Comme un oiseau dans les nuages

Comme un oiseau dans les nuages
Sandrine Kao
Syros 2022

Le poids des ancêtres ?

Par Michel Driol

En pleine période de Covid et de confinement, Anna-Mei, une jeune fille de 16 ans,  est en pleine crise. Elle vient de faire une piètre prestation à une audition de piano, et sa relation avec Simon bat de l’aile. Depuis le décès de sa mère, c’est son père et sa grand-mère qui s’occupent d’elle. Cette dernière, d’origine chinoise, lui propose d’utiliser la médecine traditionnelle pour retrouver son équilibre. Parallèlement à cela, elle estime important que sa petite fille connaisse l’histoire des femmes de sa famille, depuis 5 générations.

Le roman croise deux fils narratifs. Le premier, c’est celui du présent récent, dans lequel une adolescente fragile, sérieuse et attachante raconte sa rencontre avec un garçon, leur amour, la façon dont elle s’est préparée à l’audition, et ce qui a suivi.  On retrouve là tous les ingrédients du roman adolescent contemporain, le premier amour, la passion pour un instrument, les relations avec les autres et la blessure causée par l’absence de la mère. C’est l’histoire individuelle d’un premier échec dont il faudra, tant bien que mal, se relever. Ce récit entre en résonnance avec  l’autre fil narratif, porté par la voix de la grand-mère, qui entreprend de raconter l’histoire à la fois douloureuse et romanesque des femmes de sa famille. Ces dernières ont traversé l’histoire de l’extrême orient depuis le début du XXème siècle, les guerres, le maoïsme, l’exil à Formose. Ces femmes ont en commun d’avoir été des victimes de l’histoire, qu’il s’agisse de la grande histoire ou de leur histoire familiale. Ruptures, rêves brisés, enfermement, rien ne leur a été épargné, de telle sorte que les lignées mère-fille se retrouvent, à chaque génération, coupées. Il en va de même pour le lien entre Anna-Mei et sa mère, morte très jeune. Le roman plonge ainsi à la fois dans une histoire tragique et  trop méconnue de l’Extrême-Orient, évoquant aussi bien l’accession au pouvoir de Mao, la Révolution culturelle, les événements de la place Tienanmen que la dictature au pouvoir à Taïwan. Ce récit de la grand-mère opère comme une révélation pour sa petite fille, qui découvre ainsi les secrets trop bien gardés d’une tradition familiale, mais dont les corps gardent peut-être les stigmates, à l’instar de cette douleur au pied que ressent la jeune pianiste, trace des pieds bandés de son aïeule ? Sandrine Kao, elle-même d’origine orientale, signe ici un roman qui rend hommage à toutes les femmes qui ont vécu, à leur courage, à leur résilience. Chacune d’entre elle a connu les échecs de ses espoirs, de ses rêves, de sa vie même, mais cette connaissance du passé devient quelque chose d’indispensable pour que la future génération puisse affronter le présent, forte de toutes ces expériences et de ces histoires à la fois si semblables et si différentes. Parlera-t-on ici de destin, de malédiction ? C’est bien de ce tragique-là qu’il est question.

Un roman transgénérationnel qui allie l’intime et l’épopée, qui permettra aux lecteurs français de mieux connaitre l’histoire complexe de la Chine au XXème siècle, construit autour de deux héroïnes, une petite fille et sa grand-mère, pour conduire chacun à réfléchir, sans militantisme ni manichéisme,  avec beaucoup de pudeur et de discrétion, sur la place des femmes et le sort qui leur a été trop souvent réservé, ainsi que sur ce que nous ont transmis nos ancêtres, consciemment ou inconsciemment.

Anne de Windy Willows

Anne de Windy Willows
Lucy Maud Montgomery
Monsieur Toussaint Louverture, 2022

Au gré des vents, cap sur le bonheur

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve encore une fois (mais pas la dernière !) Anne « avec E », la petite orpheline pleine de rêves, devenue une adolescente, puis une étudiante, qui maintenant, dans ce volume, entre dans la vie d’adulte, fiancée et nommée comme enseignante loin de chez elle, et surtout loin de son amoureux.
Cela donne lieu à une particularité de ce volume qui montre comment l’auteure arrive à faire série sans trop se répéter : le récit est tantôt à la troisième personne, assuré par une narratrice qui, comme dans les volumes précédents, prend parfois une légère distance avec son héroïne, tout en pastichant parfois son style enthousiaste, tantôt mené par Anne elle-même, à travers les très longues lettres qu’elle écrit à Gilbert.
Celles-ci reflètent tout un art de la correspondance : celui d’Anne, à travers des récits vifs, mais aussi celui d’un style archaïque et guindé qu’elle emprunte à l’une des veuves chez qui elle loge, florilège de formules de tendresses chastes et respectueuses. Les lettres d’Anne sont chastes également : nous sommes prévenus du fait que certains passages, trop amoureux, seront supprimés, n’étant destinés qu’à une seule personne – petite illusion de réalité –, ce qui permet de montrer un personnage très amoureux et même passionné sans choquer les jeunes lecteurs (lectrices en l’occurrence).
Quant à l’intrigue, elle est pleine de péripéties : Anne arrivera-t-elle à gagner la confiance des habitants ? viendra-t-elle à bout de l’hostilité de ses élèves ? Que deviendra la pâle Elisabeth, fillette délaissée qui vit dans le jardin voisin du sien (ce personnage semble calquée sur l’enfance de l’auteure) : Anne parviendra-t-elle à lui faire retrouver son père ?
On retrouve le charme des volume précédents avec des dialogues piquants, des personnages secondaires étonnants (notamment l’étrange et contradictoire Rebecca Dew et son ennemi, le chat), la drôlerie des situations mettant en scène l’hypocrisie mondaine, le tragique des destinées de certaines des amies d’Anne à la jeunesse brisée, la poésie des lieux, notamment celle du manoir de Windy Willows, « une maison à la personnalité exquise », et surtout les rêveries typiques d’Anne (ou de l’auteure) sur le monde, les âmes sœurs et la couleur des vents.

Poulette

Poulette
Clémence Sabbagh – Illustrations de Magali Le Huche
Les fourmis rouges 2022

Nous prendrons le temps de vivre…

Par Michel Driol

Gervaise est une executive poulette, qui court partout, d’un rendez-vous à l’autre, aux quatre coins du monde. Même pendant ses vacances, au Club des Poulettes, sur une ile perdue au milieu de l’océan, elle enchaine les activités, et refuse de se mettre à labri lorsqu’un ouragan menace. Rescapée sur une plage désolée, elle fait la connaissance de trois minuscules bestioles, les trois petits riens, qui lui révèlent une autre façon de vivre, avec laquelle elle repart pour la grande ville, où, parfois, elle se met à écrire des histoires.

Combien de parents se reconnaitront dans la Poulette du début de l’album ? C’est bien une satire de nos modes de vie, de nos comportements qui est faite ici. Il faut courir, au risque de se disperser, comme le montrent plaisamment les images de la première double page. Cette hyperactivité va jusqu’à contaminer les vacances, qui doivent être aussi actives… Cet album parlera peut-être moins aux enfants dans cette première partie. Certes, nombre d’entre eux sont hyperactifs, ne tiennent pas en place, veulent toujours bouger, ne parviennent pas à se poser, mais l’héroïne ici est une Poulette adulte, cadre d’une grande entreprise dans un décor très newyorkais. Après l’orage, à la façon de Robinson échoué sur son ile, Poulette découvre un autre mode de vie. Si elle a d’abord du mal à s’y faire (elle veut agir trop vite, trouve les 3 compères trop mous), elle apprend petit à petit à oublier le temps. Trois petits riens, trois minuscules bestioles, trois figures enfantines qui surgissent sur la plage, pleins de bienveillance et de curiosité pour Poulette, qui pensent d’abord à s’amuser, adorent danser, vivent au contact de la nature, crient et rient… Autant d’activités et de signes de comportement qui ne peuvent qu’évoquer l’enfance : le plaisir de l’instant, des joies simples, de l’absence de sophistication. C’est bien sur la question de notre rapport au temps que l’album interroge petits et grands. Ce temps qui passe, faut-il l’accélérer pour profiter de la vie de façon superficielle, ou le ralentir pour gouter chaque instant. En quoi consiste finalement  le bonheur ? Quel lien pouvons-nous entretenir avec la nature ? La métamorphose de Poulette montre une autre façon de conjuguer les exigences professionnelles et l’ouverture au monde, aux autres, à soi aussi. Et ce n’est pas pour rien que l’ouvrage se termine par des images de Poulette lisant ou écrivant (non plus à New-York, mais à Paris), façon de dire le rôle indispensable de la littérature pour se poser et prendre autrement le temps. Cette leçon de vie est portée par un texte plein d’humour, dans lequel les jeux de mots abondent (en particulier autour du mot poule, traité façon Motordu…). Les illustrations, qu’il s’agisse de vignettes façon BD pour montrer l’hyperactivité de l’héroïne ou de pleines pages, regorgent de détails amusants à regarder longuement !

Un album qui incite à réfléchir sur le temps qui passe, et notre façon de l’habiter, avec un indéfectible humour !

Boubou en était sûr

Boubou en était sûr
Karen Hottois Illustrations d’Emilie Seron
La Partie 2022

Les histoires d’amour finissent bien…

Par Michel Driol

« J’en étais sûr »… tel est le message que Boubou envoie à Nadia. Le messager n’est autre que Fromage, le rat apprivoisé, qui porte la lettre sur son dos. La réponse de Nadia est aussi elliptique. Le message suivant est un dessin, auquel Nadia répond par un « je t’aime »  qu’elle cache soigneusement sous un nuage blanc. Mais, quand Fromage lui annonce que Nadia était rouge au moment d’écrire la lettre, Boubou n’ose l’ouvrir et la jette. Fromage a beau révéler le contenu de la lettre à l’oreille de Boubou, pendant son sommeil, rien n’y fait, et la lettre devient la couverture d’un écureuil pour l’hiver. Nadia et Boubou se font la tête, jusqu’à ce que Fromage prenne l’initiative de leur donner rendez-vous, sous le nuage blanc.

Le vert paradis des amours enfantines… Certes, mais encore faut-il oser se dire, dire ses sentiments à l’autre, faute de quoi c’est le quiproquo ou l’incompréhension qui s’installent. Comment mettre en mots ses sentiments pour la première fois ? Entre audace et retenue, le langage permet-il de tout dire, qu’il soit verbal ou pictural ? Avec beaucoup de poésie, cet album entretisse ces différentes questions, en ayant à la fois un pied dans la réalité, avec les lettres et les deux enfants, bien réels, et un pied dans l’imaginaire, avec ce rat messager et ce petit écureuil, rêveur, qui, s’il ne comprend pas tout du message, en apprécie la douceur et le sérieux. Faut-il y voir une figure du lecteur de l’album, qui ne sait pas encore lire, se dit qu’un jour il sera assez grand pour écrire cela à quelqu’un et éprouver ces sentiments ? Sans doute. Cet album plein de délicatesse et de tendresse est superbement illustré par Emilie Seron, avec à la fois beaucoup de réalisme dans les nombreux détails qui inscrivent l’histoire dans des lieux (maisons, forêt) et des temps (été, automne, hiver) bien marqués, et beaucoup de douceur dans le choix des couleurs, des attitudes des personnages.

Un album comme une éducation sentimentale qui montre les limites du langage pour se dire, mais aussi le rôle des tiers pour dépasser les incompréhensions, et l’importance de l’amour.

Le Rat, la mésange, et le jardinier

Le Rat, la mésange, et le jardinier
Fanny Ducassé

Thierry Magnier, 2022

Un rat parmi les fleurs

Par Matthieu Freyheit

« Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que je suis… » Nous connaissons la suite. Mais le rat de cette histoire n’est pas la marâtre des frères Grimm. Convaincu de sa laideur, l’animal prend refuge dans un grenier où il aménage une maison de poupée, décorée à son goût. Pourtant, la laideur ici n’existe pas : Fanny Ducassé fait le choix d’un style naïf où dominent les fleurs et les couleurs. Pour ce rat qui ne s’aime pas, la laideur n’existe en effet que dans son miroir : partout ailleurs, son regard ne voit que de la beauté – ainsi de cette mésange qui lui apparaît, dans un éclat de lumière, « tel un hydravion ». La beauté trop consciente d’elle-même est cependant une beauté étourdie : alors qu’il emporte le rat dans les nuages pour voir le monde d’en haut, l’oiseau lâche le rat, qui quitte le ciel des autres et retourne à sa terre…parmi les fleurs.

Recueilli par un blaireau-jardinier, le rat est alors dorloté, soigné, choyé comme le sont les fleurs elles-mêmes : « Le rat se sentit alors précieux et délicat. » On se souvient avec chaleur que l’amitié qui lie monsieur Taupe et monsieur Rat dans Le Vent dans les Saules (1908) faisait écrire à Kenneth Grahame : « L’invisible était tout. » De fait, la tendresse du jardinier pour le rat opère et invite discrètement ce dernier à poser un regard neuf sur son reflet et sur le beau brun de son pelage.

Le rat comprend ainsi qu’il n’est plus en porte-à-faux avec la délicatesse des illustrations, et le soin à l’œuvre agit doublement : le soin apporté par Fanny Ducassé à ses dessins agit comme une projection du regard émerveillé que porte le rat sur le monde qui l’entoure ; le soin apporté par le jardinier au rat amène celui-ci à se sentir bénéficiaire, comme tout ce qui l’entoure, d’un soin plastique qu’il suffisait de regarder.

C’est bien un album sur le regard que propose l’auteure : un regard minutieux et attendri, au nom de l’attention que méritent les belles choses. Ce livre en fait partie : souhaitons-lui d’être vu, comme il donne à voir.

 

Quenotte, la souris qui voulait savoir lire

Quenotte, la souris qui voulait savoir lire
Catherine Metzmeyer & Kiko
L’élan vert 2022

Du pouvoir des livres…

Quand elle trouve un livre dans la forêt, Quenotte prend d’abord plaisir à en regarder les images. Puis, comme elle aimerait tant savoir ce qui disent les mots, sur les conseils du coucou, elle va demander au hibou de lui apprendre à lire. Et chaque soir, avec assiduité, qu’il pleuve ou qu’il neige, Quenotte se rend chez le hibou en compagnie du coucou. Jusqu’à cette nuit de printemps où les deux amis trouvent sur leur chemin le renard. Le coucou chante pour alerter tous les animaux qui se regroupent pour découvrir un renard sous le charme de la lecture de la souris…

Voilà une petite souris bien sympathique, avec son désir d’apprendre à lire, sa persévérance, et sa bonne bouille, museau allongé,  sourire aux lèvres, dans une attitude de curiosité éveillée. Gageons que de nombreux enfants de 6 ans s’identifieront à elle ! Alors qu’elle a une vie ordinaire, qu’elle sait déjà beaucoup de choses (courir, nager, reconnaitre les bonnes graines), la voilà désireuse d’acquérir de nouveaux savoirs. Savoir lire demande un accompagnement, et c’est le coucou qui sera le compagnon qui se rend chez le hibou tous les soirs, même si lui ne cherche pas à apprendre – un peu à l’image des parents ? Savoir lire demande de la ténacité, de la persévérance. Quenotte en fait preuve, en affrontant les intempéries pour se rendre aux leçons du hibou, forcément la nuit. Kiko nous montre un hibou gigantesque et bienveillant, face à une souris minuscule, et compose des tableaux nocturnes de toute beauté, sombres à souhait, dans une atmosphère bleutée propice à l’imaginaire. Il montre Quenotte affrontant la neige, la pluie, toujours se dirigeant vers la droite de la double page, vers l’avenir, vers la connaissance, jusqu’au moment où, en ayant suffisamment appris, elle se retrouve opposée au renard, et c’est vers la gauche qu’elle l’affronte, en sachant désormais assez pour lui faire face, ayant confiance dans le pouvoir des mots. Il y a un peu de Shéhérazade dans Quenotte : c’est la nuit que tout se passe, certes si l’une conte, l’autre lit, mais toutes les deux, par leurs mots, font jaillir des dragons et ont le pouvoir d’endormir les méchants.

Un album doux et tendre qui parle du désir de savoir lire, de la difficulté de cet apprentissage, mais aussi de la magie des livres qui font briller les yeux de tous. Bel hommage au pouvoir de la littérature !

Catrina

Catrina
Mickaël Soutif
L’Atelier du Poisson soluble 2018

Un sujet tabou pour poète maudit ?

Par Michel Driol

Après un repas mexicain, bien arrosé de tequila, Alejandro ne retrouve pas sa femme, mais Catrina, la femme squelette, crevassée et glacée : la mort en personne qui le prend dans son filet, et le conduit au cimetière, où il découvre sa femme et ses enfants festoyant sur sa tombe pour le jour des morts. C’était cela, le somptueux repas initial…

Sur un fond violet, illustré de scènes en pâte à modeler de couleurs vives, ce curieux album plonge les lecteurs dans l’imaginaire mexicain. Oui, nous allons tous mourir, alors pourquoi ne pas en rire ? C’est un climat de sérénité, d’apaisement,  sans tristesse ni chagrin, que montrent les dernières pages.  C’est donc une façon bien originale qu’a cet album d’aborder le thème de la mort à destination des enfants, en faisant partager une autre expérience quasi ethnologique, en nous plongeant dans un autre univers. Le Mexique est partout, dans les noms des plats, dans la légende de Catrina, dans le monde représenté par les illustrations (bâtiments, costumes), mais c’est surtout la mort qui est omniprésente (ossements, crânes…), une mort séduisante, même si on la suit avec effroi.  Proposant un récit aux aspects quelque peu fantastiques, l’album est en fait plein de légèreté afin de dédramatiser, par sa forme même, son sujet. Ce sont des rimes pleines de facétie qui offrent un beau contraste avec le sérieux du thème, ce sont les couleurs vives des illustrations qui contrastent avec le noir attendu des représentations de la mort. L’album ouvre à un univers baroque, dans lequel la mort fait partie de la vie, qui se clôt par une célébration et l’assurance de voir la vie continuer, et les siens heureux de continuer à vivre. Tel est le sens de la fête mexicaine des morts. Il n’est donc pas question de peine, de deuil, d’un au-delà incertain, mais d’une rencontre, d’amour, de fleurs et de repas partagé.

Un album très original, tant par sa forme, sa technique d’illustration, que par sa façon d’aborder le thème de la mort, en faisant partager aux lecteurs une autre expérience du Jour des Morts.

Histoire en morceaux

Histoire en morceaux
Almuneda Pano
Versant Sud 2021

Tout est toujours à recoller du monde

Par Michel Driol

Malgré l’interdiction, la narratrice joue au foot dans la maison et casse le vase préféré de sa mère. Cette dernière console sa fille, et lui indique qu’elles vont le recoller toutes les deux. Et c’est comme si les dessins du vase racontaient une histoire, qui conduit la fillette à se demander si tout ne raconte pas une histoire…

Le schéma est bien connu : ce sont les conséquences d’une transgression des règles que raconte cet album.  Avec subtilité, il évoque les conséquences psychologiques de cet acte, la peine ressentie par la fillette, plus troublée d’avoir fait involontairement du mal à sa mère que par le fait d’avoir cassé le vase, sa crainte, sa culpabilité, et la mère, qui montre une réelle affection pour sa fille, en la consolant. Pas de colère, pas de cris, pas de remontrances. Il convient désormais d’aller de l’avant, de réparer ce qui peut l’être, comme une belle leçon de vie. Il s’agit d’accepter les accidents de parcours, qui font partie de la vie, et inscrivent l’histoire dans les objets. Car c’est peut-être cette deuxième lecture qui est aussi intéressante que la première. Dès le titre, histoire en morceaux, il est question de récit, de récit fragmentaire, qui reste à recomposer. Ce nouveau récit que raconte le vase, fruit d’une nouvelle histoire, la sienne et celle des personnages de l’histoire, n’est-il pas à l’image des multiples récits embryonnaires que peut raconter le chemin de l’école ? En d’autres termes, tout n’est-il pas signe, signe d’une histoire à écouter, à déchiffrer, à se raconter, comme ces hirondelles de la dernière page qui annoncent le printemps ? L’album s’inscrit dans une temporalité qui va de l’hiver au printemps, montrée avec subtilité par les illustrations représentant le jardin et les plantes, comme signes d’une histoire de renaissance. En double page, les illustrations presque minimalistes, disent le désarroi de la fillette, le caractère très zen de la mère, et font se succéder, de manière très significative, les morceaux du vase avec les poses de la fillette, elle aussi en morceaux.

Un album touchant qui dit la nécessité de voir les choses sous un autre angle, de tenter de reconstruire le monde à partir de tous les fragments qu’on peut en percevoir.

 

Le Grand Grrrrr

Le Grand Grrrrr
Marie-Sabine Roger  – Illustrations de Marjolaine Leray
Seuil Jeunesse 2022

Une impatience sans mesure

Par Michel Driol

Lundi matin, le Grand Grrrrr a un petit paquet à livrer. Il sonne à la porte d’une petite maison, personne n’ouvre. Il attend, La pluie commence à tomber et le Grand Grrrrr  commence à s’impatienter, s’impatienter, s’impatienter au point de détruire la maison en voulant ouvrir de force la porte. Arrive alors la destinataire du paquet, une mamie très ancienne, qui le remercie pour sa patience, qualité rare de nos jours. Emu et touché par tant de gentillesse, le Grand Grrrrr se résout à reconstruire la maison, tandis que la mamie profite du cadeau de ses petits-enfants.

La colère, on le sait, n’est pas bonne conseillère… Celle qui est dépeinte dans cet album plein de drôlerie est plus proche de celle de Picrochole, de celles de Louis de Funès, ou de celle du bouillant Achille, version Offenbach, pour le plus grand plaisir du lecteur. Elle est injustifiée, elle enfle de plus en plus à la démesure de l’impatience de ce personnage, si bien nommé, que Marjolaine Leray caricature comme un monstre crayonné en noir, brouillon, brouillonnant ! Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas un album de plus sur les émotions mettant en garde contre la colère, c’est à la fois une fable sur le pouvoir de la gentillesse et de la lenteur et une farce sur l’impatience maladive contemporaine qui fait de nous des êtres qui voulons tout, tout de suite ! Rien de plus jouissif que le texte de Marie-Sabine Roger, plein de farouches d’allitérations en gr, de jeux de mots et de néologismes savoureux. Rien de plus jouissif que cette colère qui gonfle au fur et à mesure que la pluie redouble d’intensité, une colère qui dévaste aussi bien le monde que l’individu. Rien de plus jouissif enfin que les contrastes entre le monstre qu’est le Grand Grrrr et son petit paquet à livrer, que l’opposition entre la petite mamie souriante et le Grand Grrrrr qui passe de l’extrême de la colère à l’extrême de la soumission et de la repentance.  Tout est représenté en deux couleurs expressives et très contrastées par l’illustratrice : le noir du Grand Grrrr, le rose fluo de la maison, du paquet, de la pluie, de la mamie.

Un album jubilatoire dans lequel on rit aux dépends d’un personnage incapable de se maitriser, avec la complicité d’une autrice pleine d’imagination et d’une illustratrice particulièrement inspirée !

Les Pieds dans la terre

Les Pieds dans la terre
Claire Lecoeuvre – Illustrations d’Arnaud Tételin
Les Editions des éléphants 2022

Cinq histoires de paysans

Par Michel Driol

Dans ce documentaire, ce sont cinq fermes, cinq familles de paysans, que l’on suit sur 3 générations. A chaque fois, cela commence par une carte, montrant l’évolution du parcellaire agricole, de la ferme et de son environnement,  la disparition des haies, l’urbanisation, le remembrement… sur 70 ans. Puis l’on a les portraits des membres des trois générations qui ont fait la ferme, et l’on découvre alors comment elle fonctionnait dans les années 40-50,70-80, 2000 et 2020, à partir des propos d’un des membres de la famille.  Pour les cinq fermes, situées dans cinq régions différentes, une constante : on passe d’une agriculture traditionnelle à une agriculture biologique aujourd’hui.

Un peu à la manière de Depardon, voilà un documentaire passionnant sur l’évolution de l’agriculture au travers de cinq histoires, qui donnent la parole à ces paysans qui expliquent comment ils souhaitent vivre dignement de leur travail, protéger l’environnement et proposer des produits de qualité. Les textes font alterner les souvenirs, les témoignages de ces acteurs avec leurs biographies, ainsi que des commentaires qui mettent l’accent sur tel ou tel aspect du travail de la terre ou de l’élevage. Les illustrations, souvent en pleine page, montrent avec réalisme les lieux, souvent en plongée, façon de prendre de la hauteur, ou les gens au travail.

Un album qui est tout à la fois un témoignage précieux quant à l’évolution de notre agriculture, et un plaidoyer pour une autre façon de cultiver la terre et de se nourrir.