amants de Vérone est-elle pour les enfants ? Les auteurs ont fait le pari qu’avec un album aux coloris vifs, avec des personnages aux allures enfantines, des illustrations délicates comme des enluminures, ou pourrait tenter le pari.
Le texte fait alterner résumés factuels (un peu rapides mais comment faire autrement quand on dispose de peu d’espace ?) et brefs et beaux passages poétiques, le dessin est superbe, mêlant différentes inspirations dont certaines ramènent au théâtre (théâtre d’ombres – mais en couleurs ! -, décors de théâtre de carton) à des volumes à la Escher ou tout simplement à la belle illustration.
Pour ce qui est de la question du début, la réponse est mitigée : cet album réussit son pari dans la mesure où c’est un bel album, avec un texte fidèle au scénario originel et séduisant. Mais chacun jugera si cette histoire d’amour et de mort doit être donnée tôt ou attendre que les lecteurs aient l’âge des héros ?

La fois où Mémé a vaincu un taureau!

La fois où Mémé a vaincu un taureau!
Vincent Cuvellier, Marion Piffaretti (ill.)
Nathan, 2019

Ma mémé, quand elle était petite, c’était pas encore ma mémé

Par Christine Moulin

Comme son nom ne l’indique pas, Mémé est une petite fille, ou plutôt, le narrateur a choisi de raconter un épisode de la jeunesse de sa grand-mère (un autre épisode a été publié, La fois où Mémé a tapé un clown: nous assistons manifestement à la naissance d’une série). Il s’agit de la confrontation avec un terrible taureau, Angelo. Confrontation assez drôle, qui permet à la petite fille de montrer un courage et une ingéniosité au moins égales à celles de son petit copain Mimile, mais qui pourraient fâcher les détracteurs des corridas…

L’argument est assez mince mais il est relayé par des illustrations faussement naïves que l’on pourrait qualifier de « rigolotes » (la galerie des vaches est savoureuse). Le style est une transcription de l’oral: ce qui en fait le charme pour certains peut en agacer d’autres, ou les inquiéter (cela n’aide pas à faire la distinction avec l’écrit mais ne peut-on parfois s’autoriser un récit très gentiment transgressif?).

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas mort de taureau.