Le Dernier Ami de Jaurès (juillet 1914)

Le Dernier Ami de Jaurès
Tania Sollogoub
L’école des loisirs, 2013

Pourquoi ont-ils tué Jaurès?

Par Anne-Marie Mercier

CouvmediumGabaritLe dernier ami de Jaurès, c’est un adolescent solitaire et amoureux qui tente de lui tenir lieu de garde du corps au moment où des menaces se précisent, peu avant son assassinat le 31 juillet 1914, et surtout peu avant la mobilisation générale de la « grande » guerre à laquelle Jaurès s’opposait. La vie de Jaurès et celle du jeune homme – amoureux pour la première fois – alternent avec des scènes qui évoquent la vie du temps dans les couches populaires : travail, conversation, bal… et le quartier de la rue de la Gaîté.
Mais ce qui fait que ce roman est bien plus qu’un roman historique, ce sont les courts chapitres intitulés « prologue » qui donnent l’arrière-plan des événements : l’assassinat de Sarajevo, les réactions de l’empereur d’Autriche, de Poincaré, du Tsar et de Guillaume II, les manoeuvres en sous-main du ministre autrichien des affaires étrangères pour pousser à la guerre des dirigeants qui n’en veulent pas, les manifestations pacifistes en Russie comme en France, les ultimatums, l’engrenage. Il accroche à ces événements les réactions de Jaurès qui tente de sauver la paix, qui prépare ses discours, les prononce devant une foule qui l’acclame, mais aussi qui désespère et ressent la solitude.
C’est un Jaurès très humain qu’on nous présente, et le grand homme du Panthéon, celui-ci dont le nom a servi à nommer tant de places et d’avenues prend chair au milieu de multiples personnages secondaires issus du peuple. Tout cela vit, aime, souffre, se passionne et se dispute et  montre les multiples façons de réagir à ces événements.

Une occasion de se souvenir de la chanson de Brel, « Jaurès »?  Ici.

Sous l’armure Catherine Anne

Sous l’armure
Catherine Anne
L’école des loisirs (théâtre), 2013

Sous l’armure, c’est une fille

par Anne-Marie Mercier

SouslarmureLa trame de la pièce est assez classique, du moins aujourd’hui : un seigneur part à la guerre, emmenant avec lui son fils adoptif qui n’aime pas se battre et laissant à la maison sa fille qui rêve d’être chevalier.

Echange d’identité,  combats et blessures, scène de reconnaissance, pardons… On n’est guère surpris mais charmé : les paroles simples et brèves des personnages, le style dépouillé contribuent à la poésie de l’ensemble.

Guerre. Et si ça nous arrivait ?

Guerre. Et si ça nous arrivait ?
Janne Teller
Illustré par Jean-François Martin
Traduit (danois) par L W. O. Larsen
(Les grandes personnes), 2013

Comment peut-on être réfugié ?

Par Anne-Marie Mercier

Guerre-GP« Et si aujourd’hui il y avait la guerre en France… Où irais-tu ? » Tout ce petit livre est dans cette question-programme.

Imagine, dit le livre au lecteur, imagine la France gouvernée par un régime autoritaire et tentant d’imposer sa loi à l’Europe. Imagine les démocratie libres du nord liguées contre elle et ses alliés du sud, la guerre, les maisons détruites, des personnes emprisonnées, le pays déstructuré, la terreur, le froid et la faim : où aller ? Le récit raconte au lecteur son itinéraire possible. Réfugié avec sa famille au Moyen Orient, mal accepté dans un pays dont il ne parle pas la langue, d’une culture et d’une religion différente, qui se méfie de la sienne, il ne peut pas faire d’études, doit se résigner à des emplois qui le rebutent ; il rêve de retour, mais le pays qu’il a quitté ne veut plus de lui.

Janne Teller a transposé le quotidien banal d’un réfugié en se contentant de décaler les situations et de faire vivre (par le tu et le vous : le texte est écrit du début à la fin à la deuxième personne) cela par ceux qui regardent les choses de l’extérieur. La forme du livre est-elle même exemplaire : il imite le format et la couverture d’un passeport européen ; les dessins stylisés illustrent la simplicité et la rigueur de la situation.

Un tout petit livre, un grand choc et une belle leçon.

Voir la présentation par l’auteur 

La Drôle De Vie de Bibow Bradley

La Drôle De Vie de Bibow Bradley
Axl Cendres
Sarbacane (Exprim’), 2012

Chienne de vie

Par Anne-Marie Mercier

ledroledeviedebibowDestiné aux grands adolescents (la collection Exprim’ s’est débarrassée du label de la loi de 1949 sur les productions pour la jeunesse), ce livre raconté à la première personne par le roi des tocards – qui devient à la fin un total clochard – est aussi drôle que tragique. Mal aimé, fils et arrière petit fils de ratés alcooliques, Bibow est engagé dans la guerre du Viet Nam. Par lassitude plus que par conviction, il massacre ses propres camarades, mais échappe au tribunal militaire car il est recruté par la CIA à cause de son talent particulier et exceptionnel, découvert au moment de son interrogatoire : il est incapable de ressentir la peur et est donc capable de tout et de n’importe quoi.

Dans cette histoire d’espion, c’est surtout le n’importe quoi qui domine, des opérations absurdes, en Amérique chez les Hippies ou en URSS, qui laissent toujours le roman en deçà de la réalité: celle-ci est représentée par les personnages de William Colby (directeur de la CIA de 1973 à 1976, il causa la mort de dizaines de milliers de personnes au Viet Nam) et de Richard Helms, son prédécesseur. Bibow les décrit comme « juste deux psychopathes qui avaient le pouvoir de faire tout ce qu’ils voulaient ». Le héros est donc un double burlesque des grands personnages.

Malgré cela, le roman n’est pas totalement nihiliste : peu à peu (et il y met le temps), Bibow découvre l’amour, l’empathie, la compassion et offre un portrait d’homme sans foi ni loi, mais libre et lucide. C’est une belle lecture, souvent drôle, et toujours édifiante par les réalités qu’elle révèle ou rappelle.

Les morceaux d’amour

Les morceaux d’amour
Géraldine Alibeux
Autrement, 2012

Que ne ferait-on pas par amour ?

Par Christine Moulin

les-morceaux-d-amour-de-alibeu-geraldine-914729357_MLNous sommes dans l’univers du conte : les personnages ne sont pas individualisés (« la jeune fille », « le jeune homme »); la guerre dont revient le soldat vaut pour toutes les guerres; Géraldine Alibeu a réduit à l’essentiel le décor, rural et enneigé, dans les tons ocre qui sont sa signature.

La jeune fille tombe amoureuse du jeune homme, bien que celui-ci ait perdu un bras, un œil et une jambe mais le jeune homme ne la remarque même pas, perdu qu’il est dans sa tristesse. Comme elle l’aime et qu’ « il n’y a pas d’amour sans preuve », elle lui envoie son bras, ses cheveux et son œil. Le jeune homme retrouve goût à la vie et tombe amoureux de sa bienfaitrice. La fin, très morale, affirme la force de l’amour, au-delà des apparences et du désespoir (« On ne voit bien qu’avec le cœur », ce qui explique sans doute les allusions au Petit Prince sur la première de couverture : l’écharpe et le renard). Tout est parfait, un peu trop, peut-être. L’ennui n’est pas loin.

Un aperçu de l’album sur le site de l’auteur.
Une analyse éclairante sur le site du journal suisse Le Temps.

Comme on respire

Comme on respire
Jeanne Benameur
Thierry Magnier, 2011

Sidération, obstination

Par Anne-Marie Mercier

« Vous, moi, nous sommes chacun à notre poste. Nous veillons.
En chacun de nous veille l’enfant à la langue tue »

Ecrit pour « Un livre, une rose », opération qui fête la San Jordi et la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur de l’Unesco, ce livre-poème fait l’éloge de l’écriture mais de plus que cela. Penchée sur des dessins d’enfants marqués par la guerre, Jeanne Benameur écrit la souffrance de l’innocence et surtout de celle de ceux qui sont sans mots. Elle dit ce que peut l’écriture, à la fois rien et tout, face au malheur et à la cruauté des hommes, ce qu’elle peut pour les autres et pour elle-même.

La fonction de l’écriture : veiller, éclairer, consoler, savoir, refuser, continuer : écrire comme on respire, mais pas sans espoirs ni inquiétudes.

La Terre de l’impiété

La Terre de l’impiété
Jean-François Chabas
L’école des loisirs (medium), 2012

La terre du harki et la montagne pieuse 

Par Anne-Marie Mercier

Chaque livre de Jean-François Chabas est une surprise et une confirmation. Surprise car il est capable d’aborder de nombreux thèmes et de nombreux genres, confirmation parce que dans tous il excelle et sait être original sans affèterie, comme par nécessité, tout en visant juste et en touchant fort.

Ici, dans un décor dépouillé de rocs et de sapins, trois personnages isolés, qui ne communiquent pas entre eux : Philippe de Sainties, officier français retourné au civil après la guerre d’Algérie et la mort de ses illusions comme de ses liens avec le monde, son ami Abdelhamid Khider, autrefois soldat engagé dans l’armée française (un « harki »), qui a gardé quelques illusions par fidélité, mais perdu toute sa famille et tout avenir, et peut-être une part de sa raison, et Rachel, 11 ans, partie sac au dos pour rencontrer… Dieu, ou du moins l’auteur des « Magies » qui l’émerveillent.

Il n’y aucun point de rencontre entre d’une part la vie de ces deux hommes, notamment leur passé dans la guerre d’Algérie, retracée dans de nombreux retours en arrière brefs et terribles, et d’autre part l’allant de cette fillette qui gravit une montagne tandis qu’Abdelhamid l’observe à la jumelle. Mais justement, c’est ici que se fait la rencontre : le désespoir rencontre l’espoir fou, l’incroyance cynique fait face à un mysticisme hyper poétique, la vieillesse à l’enfance, la cruauté et les remords à l’innocence.

Roman poétique, mystique, historique, c’est aussi un bel ouvrage pédagogique sur l’histoire de l’indépendance de l’Algérie (un avertissement en pose les jalons) et notamment sur la question des harkis, douloureuse pour les deux bords.

En relisant certains passages du roman, je tombe sur le mot affèterie que je viens d’écrire : « L’absence d’affèterie, pensa Philippe, était souvent évoquée comme une qualité enfantine, et il lui semblait qu’il n’y avait rien de plus faux. Qu’on trouvait à foison des petits garçons doctes et empruntés et des petites filles qui faisaient des grâces, trop tôt au fait de la séduction qu’on leur prêtait. (…) Le naturel était, selon ses observations empiriques, plutôt le fait des vieillards ».  (p. 35-6)

D’enfance ou de vieillesse, l’absence d’affèterie est ce qui caractérise l’art de Jean-François Chabas (et peut-être plus généralement des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse – pour les autres auteurs, ça se discute). Lire ces auteurs c’est, à travers leur écriture, voir, comprendre, sentir, sans être trahi à aucun moment dans sa confiance : ils parlent vrai, juste et peu.

 

Bjorn aux armées, I

Bjorn aux armées, I
Thomas Lavachery

Ecole des loisirs (medium), 2010

Le retour d’un héros de fantasy

par Anne-Marie Mercier

BjornauxarméesI.gifCe Bjorn est un héros de fantasy fort attachant : après 5 volumes, il captive toujours. Je me souviens qu’en 2007 (sur Sitartmag, voir ci-dessous) je disais grand bien de la fin de la tétralogie de Bjorn aux enfers et du volume qui avait ouvert le cycle (Bjorn le morphir), un peu moins de ce qui avait été publié entre les deux. Ainsi, il me semblait avoir fait le tour de la question et j’ai ouvert avec un certain retard le premier volume du nouveau cycle d’aventures, « Bjorn aux armées », sans grand enthousiasme, me disant que j’allais trouver du même, sans doute en moins bien.

C’est un peu pareil, mais ça reste très bien. Du côté du pareil : on est chez les Vikings, peu après l’an mil : autant dire que l’entourage est rude. Il y a des humains et quelques peuples tirés des mythologies du Nord ou inventés par l’auteur. Un peu de magie, des dragons, un fantôme… Le tout tenu par une écriture simple mais pas simpliste, précise, et de nombreux dialogues. Les personnages, nombreux, ne sont pas d’une grande complexité psychologique, ni les situations, mais bon, on n’est pas chez les Vikings pour se compliquer la vie, déjà que l’intrigue rebondit sans cesse.

Du côté du différent : on n’est plus dans les aventures d’un petit groupe face à des créatures infernales, ni dans un espace imaginaire, mais dans ce qui ressemble à une geste médiévale. Une invasion étrangère menace le pays et le roi qui avait envoyé Bjorn en mission aux enfers n’a plus que quelques jours à vivre quand il désigne le « Jarlal », le chef de guerre qui doit diriger les armées sur terre et sur mer. On devine que, à la surprise générale – qui est  aussi celle du lecteur, tant le point de vue de Bjorn est convaincant dans ce récit à la première personne – c’est le héros de quinze ans qui est désigné. Il a beau être devenu riche et puissant après avoir vaincu les créatures infernales, être un « morphir » (lire le premier volume), posséder en cachette un dragon de première classe, avoir une parfaite guerrière pour « fiancée », et être très aimé de ses parents et amis, il a un doute sur ses capacités. D’autres aussi, d’ailleurs. Tout cela le rend sympathique, comme son amitié avec des personnes d’autres races, des « demi-humains », des Trolls… joyeusement peu raffinées.

Le récit des manoeuvres des uns et des autres, de la stratégie de Bjorn et des différentes batailles n’ennuie pas, au contraire : on suit avec intérêt l’édification de son personnage de chef d’armées. Les scènes de veille ou de lendemain de combat font un peu images d’Epinal (un côté napoléonien ?), ce n’est pas sans charme. La touche de fantastique est présente dans ce volume de façon plus discrète, mais reste séduisante.

Enfin, les nombreuses péripéties font qu’à la fin du volume Bjorn a tout perdu, au moins provisoirement, même son épée (magique), même son dragon et le corbeau qui parle, et sa fiancée et tous les autres. Cela fait qu’on attend avec intérêt le(s) volume(s) suivant(s) : on ne va tout de même pas laisser un héros, fût-il viking, dans cet état, non ?

 

Bjorn aux enfers (IV. La reine bleue), de Thomas Lavachery, Ecole des loisirs (medium), 2007

Si certains tomes précédents de cette série s’étaient avérés un peu décevants par rapport à la belle surprise qu’avait été le premier roman (Bjorn le morphir), ce volume qui clôt l’épisode des enfers est une réussite. On y retrouve les personnages qui accompagnent le héros dans sa quête, hétéroclites comme il se doit. La belle Sigrid, fiancée de Bjorn est toujours aussi courageuse et aimante, et Bjorn souffre pour elle mille maux ; ses autres compagnons ne manquent pas d’humour et agissent parfois de façon imprévisible, ce qui renouvelle l’intérêt.

Ici, ils arrivent enfin au royaume de Mamafidjar, personnage gigantesque et monstrueux, mais terriblement fleur bleue (ce qui le rend très dangereux). La peinture du monde des enfers, où les morts côtoient les vivants dans une ville gigantesque et en perpétuelle expansion, a beaucoup d’allure, avec de la poésie parfois et des trouvailles. La plupart du temps, les héros sont prisonniers, tantôt dans un bateau, tantôt dans un cachot, et c’est une bonne chose : l’action se resserre autour de petits événements, de rencontres, de suspens, de méditations (pas trop longues, qu’on se rassure) et de moments de terreur qui donnent à Bjorn une belle stature héroïque, physique et morale.

La fin du roman échappe aux conventions du genre. En effet, si la mission (sauver le prince Sven) est bien accomplie, on découvre qu’elle se révèle d’une nature assez problématique (ce qui fait imaginer une suite possible à cette série).

 

A. M. Mercier (février 2007)

 

 

Loin de la ville en flammes

Loin de la ville en flammes
Michael Morpurgo

Traduit (anglais) par Diane Menard
Gallimard jeunesse (hors série littérature), 2011

Adieux à Dresde (avec un éléphant)

Par Anne-Marie Mercier

Michael Morpurgo,Gallimard jeunesse (hors série littérature),guerre,bombardement,éléphant,handicap,allemagneMichael Morpurgo poursuit son exploration de la deuxième guerre mondiale en prenant cette fois le point de vue des civils et des vaincus : une famille de Dresde, la mère, la fille de 16 ans et le jeune garçon handicapé de 8 ans (le père est au front) fuit la ville bombardée… accompagnée, et c’est la touche de fantaisie de ce roman sombre, de Marlène, une jeune éléphante.

Presque tout le récit relate leur marche épuisante dans les bois, la faim, la peur et l’angoisse. En chemin, ils rencontrent un aviateur canadien et le sentiment de haine est suivi par l’entraide et même l’affection et l’amour, très progressivement. D’autres rencontres sont lumineuses : d’autres réfugiés, une vieille châtelaine, une chorale d’enfants… tous séduits par Marlène.

Cette histoire est celle de la narratrice, la jeune Lizzie. Agée, en maison de retraite, elle raconte cela à son infirmière et au fils de celle-ci qui a cru tout de suite à son histoire d’éléphant dans le jardin.

Et c’est bien la position du petit Karl que Morpurgo nous demande d’adopter, celle d’une suspension totale d’incrédulité, parfois difficile (un éléphant dans les neiges allemandes de février, on a un peu de mal…). C’est tout le paradoxe d’un conte de guerre cruel.

L’Aigle de la neuvième légion (Les Trois Légions, vol. 1)

L’Aigle de la neuvième légion (Les Trois Légions, vol. 1)
Rosemary Sutcliff

Traduit (anglais) par Bertrand Ferrier
Gallimard jeunesse (hors série littérature), 2011

Le retour du roman historique des années 50

Par Anne-Marie Mercier

aigle9e2.gifPour une fois, nous suivons l’actualité de près, la devançons même un peu, tout en plongeant dans l’Antiquité : le Péplum est de retour, et il est romano-Breton. Après le film Centurion de Marshal (2010) qui relatait la guerre des Romains contre les Pictes et le massacre de la 9e légion romaine, L’Aigle de la 9e légion, tiré du roman que nous évoquons ici prend son essor demain, 4 mai 2011, sur les écrans des cinémas français après avoir été un succès dans sa version originale.

En fait de nouveauté, c’est plutôt du réchauffé (mais du bon réchauffé !) que présentent les éditions Gallimard jeunesse en grand format, puisque le texte dont ce film est issu existait déjà en folio junior (2003), dans  l’édition française d’un roman anglais publié bien plus tôt, en 1954 (The Eagle of the Ninth). C’était le premier roman de Rosemary Sutcliff qui en a publié beaucoup d’autres du même genre (jeunesse, historique, antiquités anglaises). L’auteur est une célébrité, nommée officier de l’Empire britannique grâce à son oeuvre.

On trouve ici tout le charme et tous les problèmes du roman pour adolescent de ces années là, au temps où les jeux vidéos n’existaient pas, et la télévision à peine : le joli temps où les enfants avaient encore de longues après midi de pluie devant eux pour se plonger dans des aventures héroïques. Tout en étant un récit d’aventures avec tous ses ingrédients (suspens, chasses à l’homme) c’est aussi un livre où la nature est très présente et où l’on prend le temps de s’attarder sur l’évocation de la faune et de la flore, des nuages et de la pluie. Le livre prend son temps, n‘épargne pas les descriptions et les moments d’inactivité et d’attente, pour le héros comme pour le lecteur. Il ne craint pas non plus de décevoir l’un comme l’autre. Le livre ne cherche pas à caresser dans le sens du poil : le renoncement aux rêves y est un fil rouge discret mais insistant. On sent que la guerre n’est pas très loin, dans l’esprit de l’auteur comme de ses lecteurs. C’était aussi le temps de l’innocence.

eagle9e1.jpgAvant de creuser un peu cela, deux mots de l’histoire. Elle se caractérise par son caractère déceptif, dès le titre : cet aigle n’est pas un oiseau, ce n’est pas non plus la désignation du héros, c’est un objet, une aigle romaine qui guidait une légion. La 9e légion est pour les Anglais une légion mythique puisque, dit-on (mais d’autres disent que tout cela est faux…), elle disparut corps et biens au moment où les Romains, contraints d’abandonner la Caledonia, se replièrent derrière le mur d’Hadrien. Corps et biens ? Pas dans le roman, car dans cette histoire qui se passe une dizaine d’années plus tard, Marcus le romain et Esca le breton  partent à la recherche de l’aigle porte étendard de la 9e, et, avec cette aigle, à la recherche d’éventuels survivants.

Marcus est un jeune centurion dont le père appartenait à cette légion. Quête du père, donc, classique ; puis tentative de restauration de l’honneur du père, moins classique. Marcus est très vite grièvement blessé lors d’une action héroïque et en reste fortement handicapé : sa carrière militaire est brisée et son rêve, rentrer vite au pays pour y acheter une petite ferme, est anéanti. Un militaire handicapé et rêvant de paix, c’est original. Aussi, tout au long du roman on trouve un éloge permanent des valeurs militaires (honneur, obéissance, courage, amour de la patrie), ce qui fait qu’on ne sait pas toujours si on entend un soldat romain ou trois9e2.jpgun pilote de la RAF. Les éditions Alsatia avaient publié un autre roman anglais sur le sujet, Trois de la neuvième légion (1960)  dans la collection « Signe de piste », puis une BD (1971). Au passage, signalons qu’on sent venir dans les études en littérature de jeunesse, un regain d’intérêt pour le roman scout.

Les valeurs militaires sont tempérées par l’horizon auquel aspire le héros : la vie paisible dans une ferme avec sa famille, de bons amis et un chien. Ce chien idéal est ici un louveteau que Marcus élève, mais qu’il laisse à la maison lors de sa quête. C’est un autre point d’originalité et de déception pour un lecteur contemporain : on devine ce qu’un auteur moderne en aurait fait… Le militarisme est également tempéré par le fait que Marcus est en contact avec plusieurs personnes du camp « ennemi », celui des tribus révoltées contre Rome, et que leur cause apparaît juste. Il est accompagné par Esca, lui-même issu de ces tribus. L’idée d’Empire est très présente, avec des légions composées de soldats venus de toutes les provinces romaines (donc de toute l’Europe) et l’auteur exalte les vertus civilisatrices de Rome, tout en faisant un beau portrait des anciens Bretons. Ce n’est pas encore du politiquement correct, c’est du nationalisme aux vues larges.

Le personnage d’Esca illustre l’innocence des années 50 : prisonnier de guerre vendu comme esclave, gladiateur, il est racheté par Marcus qui le sauve ainsi de la mort. Vite affranchi, Esca devient son ami, son soutien, son alter ego. Cela évoque un autre « couple » célèbre de la littérature de jeunesse historique et antique de la même époque, celui d’Alix et Enak (la BD de J. Martin), mais ici l’auteur est une femme, née en 1920. Elle présente une relation très étroite entre deux jeunes gens de 20 ans qui dorment l’un contre l’autre pour se protéger du froid et sont presque tout l’un pour l’autre sans que rien ne frémisse. On est au temps de l’innocence, où la littérature de jeunesse pouvait quasiment tout oser sans que l’on « pense à mal ». Pas de fille, à part une toute jeune qui ne compte pas mais que le héros épousera à la fin. Autre amour, le louveteau : si les héros ont autour de 20 ans, ils ont un âge affectif de 11 ans.

L’âge du lecteur est ici problématique : les longueurs, le caractère déceptif et rude fait imaginer un lecteur plus vieux que les 11 ans proposés par Gallimard jeunesse. Cet âge cible est sans doute dicté par un souci de vente : il s’agit de capter le public des lecteurs de cycle 3 et de 6e, comme le suggère le cercle Gallimard de l’enseignement. http://www.cercle-enseignement.com/Ouvrages/Gallimard-Jeunesse/Folio-Junior/L-Aigle-de-la-9e-legion

L-Aigle-de-la-9e-legion_ouvrage_not_audio.gifLa couverture de l’édition Folio propose une image lumineuse et enfantine qui contraste fortement avec celle du grand format qui sort en ce moment. Sur la première, le héros semble avoir 12 ans, sur la deuxième, il en a plus de 20, ce qui est une vision plus juste. Cette photo du film est d’ailleurs proposée sur la jaquette ajoutée à l’édition folio. De l’une à l’autre, on voit tout le chemin que peut parcourir un roman historique pour la jeunesse, du public scolaire au grand public et le poids du marketing dans sa diffusion.

Le deuxième volume de la série, L’Honneur du centurion, est sorti dans la même collection, on en parlera prochainement. On y retrouvera la famille de Marcus, plusieurs générations plus tard, au moment où l’Empire se délite… (A suivre !)