Dans le désordre

Dans le désordre
Marion Brunet
Sarbacane 2016,

Vivre en communauté et croire à ses rêves
Par Maryse Vuillermet

Sept jeunes se rencontrent en plein cœur d’une manif, ils s’entraident, se soutiennent. S’apprivoisent et continuent à se voir. Puis ils décident de vivre ensemble dans un squat. Grâce aux dialogues très animés et aux points de vue qui alternent,  on les suit au plus près. Certains sont étudiants, Jeanne, Ali, Jules et Lucie, certains travaillent,  Basile est cordiste, d’autres essayent de travailler et vivent de tout petits boulots comme Marco déjà bien cabossé mais expérimenté dans les luttes. Tous veulent échapper à leur famille trop bourgeoise ou trop bête ou trop triste, certains veulent fuir un passé déjà douloureux mais tous veulent changer le monde et construire une autre vie plus libre, plus dans le présent,  une vie où l’on ne possède rien, où l’ on partage tout et où l’on s’aime sans compte à rendre.
Mais les contradictions sont tyranniques, comment changer le monde ? Par la lutte armée, la violence ou la non-violence, être libre mais qui fait le ménage dans le squat, ne pas travailler mais qui vole au supermarché pour manger, ne plus aller à la fac et se retrouver plongeuse à la merci d’un patron immonde?
Ce portrait de groupe va à l’encontre des idées reçues sur la jeunesse d’aujourd’hui, il nous montre des jeunes qui n’ont pas renoncé à leurs rêves, qui se battent, qui ne sont ni individualistes ni résignés mais au contraire inventifs et généreux. Ils vont cependant en payer le prix et le récit commencé dans l’enthousiasme s’achemine vers une tragédie.

Détroit

Détroit
Fabien Fernandez,

Gulf Stream, 2017

Le roman d’une ville à l’agonie

Par Maryse Vuillermet

Detroit, motor city, la ville de Ford et de l’opulence américaine, désormais à l’agonie, sert de décor à ce roman urbain. L’extrême misère sociale, les zones de non-droit, les gangs ultraviolents, les combats de chiens, la prostitution des gamines…
Trois narrateurs s’expriment tour à tour, Ethan, journaliste photographe, fasciné par le passé industriel et les immenses friches de Détroit, Tyrell, jeune lycéen black, qui attend avec impatience la fin du lycée pour fuir l’endroit, et peut-être oublier ses accès incontrôlés de rage. Et, une curiosité narratologique, la ville de Détroit elle-même, narratrice, observe, commente le destin de ses habitants et espère malgré tout en sa propre résurrection.
D’autres personnages sont attachants, Sonya lycéenne, que Tyrrell aime, mais qui se prostitue pour faire vivre sa famille et qui est terrifiée par le chef du gang des Crisps, la mère de Tyrrell, infirmière de nuit dont on découvrira le drame à la fin, la policière, le clodo, ex chanteur déchu, ils hantent cette ville,  impuissants à la quitter, désespérés et ils nous restent en tête.
L’ambiance est ultra violente, l’univers romanesque inédit, le style intéressant, qui se déploie parfois en images très puissantes mais les interventions de la ville-narratrice tournent parfois au procédé, en tout cas,  ralentissent l’intrigue qui est peut-être un peu vite résolue.
C’est le seul bémol à ce roman trash mais audacieux et attachant.

Cours !

Cours !
Davide Cali, Maurizio A.C. Quarello
Sarbacane, 2016

Eloge du sport

Par Anne-Marie Mercier

Le narrateur revient sur son passé : seul élève noir dans une classe de blancs, il se bat beaucoup avec ses camarades, d’abord pour se défendre ou répondre à des insultes, puis presque par habitude, habité par une colère permanente contre le monde, la pauvreté de sa famille, la noirceur de son avenir. La nomination d’un nouveau chef d’établissement dans son lycée change sa vie : celui-ci lui propose de canaliser sa colère en faisant de la boxe. L’adolescent est séduit et rêve de d’avoir un destin  proche de celui des champions qu’il vénère.

L’intérêt de l’album réside dans sa bifurcation vers des rêves plus accessibles : avant d’apprendre à boxer, Ray doit travailler son souffle et commencer par la course à pied. Des succès, des prix ( et de l’argent) marquent ses succès mais il connaît aussi des revers, des échecs et apprend à canaliser son énergie. Le récit est porté par de beaux portraits, celui de Ray qui évolue, celui du proviseur, qui sait ruser avec les étapes à proposer à son protégé…

Le texte et les images s’insèrent de manière variées dans la page, tantôt dissociés, tantôt associés, dans des formats divers, des typographies changeantes. Le rouge des vêtements de sports de Ray et l’ocre de la piste de course tranchent sur les illustrations aux teintes pâles, comme un appel à changer le destin qui n’est jamais tracé à l’avance, dans un sens comme dans l’autre : Ray ne sera pas boxeur ni ne restera champion de course à pied, et pourtant il réussira sa vie…

Endgame, t.3 : les règles du jeu

Endgame, t.3 : les règles du jeu
James Frey et Nils Johnson-Shelton
Traduit (anglais, USA) par Jean Esch
Gallimard (Grand format), 2017

Jeux du cirque, le retour?

Par Anne-Marie Mercier

Une trilogie, le monde pour décor, un contexte pré-apocalyptique, un complot d’extra-terrestres cyniques contre l’humanité, des personnages jeunes, garçons et filles, de toutes les races, puissants et déterminés, engagés dans une compétition qui n’aura qu’un seul survivant, un rythme haletant, dû en grande partie à la technique des récits fragmentés et points de vue alternés… tous les ingrédients d’un Brest seller sont là.

On peut ajouter quelques ingrédients supplémentaires, comme une organisation proche d’un jeu de plate-forme, la liaison avec un vrai concours en ligne avec de l’argent à la clé qui devait s’achever en juillet 2017 si un lecteur avait trouvé la solution des énigmes…( je en sais pas si quelqu’un à gagné, le web étant discret sur ce point, peu importe).

Il n’est donc pas étonnant que la série ait eu du succès. Mais on se permettra quelques bémols. Tout d’abord, comme on vient de le dire, l’absence totale d’idée nouvelle, la nouveauté consistant à mixer des recettes existantes. Ensuite, le happy end facile, la morale sauve ( les joueurs tuent aveuglement des centaines de personnes mais se refusent à tuer une petite fille innocente  – ceux qui envisagent de le faire sont bien punis d’ailleurs) ; la terre est à moitié détruite mais la reconstruction est immédiate et l’amitié entre les peuples universelle (le lecteur dans ces dernières pages se demande : pour qui nous prend-on ?). Enfin, en lisant les aventures de ces jeunes gens rivés à leurs armes et trouvant une jouissance dans le sang et dans le combat, en s’interrogeant sur la nécessité qui pousse l’auteur à détailler la mort de chacune de leurs victimes et l’expression qu’elle a à son dernier souffle, on se dit que décidémment cette « littérature » rejoint un voyeurisme douteux et que, somme toute, entre ces héros proposés à l’identification et les sinistres assassins de masse dont les journaux nous parlent, la différence tient à peu de chose.

Stéphane

U4. Stéphane
Vincent Willeminot

Nathan/Syros, 2015

U4 – La filière lyonnaise

Par Anne-Marie Mercier

Quatrième et dernière chronique à propos de U4.

Stéphane est à la fois le plus « ado » (au sens de dur, violent) et le plus enfantin de la série : ce paradoxe s’explique en partie par le fait que la narratrice et héroïne, Stéphane, n’a pas perdu toute sa famille dans l’épidémie, contrairement aux autres personnages et est même persuadée que tous sont en vie, quelque part : le père tout puissant aura réussi à les sauver. Ce père est un scientifique, un médecin qui travaillait au fameux laboratoire « P4 » de Lyon, chargé de la recherche sur les virus hautement dangereux ; il voyageait beaucoup, allait en « mission humanitaire », et transmettait à sa fille quand il la voyait (pas très souvent…) son savoir. La naïveté de Stéphane dure longtemps, comme son espoir de retrouver son père, forcément (selon elle) pas au courant de ce qui se passe, pas d’accord avec les violences de l’armée, et capable de tout arranger dès qu’elle l’aura retrouvé. La première partie du roman est fait de contrastes forts, entre la rencontre avec un garçon qu’elle aimera et avec qui elle essaie de sauver les animaux du parc de la Tête d’Or et le massacre qui les détruira, lui et les bêtes qu’il voulait sauver, et entre l’implication de Stéphane dans le travail de réorganisation voulue par les officiels et sa révolte et sa fuite avec Yannis et Jules.

On pourrait ajouter que la naïveté du roman découle du traitement du personnage  de Stéphane : du fait de sa filiation, elle est considérée comme savante, capable de travailler dans les hôpitaux de fortune. Il est vrai que, tous ceux qui étaient âgés de plus de dix-huit ans étant morts, ceux-ci sont dirigés par gens à peine plus qualifiés qu’elle, des étudiants de médecine de première année pour la plupart (on se demande comment tous les blessés ne sont pas morts et les talents de Stéphane, capable de réaliser une amputation laissent perplexe, mais bon, l’intérêt du livre n’est pas là – on attendait un peu plus de vraisemblance cependant).

L’intérêt du roman tient à la personnalité de l’adolescente, capable de dureté extrême, confiante dans l’autorité et pétrie des préjugés et illusions de sa classe, et à son détachement progressif de ses certitudes (sa rencontre avec Yannis, adolescent du quartier du Panier à Marseille, l’y aide).

Le trajet de Lyon à Paris reprend les éléments donnés par les trois autres romans, mais à travers son point de vue, assez différent de celui des autres du fait de sa situation particulière, que l’on a évoquée plus haut. La violence de Stéphane, physique et verbale, le rapport très distant avec le jeu Warriors of time qui réunit les protagonistes, la rencontre avec son père et le retour au réel qui s’ensuit le mettent un peu à part. Mais chacun de ces romans n’est-il pas d’une manière ou d’une autre « à part » des autres ? C’est la réussite de l’entreprise de U4.

J’atteste contre la barbarie

J’atteste contre la barbarie
Abdellatif Laâbi, Zaü, Alain Serres (dossier sur le terrorisme)
Rue du monde, 2015

J’atteste qu’il n’y a d’Être humain que celui dont le Cœur tremble d’amour
pour tous ses frères en humanité
Celui qui désire ardemment
plus pour eux
que pour lui même
Liberté
Paix
Dignité

Par Anne-Marie Mercier

jatteste contre la barbarieAprès les attentats de 2015, ceux de janvier qui ont visé la rédaction du journal Charlie-Hebdo, ceux de novembre dirigés contre le Bataclan, le stade de France, des terrasses de cafés parisiens, des passants… Alain Serres a publié dans la maison d’éditions qu’il dirige, le poème d’Abdellatif Laâbi complété par un dossier expliquant aux enfants les évènements, leur contexte, comment et pourquoi réagir à ces actes. Le massacre de Nice le 14 juillet 2016, l’assassinat d’un prêtre commis dans une église un peu plus tard maintiennent ce livre dans une actualité brûlante. Les enseignants et parents qui souhaitent trouver un support pour parler de ces questions trouveront ici un ouvrage à la fois beau, bon et vrai : utile.

Abdellatif Laâbi, poète né au Maroc, emprisonné dans son pays pour avoir parlé trop librement, prix Goncourt de la poésie en 2009, dit en quelques lignes, écrites le 10 janvier 2015, avec des mots simples, ce que c’est qu’être un homme revendiquant son humanité. C’est un appel à la paix, au dialogue, à l’effort pour être à la hauteur de cette déclaration. Zaü a rendu visibles et compréhensibles à travers de beaux symboles ces idées qui pourraient sembler très générales et lointaines.

Le dossier d’Alain Serres est concis et complet : rappel des événements et des réactions qu’ils ont suscitées, du contexte géopolitique (avec une carte), analyses : la religion est un prétexte qui cache d’autres mobiles, conseils ; on peut être en désaccord avec la façon de vivre ou de penser des autres, mais c’est avec des mots – ou des dessins – qu’on doit l’exprimer ; les extrémistes qui se réclament de la religion musulmane remettent en cause le statut de la femme, les libertés, la laïcité et ne sont pas tous les musulmans… le terrorisme ne vise pas que la France : l’Algérie, le Liban, L’Egypte, le Nigeria, l’Irak, la Syrie… sont aussi des cibles, et plus encore.

Fidèle aux idées de Rue de monde, Alain Serres lance un appel à la jeunesse, source d’espoir : les nouvelles générations sauront développer un monde où il fera bon vivre, ensemble.

Ecouter l’émission de France-culture : Abdellatif Laâbi : La poésie en réponse à la barbarie (janvier 2016)

 

Les autodafeurs, tome 2 et 3

Les autodafeurs,  Tome 2
Ma sœur est une artiste de guerre, Tome 2
Rouergue 2014,
Nous sommes tous des propagateurs, Tome 3
Martine Carteron
Rouergue 2015,

 Duel à mort pour les livres

Par Maryse Vuillermet

Cette trilogieautodafeurs2  pourrait paraître classique, et ressembler à A comme association de Erick Lhomme ou à Typos de Scagnoli, elle en a les ingrédients :

– une lutte à mort entre deux forces, d’un côté les autodafeurs qui, depuis la nuit des temps, ont voulu détruire les livres. Ils étaient déjà à l’origine de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, ils étaient encore là lors des autodafés des nazis à Berlin. En face, la Confrérie, secrète, puissante et organisée, qui a pour mission de sauver les livres.

– Dans la confrérie, une famille, les Mars dont les grands-parents, et le père ont été tués dans le tome 1, la mère, Auguste, le grand frère, un ado, comme tous les ados,  plein de contradictions, de doutes et de pulsions et Césarine, la petite sœur, autiste Asperger, aux réactions étonnantes.

autodafeurs3 – des aventures, des bagarres, des souterrains, des laboratoires secrets…des évasions, du suspens.

Mais elle est originale car :

– elle pose des questions fondamentales : à quoi servent les livres, pourquoi faut-il risquer sa vie pour les sauver ? La petite Césarine, adepte des listes, et d’une logique redoutable, après avoir bien réfléchi, trouve que les livres rendent heureux.  Autre question que se pose Césarine qui a du mal à ressentir les émotions : qu’est-ce que l’amour ?

– cette série est également un mélange détonant qui fait constamment rebondir l’action, une intrigue guerrière,  sur la base d’un complot et d’une lutte à mort, une intrigue politico-philosophique, la survie des livres et de la culture, et une intrigue scientifique. En effet, les autodafeurs ont mis au point une bactérie tueuse de livres, un procédé chimique qui les réduit en cendres, mieux qu’un incendie, la Confrérie doit donc aussi utiliser la science, les nouvelles technologies…

– les variations de point de vue, c’est tantôt Auguste qui s’exprime, son langage ado est drôle, le tandem qu’il forme avec son ami geek Nene est désopilant et tantôt Césarine, ce personnage est une trouvaille, un enchantement, ses réactions sont tellement étonnantes et sûrement vraies, elle a une intelligence supérieure et une logique infaillible, elle sait se battre et a comme livre de chevet l’Art de la guerre,  du maître chinois Sun Tzu…dont elle connait par cœur les préceptes, mais c’est une petite fille, donc, personne ne l’écoute !

Cependant, j’émets deux réserves, même si on change de lieu au tome 3, l’intérêt a tendance à s’essouffler un peu.  De plus, on a du mal parfois à justifier la violence de ces enfants transformés en tueurs, à coups de poing, de stylos, de revolver, ils tuent allégrement leurs ennemis, car ils sont entrainés pour ça ! Auguste a beau en faire une dépression, il recommencera, on atteint là la limite du genre !

 

La peau d’un autre

La Peau d’un autre
Philippe Arnaud
Sarbacane, Ex’prim   2012,

 Prise d’otage à l’école,  thriller haletant et tragique

Par Maryse Vuillermet

la peau d'un autre image Thriller   haletant, car il s’agit d’une prise d’otage, dans une école maternelle : un individu armé d’une mitraillette prend en otage toute la classe des petits ainsi que la maîtresse Anna. Le kidnappeur est bizarre, très silencieux, presque doux, le soir, il ne réclame pas de  rançon, il commande des pizzas pour tout le monde. Un interminable face à face commence, une journée, une nuit et encore une journée. L’institutrice essaye de protéger les enfants, de les occuper. Mais c’est Manon, une des élèves qui a l’incroyable intuition de tracer une ligne à la craie  au sol et de faire  comprendre au tueur que cette ligne  ne sera pas franchie mais qu’il doit les autoriser à bouger à l’intérieur de ce territoire.

Le lecteur entend trois voix, celle du tueur, celle de l’institutrice et celle de Manon, la petite fille si intelligente. En étant dans la peau du tueur, peu à peu, au fur et à mesure que son monologue intérieur se déploie, on est amenés à comprendre et connaître son interminable calvaire. Il est un enfant albinos né en Afrique, donc traqué et frappé par ses camarades, retiré de l’école pour être protégé puis exfiltré de son village car même les adultes veulent sa mort. Il arrive en banlieue parisienne  chez un oncle, fréquente quelque temps un collège, il croit avoir trouvé la paix mais,  là aussi, il est ostracisé, et évité. Seuls Léa une jeune fille, dont il tombe amoureux et Serge, le musicien, le considèrent comme un humain.  Il va d’ailleurs quelque temps être parolier du groupe de rock de Serge, il écrit des chansons aux paroles horribles de solitude et de haine. Mais ce bel instant prend fin aussi et il décide  alors de passer à l’acte.

Nous suivons aussi le cheminement  intérieur de  l’institutrice  qui a sauvé tant d’enfants cassés, un moment, elle croit qu’elle va sauver aussi celui-là,  l’enfant blessé  qu’elle perçoit à l’intérieur du colosse menaçant.

Une réussite  pour un premier roman et un texte qui résonne étrangement avec l’actualité !

La Dose

La Dose
Melvin Burgess
Traduit (anglais) par Laetitia Devaux
Gallimard (scripto), 2014

Révolution létale

Par Anne-Marie Mercier

Melvin BLa Doseurgess s’est fait connaître par ses romans provocants et celui-ci ne déçoit pas les attentes, il en rajoute même. On y trouve à la fois la question des drogues, celle du suicide, de relations sexuelles – consenties ou non–, de la violence, de l’action politique, des différences de classe… Au cœur de l’action et d’après les propos de Burgess, à la source du roman, se trouve l’idée d’une drogue qui donnerait à celui qui en prend une seule dose une semaine fantastique d’énergie et de désinhibition, puis la mort. Le comportement de ces sursitaires de la mort est décrit comme celui que l’on a observé lors d’épidémie de peste, ou plus récemment de SIDA : puisque la vie s’achève, que le monde croule avec moi.

Des activistes se servent de cette vague pour accompagner un mouvement révolutionnaire qui ressemble beaucoup aux récents « printemps arabes ». L’action se passe dans une Angleterre misérable, paralysée par l’action des gangs et la corruption. Faut-il y voir une projection de l’actualité, sachant que si le chômage y a un peu baissé, la quantité de nouveaux pauvres a augmenté dans ce pays, avec, comme dans d’autres pays européens, une exaspération grandissante vis-à-vis des banques et des riches, de plus en plus riches et arrogants?

L’action commence avec des scènes d’émeutes et s’achève avec la victoire de la révolution, proclamée sur la grande place de Manchester. A l’issue de la mort, programmée et mise en scène lors d’un concert, d’un chanteur qui a pris du Raid (« la dose »), Adam et Lizzie, 15 ans, se livrent avec allégresse au pillage des magasins du centre-ville, à l’attaque de la mairie et à l’affrontement avec la police. A l’issue de péripéties qu’il serait un peu long de résumer, Adam prend du « Raid » devient provisoirement délinquant, la jeune fille se livre à ce qui ressemble à un début de prostitution (certes, pour la bonne cause : elle se lie avec le fils d’un dealer richissime pour sauver son ami). Il se trouve que le fiston du dealer est un pervers fou, que le frère de l’ami qui était mort est un activiste kamikaze, que le papa dealer ne craint pas de faire assassiner ou torturer les gêneurs, jeunes ou pas, garçons ou filles… etc. Il y a de l’action, différentes intrigues qui se rejoignent toutes à la fin (un peu trop), tout cela est bien ficelé (un peu trop). Enfin, on en a sa dose.

Rien : Attention, chef d’œuvre !

Rien
Janne Teller
Traduit du danois par Laurence Larsen
Les grandes personnes, 2012

Un nouveau Sa Majesté des mouches ?

Par Anne-Marie Mercier

rien

La porte souriait. C’était la première fois que je la voyais le faire. Pierre Anthon l’avait laissée entrebâillée comme un néant riant qui m’avalerait si je m’aventurais à le suivre. Souriait à qui ?  A moi, à nous. J’ai regardé tout autour et le silence embarrassé m’a montré que les autres aussi l’avaient remarqué.

A ceux qui disent que la littérature pour ados est trop noire, trop violente, trop pessimiste, nous opposerons ce livre. Il est noir, oui ; il progresse de l’innocence la plus totale à une prise de conscience tragique, oui ; mais cela ne l’empêche pas d’être un grand livre. A ce niveau, rien n’est « trop » et « du noir sort la lumière ». Celui-là seul suffirait à le prouver, à la hauteur de Sa Majesté des mouches. Faut-il en dire plus ? Arrêtez tout, sortez vite pour le trouver, cliquez sur votre librairie préférée en ligne… Je poursuis pour ceux qui voudraient en savoir plus.

Depuis que, le jour de la rentrée, Pierre Anthon, élève de quatrième d’une petite banlieue paisible du Danemark, a déclaré que « rien n’a de sens », il est monté dans un arbre et n’en bouge plus. De là, le petit Hamlet (rapprochement un peu facile mais trop tentant) jette des fruits, des quolibets et des propos nihilistes à ses camarades qui passent par là pour se rendre à l’école. Tous les adolescents en sont profondément ébranlés. Ils décident de convaincre Pierre Anthon – et de se rassurer eux-mêmes – en lui montrant la « signification » de la vie. Mais comment ?

Après bien des tâtonnements, l’un d’eux a une idée de génie : chacun va devoir déposer dans un lieu dont ils ont la clef la chose à laquelle il tient le plus, et ils montreront cela à Pierre Anthon. Pour éviter la tricherie, ils font un ordre de passage et chaque enfant qui fait ce sacrifice dit ce que le suivant devra apporter. Entre le temps de détection par le premier de la chose qui compte le plus pour le second et l’acceptation de la privation  par celui-ci, il se passe du temps et la tension monte jusqu’au plein de l’hiver puis au printemps suivant. Surtout, la nature des offrandes proposées évolue et les jeunes gens sont portés progressivement à des actes de plus en plus graves. On s’attache à ce petit groupe de collégiens, garçons et filles a priori sans grande originalité, représentant  différentes classes sociales et idéologies, pas plus amis que cela, et pourtant soudés par un défi commun, l’un de ces « jeux » dangereux qui fait que parfois les adolescents oublient toute prudence face à un défi et un secret commun.

Mais le livre n’est pas un ouvrage de sociologie, ni de morale. C’est un roman, un vrai,  porté par la parole simple d’Agnès, par son innocence teintée d’inquiétude, qui présente tout comme étant à la fois parfaitement dans l’ordre des choses et absolument inquiétant. L’enjeu est de taille : il s’agit de prouver que la vie a un sens, non ? La narratrice a des formules merveilleuses, un style limpide, des métaphores prenantes qui font voir le sens des situations, sinon de la vie.

L’optimisme forcené porté par la narratrice se fissure progressivement mais demeure, ténu. L’auteur fait une belle démonstration, mettant en valeur ce qui nous attache à la vie tout en montrant à quel point c’est fragile, dérisoire, discutable, et pourtant… On ne dévoilera pas la suite. Les offrandes (on ne peut pas dire objets car c’est bien plus que cela) forment un tas qu’ils nomment « le mont de la signification » et dont ils finissent par être fiers, mais avec un petit doute…

L’issue est cruelle, mais pas désespérée. Elle dit que toute perte est un gain, que rien n’a de valeur et que tout en a, et surtout qu’il est dur de perdre son enfance : « On pleurait parce qu’on avait perdu quelque chose et reçu quelque chose d’autre. Et que ça faisait mal de perdre et de recevoir. Et parce qu’on savait ce qu’on avait perdu, sans pour pouvoir encore mettre un nom sur ce qu’on avait reçu ».

Les éditions Les grandes personnes jouent carte sur table : la quatrième de couverture est très explicite (plus que je ne l’ai été) sur le contenu du livre et ce qui pourrait choquer. Saine honnêteté, le lecteur ne peut pas se plaindre qu’il n’a pas été averti. Et la quatrième de couverture cite  aussi des propos de presse très élogieux, j’aurais pu me contenter de les recopier, mais il faut bien ajouter quelque chose au mont de signification, ne serait-ce que des mots, du temps, de la vie.

Pour aller plus loin, lisez la chronique de François, qui n’est pas du tout d’accord avec moi sur ce livre (datée du 17 juin 2013).

Janne Teller est l’auteur d’un autre grand petit livre, Guerre et si ça nous arrivait, paru lui aussi en 2012 aux éditions Les grandes personnes; nous parlerons prochainement.

Rien, paru en 2007 chez Panama (« ancêtre » des grandes personnes), était épuisé.