Henri dans l’île

Henri dans l’île
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (Medium), 2022

Robinson sombre

Par Anne-Marie Mercier

Henri, naufragé sur une île déserte, est un adulte. Il n’y trouvera pas de Vendredi, du moins pas au sens habituel. On est donc loin des réécritures devenues banales de Robinson Crusoe qui jouent sur l’âge des personnages et qui ajoutent des fioritures à un récit qui pourrait sembler dénué d’événements importants. Pas d’événements non plus, en dehors de ceux de la pure survie.
Ce Robinson a le parler rude et rare (il se parle à lui-même ou apostrophe les animaux ou les éléments) . Il crève de faim pendant la moitié du roman. Le bateau sur lequel il a fait naufrage est vite englouti avant qu’il puisse prélever des planches pour se construire une cabane ou récupérer des outils. De la vie d’antan il n’aura conservé essentiellement qu’une pipe (prélevée sur le corps de l’un de ses compagnons) et un couteau. Il se nourrit de coquillages et de jeunes lions de mer qu’il assomme, de phoques, ou d’oiseaux, tout le temps où il se trouve sur l’île (fictive) de de Litke, un « enfer » situé au large de la nouvelle Zélande, dans l’archipel (fictif) de Milford (ce nom vient sans doute de son Fjord fameux, le « Milford Sound »).
Une tentative d’apprivoisement d’un perroquet finit par échouer. Une tentative de fabrication de pirogue donne un résultat mitigé. Enfin, on est loin du personnage de Defoe, plein de ressources et régnant sur une troupe d’animaux familiers, comme du père de famille savant de Wyss (Le Robinson suisse). Ce Robinson là est âpre, sombre et le désespoir le plus profond marque le récit. Les belles encres en couleur qui illustrent le récit dans un cahier central, créées par l’auteur, donnent à cet enfer une profondeur particulière.

La deuxième moitié du roman renoue avec la dynamique ordinaire des robinsonnades : le héros parvient à aborder sur une île proche, plus riche en ressources, autrefois habitée, sur laquelle il trouve un village déserté par ses habitants et une cabane presque confortable, et divers objets, bref, de quoi progresser.
Il y sent aussi une présence, se croit observé. Le Vendredi qui surgira sera une surprise pour le lecteur. La relation qui se noue, méfiante puis hostile, qui tournera en une belle amitié est elle-aussi originale, on n’en dira pas plus. Lui même n’en parlera pas, une fois revenu à la civilisation et réservera cette révélation à la jeune femme, bellement esquissée, qui écrira et illustrera son histoire.
Après Bjorn, l’original personnage nordique, Ramulf, le valeureux chevalier, voici un autre personnage de Lavachery qu’on n’oubliera pas non plus.

Le Meilleur des pères

Le Meilleur des pères
Benjamin Desmares
Rouergue 2023

Les histoires d’amour finissent mal, en général…

Par Michel Driol

En apparence, Constance a tout pour être heureuse. Des parents qui travaillent dans le milieu du cinéma, et une réelle beauté qu’elle a héritée de son père et de sa mère. Mais, en fait, son père est violent, s’alcoolise de plus en plus, et bat sa femme et sa fille. Un jour, Constance ose prendre la défense de sa mère. Le lendemain, au lycée, le même que celui qu’ont fréquenté ses parents, elle trouve sur un bureau une trace leurs prénoms gravés, puis se retrouve projetée dans les années 89, à l’époque où ils étaient amoureux. Peut-on changer le futur ? Leur dire de ne pas avoir d’enfant ?

Ecrit à la première personne, le récit donne à entendre la voix de Constance, une voix où se mêlent la verve de l’adolescence et sa fraicheur, une voix que les premières lignes sonnent comme presque d’outre-tombe : Je suis morte. Je crois. Comment être sûre ? Telle est Constance la narratrice, avec ses questions, ses tourments, et sa difficulté à vivre la violence de ce père qu’elle comprend, dont elle perçoit la souffrance au travail, les fêlures (il se voulait réalisateur, il n’est qu’éclairagiste),  un père qu’elle excuserait presque. Dans cette ambivalence et confusion des sentiments, comment parler de cette violence intrafamiliale, de ces secrets difficiles à avouer sans détruire toute la cellule familiale ? Il faudra vraiment que sa propre mère soit en danger pour que Constance ose s’interposer. Au moment où Constance est en plein désarroi, le roman bascule dans le fantastique, avec le voyage dans le passé de ses parents, lorsqu’ils avaient son âge, lorsque Constance les découvre tels qu’ils devaient être, déjà beaux et amoureux, sans se douter de la violence qui allait les emporter. C’est un beau passage, fait à la fois pour dire de façon métaphorique le désir de suicide de Constance, qui voudrait bien ne jamais être née et l’écart qui existe entre les amours naissants et l’usure de la vie. Ce voyage dans le passé, qui montre ces traces de violence déjà présentes dans le père, qui dépayse Constance étonnée de voir les habits étranges portés par les personnages, a quelque chose de poignant dans ce qu’il dit de la façon dont la vie fait changer les individus, et de ce qu’il fait sentir de l’écart entre les rêves d’avenir des adolescents et les échecs qu’ils rencontrent par la suite. Ce voyage fantastique, dont le récit donne une explication classique, l’évanouissement et le rêve, sera pourtant l’un des éléments déclencheurs de la parole de Constance qui ira signaler à la CPE de son lycée les violences dont elle est victime. Le récit se clôt sur la mère et la fille partant vers un nouvel avenir qui reste à écrire.

Fait rare en littérature pour la jeunesse, le récit tisse un fil très intimiste, une description du mal être des adolescents en danger, et un fil fantastique pour une plongée dans un passé. C’est un récit grave et sensible sur les violences intrafamiliales, sur la nécessité de la parole, mais aussi sur l’écart entre les apparences et la réalité, sur le temps qui passe et emporte avec lui les rêves des enfants…

A la belle étoile

A la belle étoile
Texte Nathalie Tuleff, musique Guillaume Lucas, Illustrations Janna Baibatyrova
Trois petits points 2023

Vive l’eau

Par Michel Driol

Pour la première fois, Rosetta et Lucien partent en vacances, dans le pays voisin, chez Opa et Oma. Au milieu de la nuit, ils entendent du bruit autour de leur tente. C’est Albert Hisson qui leur explique qu’il n’y a plus d’eau dans le ruisseau, et qu’il doit partir. Remontant le lit de la rivière, les deux amis découvrent Corentin le ragondin, qui leur explique que des hommes ont fait « un grand bazar » et que l’eau ne coule plus. Avec l’aide des ragondins, Rosetta et Lucien parviennent à refaire couler la rivière.

Voici un nouveau CD des aventures de Rosetta, un conte écologique dans lequel les enfants et les animaux parlent ensemble et collaborent pour faire revenir l’eau de la rivière, symbole de vie pour tous, une eau que la folie ou la négligence des hommes empêche de couler. Mais, en fait tout commence par l’observation des étoiles depuis le sommet du donjon, la quête des étoiles filantes qui permettront de faire un vœu, situation que l’on retrouve dans le dernier chapitre. C’est une façon d’inscrire le récit aussi bien dans le cosmos tout entier que dans l’imaginaire merveilleux du conte. Le texte est plein d’une poésie simple, celle de la nature, du bonheur et des plaisirs quotidiens. Nathalie Tuleff, qui lui prête sa voix,  en propose une interprétation toute en finesse, modulant les accents au gré des animaux rencontrés, non sans humour. L’accompagnement musical fait la part belle au phrasé tout en souplesse de Brahms et Debussy.  Un signal sonore discret indique le tourne-page, et permet de découvrir les illustrations aux couleurs vives, sans texte, de l’album qui accompagne le CD. Des illustrations qui s’inscrivent elles aussi avec bonheur sous le signe des étoiles.

Une histoire qui s’adresse certes aux plus petits, mais dont la poésie et la sensibilité ne laisseront pas les plus âgés indifférents.

Myra sait tout

Myra sait tout
Luigi Ballerini
Amaterra 2023

L’I.A. au pouvoir

Par Michel Driol

Dans l’univers décrit, Myra connait tout de chacun, l’aide à s’habiller, à choisir un partenaire, un film à voir, ou indique l’adresse du meilleur glacier. On communique avec elle par un communicateur et une montre hyper connectée, comme tous les appareils domestiques, les voitures… C’est Myra qui a proposé à Alessandro de former un « duo » avec Vera. Mais cette dernière, très critique envers cette société, appartient au Front, un mouvement qui résiste contre cette aliénation, et elle va y faire adhérer Alessandro.

Dystopie ? Oui, sans doute, mais tellement proche de l’univers que les GAFAM nous proposent. Chacun, petit à petit, a accepté de donner plus de poids à Myra, à livrer ses gouts, ses habitudes, et à accepter qu’elle prenne le contrôle sur la vie personnelle, contre des bons de réduction ou des promotions dans les magasins. Le Gouvernement occupe un immeuble de 10 étages, le siège du pouvoir se trouvant en haut. Ses ressources ? La vente des données personnelles aux principales entreprises du pays. Au nom de l’écologie, on a supprimé le papier, les livres, tout est virtuel. Dans cet univers numérique, les livres sont réécrits et les séries télévisées sont conçues pour servir les intérêts du régime. Dans cet univers proche de 1984, la résistance clandestine s’organise, résistance culturelle d’abord, car chaque résistant porte comme surnom le nom d’un écrivain du passé dont il doit d’abord lire l’œuvre, en version non expurgée. Volant un stock de papier et de crayons, les activistes découvrent une autre forme de communication, dont le secret peut être préservé. Ils découvrent la liberté de penser et agir par eux-mêmes et se battent contre tout un univers de surveillance absolue, de désinformation programmée, et de manipulation totalitaire.

Le roman fait pénétrer dans plusieurs milieux : l’univers familial, où la vie semble facilitée par Myra qui sait tout et peut tout faire, mais aussi le cœur du pouvoir, avec ses hiérarchies, sa façon de tout surveiller pour prévenir le moindre complot, la moindre dissidence, et enfin le monde des résistants, avec les précautions qu’ils prennent pour s’organiser. Il aborde aussi des thèmes plus légers, comme l’amour entre adolescents et la façon dont celui est mis en scène sur les réseaux sociaux pour être semblable à tous. Chaque chapitre se clôt sur un texte en caractères plus gras, dont on se demande avec une certaine perplexité qui l’énonce, car cet énonciateur semble détenir le pouvoir. Qu’on se rassure, on le saura à la fin du roman, une fin surprenante qu’on ne révélera pas ici bien sûr !

Tout cela est montré dans un récit tendu, plein de rebondissements, mais aussi d’humour ! La fiction est ici mise au service d’un questionnement sur nos rapports avec l’Intelligence Artificielle, avec les réseaux sociaux, avec notre façon de confier nos données sans trop y prendre garde. Si le KGB l’a rêvé, Google le fait, et Myra nous dépeint un monde qui n’est pas si éloigné de nous.

Ecrit dans une langue accessible aux adolescents, avec des codes narratifs efficaces, le roman se veut, à coup sûr, mise en garde. Quelle place accordons-nous à l’Intelligence Artificielle à l’heure où on nous vante ChatGPT ? Jusqu’où sommes-nous prêts à vendre tout notre esprit critique en échange de menus services finalement aliénants ? Mais ce roman rend aussi un hommage appuyé à  la culture, et plus spécifiquement à la littérature, comme des armes pouvant nous permettre de résister, de penser, de choisir, et de préserver nos libertés. Un roman salutaire qui parle de la servitude volontaire vers laquelle certains n’hésitent pas à nous entrainer.

Éditions La cabane bleue

Editions La cabane bleue

Écologie en paroles, en images et en actes

Par Anne-Marie Mercier

« La cabane bleue publie des livres pour sensibiliser les enfants à la protection de la planète, dans une démarche 100 % écoresponsable ».
Elle a été co-fondée par Sarah Hamon (qui a travaillé chez Fleurus et Mango Jeunesse) et par Angéla Léry (qui « a exercé (presque) tous les métiers de la chaîne du livre, pour finalement co-fonder La cabane bleue et y insuffler ses convictions écologiques. Elle travaille également pour Gulf Stream Éditeur »).
Les documentaires et « docu-fictions » parlent d’écologie, mais aussi d’ouverture au monde, aux cultures et à la nature, de la flore et de la faune, qui sont autant objets de découvertes et d’émerveillement que de soins.

Charles et moi
Emmanuelle Grundmann, Giulia Vetri
La cabane bleue (« Mon humain et moi » ), 2019

« Charles », c’est Charles Darwin. « Moi », c’est la narratrice, une jolie petite pieuvre qu’il a trouvée au Cap vert et ramenée en Europe. D’après l’histoire, il l’appelle Aglaé ; elle évolue dans un bocal sur son bureau et l’observe en train de réfléchir, de dessiner et d’écrire (elle lui donne un peu de son encre, sympa, la pieuvre!); elle raconte la vie du savant navigateur. Le moment de sa découverte qui l’amènera à la rédaction de L’Origine des espèces est un des temps forts du récit. Il se clôt sur une évocation poétique de voyages, de notoriété et de longue amitié.. enfin, dans un bocal.
Tout cela est joliment écrit, esquissé et peint, dans une maquette aérée qui laisse respirer textes et images. L’évocation de l’histoire à travers le point de vue d’un animal est aussi une belle idée, déclinée déjà dans trois volumes de la collection « Mon humain et moi » : Mozart vu par un étourneau, Joséphine Baker vue par son guépard… Ils sont tous écrits par Emmanuelle Grundmann, avec différentes illustratrices, choisies pour leurs styles très différents et bien adaptés à chaque univers.
Fabriqué en France, éco-conçu, équitable… l’album a toutes les qualités pour être en adéquation avec le projet des éditrices ; et en plus il a été publié grâce à une campagne de financement participatif. Décidément, La Cabane bleue propose de nombreux éléments pour une nouvelle conception de la « petite édition ».

L’Abeille
Benoit Broyart, Suzy Vergez
La cabane bleue (« Suis du doigt » ), 2019

La ruche, la reine, les faux-bourdons, les ouvrières… on accompagne chacun en suivant l’une des lignes de pointillés sur le fond blanc de la page, tachetée des petits corps jaunes des mini héros et surtout héroïnes. La pollinisation, le langage dansé, les différentes espèces d’abeilles dites « sauvages » ne produisant pas de miel… mais aussi les maladies apportées par des espèces étrangères invasives, les insecticides tueurs, les différents types de ruches…, sous une allure simple et joueuse, c’est une vraie mini encyclopédie qui invite à poursuivre l’enquête une fois l’hiver arrivé et le livre fini, et même à agir, avec la référence à des associations, comme « Un toit pour les abeilles » qui propose de parrainer une ruche : le livre fermé, l’aventure continue !
Dans la même collection, on trouve l’ours polaire, la tortue de mer, le hérisson, l’éléphant, le loup, la chauve-souris, et… les plantes.

La Ferme

La Ferme
Sophie Blackall
Editions des Eléphants 2023

A la recherche d’un temps perdu…

Par Michel Driol

Au bout d’un chemin, une ferme où ont grandi douze enfants, qui sont ensuite partis, tandis que la ferme, abandonnée, devenait le refuge d’animaux sauvages.

L’album se clôt par une note de l’autrice, où elle expose la Fabrique de l’album. Elle y explique comment elle a découvert cette ferme abandonnée, l’a explorée, en a recueilli l’histoire, celle de ses habitants, en a sauvegardé les trésors (lambeaux de papier peint, coquillages) avant qu’elle ne soit livrée aux bulldozers,  et comment elle a composé cet ouvrage qui est un petit bijou. D’abord par son texte, constitué d’une seule phrase, longue et sinueuse, embrassant toutes les activités des douze enfants, telles qu’on peut, peut-être, les reconstituer ou les inventer à travers les traces qu’ils ont laissées. Une phrase unique pour, en quelque sorte, réunir ce qui a été séparé, les époques, les âges, les vies, les destins. Travail textuel, travail d’enquête, travail de l’imaginaire aussi pour faire revivre cette fratrie, dans cette ferme traditionnelle, consacrée à l’élevage laitier pour l’essentiel,  dans l’est des Etats Unis. On songe en lisant cet album aux Vies minuscules de Pierre Michon ou à Miette de Pierre Bergougnoux. C’est la même façon de faire partager une tranche d’histoire disparue, de rendre hommage à une dernière génération de paysans, juste avant qu’ils n’abandonnent une ferme, symbole d’un mode de vie. C’est écrit avec beaucoup de sensibilité, avec de nombreux détails concrets (les traces des âges sur les murs, ou ce motif récurent des boutons-coquillages venant d’une mer jamais vue…) et l’émotion affleure à chaque page dans l’empathie qu’on ressent pour chacun de ces personnages, anonymes bien sûrs, pourtant si présents dans leurs relations, leurs bêtises ou leur affection mutuelle. C’est aussi un album sur le récit, et l’importance du récit qui transmet, permet de faire vivre ceux qui ont existé, nous ont précédés, dans un mouvement perpétuel évoqué dans la dernière partie du livre, qui illustre sa propre fabrication, et se termine par un appel au lecteur à devenir, plus tard, auteur de ses propres histoires. Belle définition d’une des fonctions de la littérature !

Les illustrations sont somptueuses. Réalisées à l’envers des papiers peints récupérés, elles mêlent encre de chine, aquarelle, gouache, et collage d’objets  provenant de la ferme. Elles regorgent de détails pleins de réalisme, ou de touches d’humour dans les attitudes des personnages. Elles donnent à voir ce que pouvait être la vie dans cette ferme, entre rudesse et tendresse, pauvreté et abondance, illustrent les rêves des enfants, comme une façon pour eux de sortir de cet univers. Avec réalisme, les dernières pages montrent la dégradation de la ferme, et la façon dont la nature reprend ses droits. Quant aux pages de garde, elles sont constituées de photos de la ferme ou des robes récupérées qui sèchent, de fragments minuscules, coupures de journaux, autant de signes que quelque chose, ici a eu lieu. Donner sens à des fragments épars pour ne pas oublier, autre belle définition de la littérature !

Un riche album sur le passé, pour ne pas oublier des modes de vie disparus, pour redonner vie à ceux qui ne sont plus : là encore, les Editions des Eléphants proposent un magnifique album sur la mémoire et la transmission.

A lire de la même autrice : le Phare

Éditions Pourpenser

Éditions Pourpenser

Philosopher avec les enfants

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions Pourpenser proposent depuis 2002 des ouvrages et des jeux inscrits dans une démarche écologique pour philosopher avec les enfants (de zéro à trois ans, de quatre à six ans, etc.) et les font réfléchir à partir d’histoires tantôt proches de leur quotidien, tantôt ancrées dans l’imaginaire, parfois les deux. Ils ont entre autres publié plusieurs livres sur les émotions, certains destinés aux tout jeunes enfants (tristesse, peur, etc.), d’autres, comme la trilogie Émotions enquête et mode d’emploi, BD accessible à partir de sept ans, feront réfléchir et sourire également les adultes : ils découvriront par exemple le phénomène du « triangle des Bermudes multi-temporel » qui empoisonne souvent leur vie inutilement, les mérites de la respiration ample, la PNL pour débutants…
Deux ouvrages sont représentatifs de ces deux versants, l’un théorique, l’autre fictionnel, Dis, raconte, comment ça marche ? Découvrir et penser le monde avec Edgar Morin et les histoires de Charlie et Belinda

Dis, raconte, comment ça marche ? Découvrir et penser le monde avec Edgar Morin
Martine Lani-Bayle et Adélaïde Ronxin
Pourpenser éditions, 2019

Martine Lani-Bayle a présenté la pensée d’Edgar Morin dans un album pour enfants, également en 2019, avec des illustrations de Barroux, aux éditions de l’Initiale. Intitulé Apprendre la vie, il montrait différentes expériences vécues par un enfant et les accompagnait de phrases tirées d’un livre du philosophe. Ici, elle propose pour des lecteurs un peu plus agés un axe plus théorique,  mais toujours clair et aisément compréhensible : la pensée du complexe, la dialectique, la place du réel face au concret et au virtuel… Toutes ces notions sont dépliées, et fournissent des outils pour penser et aussi pour vivre. Les illustrations éclairent le propos et ajoutent une touche d’humour avec une souris qui joue le rôle décalé de la coccinelle de Gotlib.

Charlie et Belinda : Un anniversaire tout pourri, Saule
Joëlle Stauffacher
Pourpenser éditions, 2021

Charlie et Belinda sont les héros d’une série d’albums montrant différentes crises émotionnelles et proposant de les comprendre et de les résoudre. Belinda est une mini fille avec des éléments de mouton (oreilles, laine) ; tantôt elle se trouve moche, pense que ses amis ne l’aiment pas, tantôt elle se révolte contre le temps et la mort… Ses amis, Charlie (un chat), Will (un cochon), Mimi (une souris), etc., l’aident et surtout l’écoutent ; ils la font aller plus loin dans ses pensées et l’amènent pas à pas vers une consolation. Dans Un anniversaire tout pourri elle croit que ses amis ont oublié son anniversaire : colère, chagrin, jalousie, rabaissement… précèdent la découverte du quiproquo.
L’histoire suivante dans cet album double, Le saule, est une très belle leçon sur la mort : le saule qu’elle aimait est abattu par l’orage. Belinda refuse sa mort. Elle a recours à la pensée magique, au désespoir, puis grâce au sage Charlie elle écrit, parle, se recueille : «dans la tristesse c’est réconfortant d’être ensemble». «Parfois la joie vient se nicher dans un moment triste»… Les dessins charmants et les jeux d’échelle et de couleurs donnet de la grâce à ces sages propos.

Les mamies et les papis cassent le baraque !

Les mamies et les papis cassent le baraque !
Claire Renaud Illustrations de Maureen Poignonec
Sarbacane2023

L’anti maison de retraite !

Par Michel Driol

Les Mamies voudraient bien s’installer ensemble dans une maison plutôt que de vivre chacune chez elles. Les Papis ont la même idée. Tour à tour, les deux groupes visitent la même maison, et voudraient bien l’acheter. Mais ils n’ont pas assez d’argent. Alors, quoi de plus simple que de préparer le casse de la banque ? Et quand les deux groupes se retrouvent devant la même banque, peut-être que l’union fera la force ?

Faisant suite à deux autres romans, Les Mamies attaquent et Les Papis contre-attaquent, ce troisième opus de la série est tout aussi délirant et fantaisiste. Des personnages de Mamies et de Papis non conventionnels, stéréotypés à souhait pour que chacun ait son rôle à jouer : la costaude, l’inventeuse la timide, la coach, le pharmacien, le déménageur, le prof de français, l’architecte, et un Anglais, sans oublier un chien, des personnages qui souffrent de solitude, ont quelques obsessions bien sympathiques (Comme ce pharmacien hypocondriaque) et surtout ne sont pas étouffés par la morale. Pétris de mauvaise foi, quand c’est pour la bonne cause, ils ne reculent devant rien pour arriver à leur but. Le récit est vif, accumule les situations pleines de cocasserie, les dialogues percutants, et les illustrations, nombreuses, sont aussi une exaltation de ce bonheur d’être vieux sans être adulte… Les personnages secondaires (en particulier l’employée d’agence immobilière et le commissaire de police) sont des faire-valoir, prompts à se faire avoir par ces mamies et papis pleins de vie et d’inventivité.

Un roman sans enfants… mais dont les personnages, bien qu’âgés, ne sont pas des parangons de vertu ou de sagesse, pour le plus grand plaisir des lecteurs !

Le jour où j’ai osé

Le jour où j’ai osé
Claire Castillon – Orianne Charpentier – Claudine Desmarteau – Manon Fargetton – Hugo Lindenberg – Vincent Mondiot – Marion Muller-Colard – Isabelle Pandzopoulos
Gallimard Scipto 2023

S’affirmer

Par Michel Driol

Un recueil de huit nouvelles, dont les personnages sont des adolescents, et qui ont en commun de mettre en avant ce passage délicat entre l’enfance et l’âge adulte, la première décision qui compte et a un impact sur soi-même. Il n’est pas seulement question de désobéissance, mais surtout d’affirmation de soi, avec tout ce que cela comporte de difficultés. Grande fille, de Claire Castillon, évoque une adolescente avec laquelle un homme bien plus âgé aimerait avoir une relation. L’Affiche de John Wick 2, de Vincent Mondiot, raconte les relations d’un adolescent de bonne famille et de son père, autour du tennis. Dans Tu m’aimes plus, Isabelle Pandazopoulos met en scène un adolescent attaché à son père, pourtant meurtrier de sa mère. Avec Vernis noir, Hugo Lindenberg dresse le portrait d’un adolescent qui se fait les ongles avec du vernis noir. Claudine Desmarteau, dans Elle a quelle âge la puce, fait le portrait d’une adolescente trop petite pour son âge. Dans les profondeurs de Manon Fargetton aborde la pédophilie. Les Champs, d’ Orianne Charpentier, évoque deux adolescents de la campagne dans un bus scolaire, et pose la question du courage. Enfin, c’est une professeure de philo, mise en scène par  Marion Muller-Colard qui amène ses élèves à se poser la question de la désobéissance.

Bien qu’ayant de nombreux points communs (comme une énonciation souvent en je, une tranche d’âge correspondant au lycée ou juste après), ces nouvelles sont pourtant bien différentes par les milieux sociaux dans lesquels vivent les personnages et par leur façon de gérer le temps. On croise ainsi des héritiers de très haut milieu social (parents Enarques) pourtant aux prises avec la drogue, des fils d’agriculteurs, et un enfant vivant en foyer. Certaines nouvelles racontent un temps très court, l’instant de la décision, d’autres s’inscrivent sur un temps très long (de l’enfance à l’âge adulte). Les problématiques dans lesquelles s’inscrivent ces nouvelles sont aussi différentes. Souvent, il s’agit de la première fois où on dit non. Non à ses parents, non à un adulte, non à ceux qui entourent. Il s’agit en fait de l’acceptation de soi, tel qu’on est, et de l’affirmation de soi face aux autres. Il est parfois question de sexualité, d’amour, mais pas seulement, souvent d’emprise que les autres exercent et dont on parvient à se débarrasser, en osant… Curieusement, il n’est pas question d’écologie, de destruction de la planète et de prise de conscience de ces phénomènes: ce n’est pas le sujet du recueil qui se centre beaucoup sur la relation aux autres enfants ou adolescents, qui est aussi abordée dans sa complexité : entre indifférence et hostilité, amitié complice et propos éclairants. Cette diversité montre à quel point le regard des pairs sur chacun est déterminant, à un âge où l’on se cherche, où on a perdu certains repères, avant d’en construire d’autres. On apprécie la construction du recueil, qui fait alterner les situations, jusqu’à la nouvelle finale, Désobéir, qui, tout en conservant son caractère narratif, présente un aspect plus philosophique, à travers l’évocation des écrits d’Hannah Arendt sur le procès Eichmann, et conduit à s’interroger sur la nécessité – et la capacité – de dire non, alors que les 18 premières années de la vie ont été l’incitation à obéir…

Un recueil à forte dimension psychologique, qui réunit des nouvelles autour d’une même question, pour montrer des adolescents effectuant leurs premières prises de conscience et leurs premières vraies révoltes.

C’est qui les méchants ?

C’est qui les méchants ?
Stéphane Servant – Laetita Le Saux
Didier Jeunesse 2023

Délations en chaine…

Par Michel Driol

Drame au pays des animaux… La mère Michel a perdu son chat ! Pour les trois petits cochons, une chose est sûre : on le lui a volé pour le manger.  Le coupable ne peut être que la grenouille à grande bouche, suggère la mouche. Elle est bête, elle sent la vase, elle ne peut qu’être coupable… Et les trois justiciers d’aplatir la grenouille, bien innocente. Suivront, dans le rôle du coupable désigné par la rumeur, innocent passé à tabac, le renard, l’ogre, la sorcière, la grand-mère, l’ours. Jusqu’au moment où c’et le tour du loup.  Le loup qui a récupéré le chaton perdu et le rapporte. Alors, qui sont les vrais méchants ? C’est vous, conclut l’album, montrant les trois petits cochons.

Sur le principe des histoires en randonnée, dans lesquelles on rencontre de nombreux personnages de contes ou de fables bien reconnaissables, voici un album qui utilise les mécanismes du comique de répétition, pleinement assumé dans le texte et dans les illustrations, pour faire réfléchir aux dangers de la rumeur et de la délation. Que dire du rôle joué par les trois petits cochons ici ? Ils vont d’injustice en injustice, de personnage rossé en autre personnage rossé, sans se poser la moindre question. Ils sont à la fois désireux d’aider et de retrouver le chaton, mais aussi bien naïfs, bien dépourvus de tout esprit critique, bien prompts à suivre les accusations portées par tel ou tel et à faire justice sans réfléchir. C’est là une des subtilités de l’album, car le lecteur s’identifie à eux : ne sont-ils pas des victimes du loup dans leur propre histoire ? Ne sont-ils pas pleins de bonne volonté ? N’ont-ils pas comme mantra récurrent  «  Nous on est les gentils et on le punira » ? Le renversement final, montrant le loup, stigmatisé souvent comme étant le méchant, comme celui qui aide, accompagné par le texte laconique, les méchants, c’est vous, invite le lecteur à réévaluer le comportement des trois cochons et à réfléchir ses propres préjugés, à sa façon de se croire « gentil » par nature. Mais cette leçon est donnée sans effet moralisateur dans un album d’une drôlerie assez irrésistible, qui tient autant au texte qu’aux illustrations. Le texte est rythmé, fait la part belle aux dialogues et aux répétitions liées à la randonnée. Le tourne-page ménage les effets de surprise : « le méchant, c’est… ». Les illustrations humanisent les personnages par les attitudes, les vêtements, et les montrent toujours en action. Reviennent, comme un clin d’œil aux westerns, les affiches Wanted qui stigmatisent les coupables potentiels.

Un album bien jubilatoire, dont les héros sont des benêts à la fois imbéciles et sympathiques, qui utilise de façon intelligente l’intertextualité et des personnages bien connus, pour aider à s’interroger sur la délation et les dangers du suivisme.