Le Livre de Papy

Le Livre de Papy
Pascal Prévot
Rouergue, 2025

Le bain des histoires

Par Anne-Marie Mercier

Papy est fatigué. Mais il est heureux de voir ses petits enfants à qui il raconte beaucoup d’histoires, celles du temps où les mots avaient des ombres et où les baignoires servaient de portes pour passer d’un endroit à un autre : de la chambre Alexandre Dumas fils à celle de Dumas père dans un grand hôtel ou de l’île de Sainte-Hélène aux Amériques pour permettre l’évasion de Napoléon, entre autres. Les robinets servent de téléphone, et quand on n’est plus dans une baignoire mais dans une baleine (ce qui est à peu près la même chose) on trouve encore un autre moyen… Entre tout cela on aura suivi des agents secrets poursuivis, et assisté à la naissance du narrateur (dans la baignoire de Napoléon justement, miraculeusement conservée après une tentative d’évasion manquée).
Pascal Prévot suit les aventures en baignoire avec une belle constance, cette fois sans son héros Théo (Théo chasseur de baignoires en Laponie (2016), Théo et Elisa à la poursuite de la grande baignoire blanche (2018)… Ces aventures sont contées avec beaucoup de verve et d’allant, malgré le voile de tristesse amené par le mort du papy conteur. Mais, comme l’indique l’épilogue, les livres et les histoires ne meurent jamais…

Le Brasier

Le Brasier
Florence Hinckel
L’école des loisirs (Médium), 2025

Les Cygnes sauvages, la véritable histoire

Par Anne-Marie Mercier

« Mes histoires racontent le réel […]. Et le merveilleux, il existait » (Hilde, conteuse)

De toutes les méchantes des contes, celle des « Cygnes sauvages » d’Andersen semble l’une des pires. Pourtant, Florence Hinckel n’a aucun mal à nous persuader que cela vient d’un malentendu.
Dans un premier temps, la narration épouse tantôt le point de vue de Brunehaut, future marâtre de l’histoire, pas encore sorcière ; c’est celui d’une jeune fille que le roi son père donne à un autre roi, vieux, violent et répugnant. Ce point de vue alterne avec celui de lafille de ce roi, Elisa (l’héroïne du conte d’Andersen) qui voyant arriver la belle Brunehaut, sa future belle-mère, l’admire et est prête à l’aimer. Quelques temps après, tandis qu’Elisa se désespère de voir son enfance s’enfuir, et avec elle la belle union qu’elle avait avec ses frères, Brunehaut mariée soufre. Le roman, sans être parfaitement explicite, montre l’angoisse d’une jeune femme violentée et maltraitée nuit après nuit. Sa rage développe des pouvoirs de sorcellerie qui lui permettront entre autres de métamorphoser des êtres vivants. Ainsi, la figure de la sorcière, incarnation de la rage des femmes révoltée, est ici parfaitement développée. On la voit menacée de toute parts, de plus en plus seule tandis que son pouvoir grandit.
Malgré cette rage, les raisons qui lui font transformer les princes en cygnes et qui la poussent à défigurer Elisa ne sont pas celles du conte mais sont des actes d’amour et de protection. En revanche, c’est la figure paternelle qui est abimée : le roi excite ses fils contre ses voisins pour les envoyer à la guerre et étendre son royaume. Il se peut aussi qu’il ait besoin de les éloigner pour un autre dessein : la beauté d’Elisa et la froideur de sa nouvelle épouse lui donnent des idées incestueuses. Grâce à la reine sorcière, l’histoire peut bifurquer et c’est par elle que l’inceste et les meurtres sont évités.
Mais Florence Hinckel sait bien qu’on ne peut pas trafiquer les histoires des autres si facilement, comme le font pourtant de nombreux « réécrivains » qui inventent d’autres fins, changent les motifs et les personnages et font que les contes, asphyxiés par de nombreuses versions, n’ont plus aucune vitalité ni crédibilité. Elle a eu l’idée géniale, dans la deuxième partie de son histoire, de revenir à la source : non plus le texte d’Andersen, mais l’histoire « vraie » qu’il aurait recueillie d’une conteuse, Hilde.
Au début, Hilde refuse de raconter au personnage nommé Hans (figure de l’auteur du conte donc) une histoire qu’elle déclare vraie, de peur qu’il la déforme :

« Vous allez tout ben retranscrire comme il faut ? Vraiment ? Vous allez parler de sexe et de cannibalisme ? […] Des viols et des massacres∞ […] Faut parler de la réalité, mon bon Monsieur. Même aux enfants faut leur dire, tout ça que j’ai dans la tête. »

Hans devient l’un des personnages du récit et prend lui aussi la parole. On découvre quelques épisodes de sa vie et surtout les moments où la reine sorcière vient le hanter pour l’obliger à écrire l’histoire comme il le faut et pour changer le destin de la reine, celui d’Elisa et celui de ses frères. Mais il résiste: son univers, ses lecteurs, la censure… Tout le bride et le pousse à écrire un texte conventionnel, celui que l’on connait.
Le désarroi de Brunehaut, les souffrances d’Elisa, les ambiguïtés du prince censé l’épouser à la fin, les naïvetés de l’ami de cœur de la princesse, les hésitations de Hans, tout cela forme une bigarrure qui prend forme à la fin pour construire un nouveau monde possible où les enfants et les femmes seraient respectés. C’est superbement écrit, et l’auteur manie les niveaux de réalités (ou plutôt de fiction) avec brio, tout en rendant ses personnages (y compris Hans Andersen) extrêmement attachants.
Magnifique!

H mort ou vif

H mort ou vif
Pascale Quiviger
Rouergue, 2025

Un autre royaume pour un cheval

Par Anne-Marie Mercier

Pascale Quiviger, auteure canadienne de nombreux romans, nous avait éblouis avec le Royaume de Pierre d’Angle (2019-2021), sa première saga pour la jeunesse. Mélange d’aventures et de fantasy, publiée au Rouergue, cette série est pour moi l’un des meilleurs romans de ce genre de ces dernières années. Il a d’ailleurs été récompensé, à défaut d’autres prix qui auraient été bien mérités, par le prix Millepages (2019) et le prix Elbakin. Ses quatre volumes faisaient évoluer des personnages étonnants et attachants dans un pays imaginaire aux allures celtiques. Avec sa géographie et ses multiples royaumes, son univers était si riche que l’on avait le désir de pouvoir l’explorer encore davantage. Le roman suivant, La Dernière saison de Sélim (2023), avait exaucé en partie ce désir, projetant deux des personnages, Esmée et Mercenaire (alias Arash), dans un autre espace, cette fois teinté d’orientalisme. On retrouve ici quelques éléments du premier livre avec le même duo amoureux qui retrouve, au royaume du roi Fénélon, au-delà des mers, un ambassadeur et un soldat venus de Pierre d’Angle. Si ce roman ne s’étend que sur un seul volume, celui-ci couvre plus de six cents pages et le lecteur a du champ pour y faire voyager son imagination.
Mercenaire a été convoqué par le roi Fénélon et navigue avec Esmée vers le royaume, mais à peine arrivés en vue du port, ils entendent résonner un gong qui annonce la mort du roi. Ils rencontrent à sa place son héritière, sa fille la Princesse Geneviève et le notaire chargé du testament et des dernières volontés du roi. Fénélon avait deux autres enfants : une fille morte en couches et un fils devenu fou après la mort de sa sœur. Les dernières volontés du roi indiquent implicitement qu’il y a un autre héritier, un enfant que l’on a cru mort à sa naissance il y a une vingtaine d’années, dont le nom commence par H, et que Mercenaire est chargé de retrouver pour le (ou la) faire couronner avant le délai fixé (douze jours). De multiples personnages gravitent autour de cette quête dans laquelle les deux héros échappent de peu à plusieurs tentatives d’assassinat.
Qui est coupable et tente de les faire échouer ? la douce Princesse Geneviève, son mari le sauvage baron noir (qui est aussi le premier mari de sa sœur et le père de l’enfant que l’on cherche), les autres barons, la colonelle Kyil… Guirec, le fils relégué dans une maison de fous, était-il fou ou bien cherchait-on à l’écarter ? Ces aventures trépidantes relèvent du roman policier : enquêtes, recherche d’indices, interrogatoires croisés… alternent avec des moments d’action  dans un suspens permanent jusqu’à la chute.
Ajoutons à cela de nombreuses intrigues secondaires mettant un scène une corsaire, des orphelins réfugiés dans une tour au milieu de l’eau (magnifique épisode), un magicien, une ambassadrice d’un royaume de montagnes qui pense trouver en H. la réincarnation de son roi, des oiseaux partout, des chevaux, tout cela dans de multiples décors (salles de bal, banquets, souterrains, geôles, forets et rivages et pour finir dans un cirque et une fête foraine, dans lequel un palais des illusions composé de miroirs livre la solution de toutes les énigmes).
Porté par un style vif et efficace, parfois poétique et toujours juste, tantôt tragique tantôt drôle, c’est un beau récit de vengeance, d’amour et de mort. Ajoutons aussi qu’il ne finit pas totalement bien, belle entorse à la règle tacite du roman pour la jeunesse.

Celle qui rêvait des tigres

Celle qui rêvait des tigres
Elodie Chan

Sarbacane (Exprim’), 2025

Qui est la bête ?

Par Anne-Marie Mercier

Il est rare de lire un roman pour jeunes adultes entièrement écrit en vers, même s’il y a eu des exceptions notables, comme Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (publié dans la même collection, Exprim’, en 2016). En littérature générale, le succès de Mahmoud ou la Montée des eaux, d’Antoine Wauters (Verdier, 2021), ou du Cri du sablier (2001) de Chloé Delaume, en vers blancs alexandrins, avait déjà surpris.
Si l’histoire s’inscrit dans le genre de la fantasy, c’est très légèrement, la dimension poétique primant sur tout. Ces « chants » semblent former un récit des origines proche des épopées et des récits mythiques d’autrefois. On assiste à la naissance du monde, né du conflit entre des forces opposant des éléments et des principes différents, comme le féminin et le masculin, avant de découvrir le village entre océan et forêt, Sel, puis les personnages de l’histoire qui débute et qui introduira une nouvelle ère.
L’héroïne ne sait pas d’où elle vient : des habitants de Sel, l’ont trouvée, enfant, abandonnée sur la plage avec un bébé, sa sœur sans doute. Recueillies dans une famille aimante, les deux fillettes suivent des voies différentes : la plus jeune ne veut rien savoir du passé ; la plus âgée, Kishi, adolescente au moment où commence l’histoire, cherche ses origines. Elle se rend la nuit dans la forêt interdite où règnent les sorcières et où les lucioles, dit-on, gardent le souvenir des morts.
En parallèle se déroule la vie du village de pêcheurs, avec ses travaux et ses jours ; vidage des poissons, conservation, fabrication de filets, tissages… Les fêtes allègent le poids du travail mais ajoutent, avec l’alcool, d’autres tourments. On apprend peu à peu qu’une jeune fille a dû remplacer sa mère morte dans le lit de son père ; elle disparaît dans les bois après avoir violée par deux garçons du village. Morte ? devenue sorcière ? ou changée en autre chose ?  Kishi est sauvée par les sorcières qui ont un lien mystérieux avec elle. Un peu sorcière elle-même, elle arrive à entrer dans l’esprit des animaux.
On devine peu à peu que les sorcières étaient autrefois des femmes et qu’elles ont dû fuir la violence des hommes, perdant leur humanité. Une métamorphose fait d’une femme un tigre, et inversement. Cependant, leur « bestialité nouvelle » n’est pas un abaissement, plutôt une élévation vers la puissance du vivant. Un avertissement (nommé « présage »), aux lectrices et lecteurs prévient d’ailleurs qu’il sera question de « la bestialité des hommes envers les femmes ».
D’autres histoires se tissent pour réunir deux amants qui, sans doute, fonderont une humanité nouvelle, régénérée. Dans le village voisin de Fange, à l’intérieur des terres, les hommes sont assommés par le travail, extrayant le souffre sur le volcan qui les fait mourir prématurément. Les deux univers s’opposent, l’un minéral et sec, l’autre humide et aquatique, mais des deux côtés on trouve des adolescents qui souhaitent avoir une autre vie. Entre les deux, le domaine de la forêt est celui de tous les sortilèges. Avec le garçon de Fange Kishi trouvera sa voie, hors des sentiers tracés, et le livre s’achève ainsi sur un beau chant d’amour, célébrant la rencontre plutôt que la prédation, et l’agriculture plutôt que l’industrie.

Fort Ressac, t. 1 : La prophétie de la vague

Fort Ressac, t. 1 : La prophétie de la vague
Pauline Aupied
Gallimard jeunesse, 2025

La guerre des éléments

Par Anne-Marie Mercier

Gallimard jeunesse, RTL et Télérama, à travers leur concours du premier roman, découvrent des auteures intéressantes, surtout en fantasy, depuis leur première trouvaille avec Carole Dabos et son monde glacé des Fiancés de l’hiver. Si l’écriture est parfois moins tenue ici (sans doute avec l’excuse d’une narration à la première personne menée par un personnage adolescent un peu fruste), l’imaginaire y est bien développé, foisonnant, juste ce qu’il faut mais pas trop… Et l’illustration de couverture, signée Patrick Connan, est encore parfaite.
Les personnages sont assiégés depuis des années dans la forteresse de Fort Ressac épuisés par la famine et la misère. Les premiers enfants qui y sont nés, enfants des survivants de la guerre réfugiés dans le fort, arrivent à l’adolescence au moment où le roman commence. Les uns, comme notre héros, sont pour la plupart orphelins, parfois aussi nés de père inconnu, ce qui les mène à de belles spéculations. Plus d’animaux, tous ont été mangés, il ne reste plus qu’un cheval, bien vieux. Ils n’ont jamais vu la mer de près alors que le roc sur lequel a été construit le fort y baigne et que toute leur civilisation repose sur un univers marin. Les noms propres évoquent la mer : Capelan, Esturgeon, le roi Abalone, souverain d’Azurie, la princesse Pélagie (bien sûr le héros a un faible pour elle…), Dame Ablette la guérisseuse qui instruit le héros. Lui-même s’appelle Nérée. Son nom, faisant référence à un dieu de la mer, semble le prédestiner à un avenir glorieux… les soldats sont nommés les cormorans, et tout le monde jure en évoquant mille morues (mais qu’a pu faire ce poisson pour être si mal traité ?). En somme, on a un bel univers cohérent, face aux autres camps que sont les Pyres, peuple du feu et les Austers, peuple de l’air, que l’on découvre en fin de roman.
Le traitement du personnage est intéressant. Il est campé au début à travers une prophétie qui semble le concerner. Orphelin d’origine inconnue, c’est lui l’élu de leur Dieu, le Grand Salé, qui sauvera son monde ; tout cela est a priori peu original, mais le lecteur – et lui-même, à son grand désespoir –, est vite surpris par des démentis successifs qui semblent indiquer que ce ne sera pas lui et qu’il devra se contenter d’un rôle de guérisseur et non de guerrier comme il se rêvait (il y a un peu de l’Assassin Royal dans ce destin dévié). Ordinaire tout d’abord (on le voit se démener courageusement malgré son dégoût) lors d’une épidémie mystérieuse qui ressemble à la peste, il affronte le pouvoir royal pour sauver les malades, s’enfuit avec quelques autres adolescents, se découvre un pouvoir (de guérison, encore) tandis que d’autres adolescents développent des talents surnaturels plus spectaculaires, et arrive enfin à la mer tant désirée.
Les surprises s’accumulent, Nérée se fortifie en se relevant de toutes ses désillusions, découvre l’amitié et la trahison, l’amour ce sera pour bientôt, on le devine (avec la jolie princesse ?), les paysages variés se multiplient, les rencontres aussi. Le passé s’éclaircit, l’avenir s’ouvre avant de se refermer… en attendant le tome suivant. Pauline Aupied tisse sa trame avec brio, et son roman s’affirme peu à peu comme une belle surprise (À suivre !)

Feuilleter sur le site de l’éditeur

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon

La Folle et Incroyable aventure du Chevalier Léon
Vincent Mallié
Margot, 2024

A l’assaut, sur mon escargot !

Par Anne-Marie Mercier

La couverture de l’album résume le propos, mi-sérieux mi-amusé : si le fond sombre et légèrement gaufré et le cadre doré autour de l’image semblent proposer un récit fleurant bon la tradition du temps des chevaliers imaginés par Madame Bovary et ses sœurs, l’image elle-même dément tout cela : le chevalier est une souris et il chevauche un escargot.
Tout le reste imite les « enfances » de chevaliers : la vocation de Léon dans une famille terre-à-terre qui ne comprend pas d’où lui vient cette envie (comme dans le cas de Perceval), son but : délivrer une princesse, et son urgence : être adoubé par un roi.
Le roi en l’occurrence est une grenouille, qui lui promet son aide quand elle aura retrouvé sa forme, et la princesse est une petite sorcière souris qui n’a pas besoin d’aide, à part pour faire la cuisine, le ménage, etc., toutes tâches dont le valeureux souriceaux s’acquitte de bon cœur, jusqu’à ce qu’il se sente obligé de reprendre sa quête.
Mais alors, repartant sur son fidèle coursier, il assiste à l’enlèvement de sa jolie sorcière par un monstre, appelé « le Seigneur de la forêt » ; voilà la quête enfin trouvée. Les surprises qui l’attendent sont à hauteur d’escargot ; elles se répètent jusqu’au dénouement… heureux, comme dans les histoires de chevaliers qu’on racontait aux enfants et aux jeunes filles. Balais magiques, glands qui parlent, et rencontres décevantes où l’on parle de la pluie et du beau temps égaient ce joli récit. Il est rythmé avec une alternance de pleines pages et de vignettes charmantes ou comiques et illustré avec talent et simplicité.

Feuilleter

 

Petites sorcières : Maud Champignon

Petites sorcières : Maud Champignon
Anne-Fleur Multon, Nina Six
Sarbacane (Pocus, premiers romans), 2024

Prince formidable : l’attaque des Trowls !
Katerine et Florian Ferrier
Sarbacane (Pocus, premiers romans), 2024

Sérieux s’abstenir

Par Anne-Marie Mercier

La nouvelle collection de Sarbacane « Pocus, premiers romans » a bien des atouts, sans annoncer de futurs chefs-d’œuvre : elle traite de thèmes qui plaisent aux enfants (l’analyse des titres suffirait à le prouver), les illustrations sont nombreuses, colorées, aux traits accusés, simples. Enfin, tout cela est sans prétention et l’humour domine, au-delà des aventures horrifiques qui guettent les héros. Ceux-ci sont décrits comme proches des jeunes lecteurs : tout prince qu’il est dans le royaume de Skyr, donc des fromages, le prince Formidable préfère regarder par la fenêtre plutôt qu’apprendre ses leçons. Maud la sorcière apprentie est gourmande et se régale des plats africains confectionnés par les sœurs de sa mère – au passage on peut célébrer le choix de cette héroïne issue d’un couple mixte, ce n’est pas si fréquent.
Néanmoins, tous vont affronter de grands périls, accompagnés de leur assistant animal (une pie nommée Watsonne pour Maud, pour Formidable c’est Goudada la ponette et Chat-ours le chat – j’espère que vous avez remarqué les calembours).
J’ai une préférence pour la petite sorcière, à cause de sa cohérence et de son pari sur l’interculturalité, mais certains aimeront peut-être davantage Formidable, qui accumule les épreuves, les dangers et les grosses ficelles. À la fin, c’est sa mère, la reine Ricotta, qui intervient à grands coups de sabre, car son père le roi Pélardon est un peu fainéant, voilà pour la touche féministe à présent indispensable.
Si les « Petites sorcières » en sont à leur deuxième volume, le « Prince Formidable » initie sa série, un deuxième volume est en préparation pour 2025.

Celle qui reste, L’Été de la reine bleue, Le Roi des sylphes

Celle qui reste
Rachel Corenblit, Régis Lejonc
Nathan (Court toujours), 2024

L’Été de la reine bleue
Estelle Faye
Nathan (Court toujours), 2024

Le Roi des sylphes
David Bry
Nathan (Court toujours), 2023

Une belle collec’

par Anne-Marie Mercier

Je découvre la collection de romans chez Nathan, «Court toujours», au titre intriguant. Oui, c’est court (pour celui-ci, il est écrit qu’il se lit en moins d’une heure et c’est exact). C’est joli, aussi, avec un format original, allongé, un graphisme travaillé, une esthétique inspirée par le style art nouveau de Charles Rennie Mackintosh (1868-1928) dont s’inspirent les belles couvertures de la série Blackwater de Michael McDowell, chez Monsieur Toussaint Louverture. Quant au contenu, la collection rassemble des auteurs bien connus de la littérature pour adolescent allant du réalisme à la SF dystopique (F. Hinckel, C. Roumiguière, C. Ytak, S. Servant, J. Witek, S. Vidal, T. Scotto, M. Causse, F. Colin, etc. On dirait que Nathan a passé commande à presque tout le monde). Les textes sont tous accompagnés d’une version audio accessible avec un QR code et certains sont aussi en version numérique

Celle qui reste est tiré de l’histoire d’Antigone. Celle-ci est la narratrice, et elle est « celle qui reste » et qui fait face. Elle commence à raconter ce qu’elle a entendu et vu depuis le moment où son père, Œdipe s’est aveuglé jusqu’au moment où elle part avec lui dans son errance en acceptant son destin. Le récit est sobre malgré l’horreur des faits. Chaque « acte » est une pierre de plus dans la dévastation d’une famille. Elle raconte comment elle a découvert son père ensanglanté, et comment celui-ci lui a expliqué son geste . Un autre acte la montre découvrant le corps de sa mère, pendue, un autre lui fait voir la brutalité et l’ambition de ses frères qui causeront ainsi indirectement sa propre mort dans un temps hors du récit, un autre l’oppose à Ismène sa sœur qui ne sait que sangloter. Le dernier est un temps de dévoilement de qui elle est, de ce qu’elle veut être. Après avoir été perdue dans la révélation de son origine, née d’un inceste, elle s’affirme dans sa vérité, se révoltant contre les dieux, « ces déments qui pensent que la vie n’est qu’une tragédie ».
La dignité d’Antigone et celle de son récit trouvent un écho parfait dans les beaux dessins de Régis Lejonc qui tracent des décors et des silhouettes en lignes épurées, comme dans les vases grecs peints,  et les rehaussent avec une palette réduite de blanc, noir et rouge.

 

L’été de la reine bleue se déroule dans un futur peu éloigné dans lequel les conditions de vie en Ile-de-France sont devenues difficiles : le niveau de la mer a englouti les zones côtières (et sans doute la Bretagne et les îles britanniques), les plus fortunés vivent à Paris, sous une coupole transparente qui les protège de la pollution, les autres sont relégués en périphérie, et sont très exposés au contraire ; les enfants souffrant de problèmes pulmonaires sont soit sont soit équipés d’implants, que l’on commence à expérimenter avec des succès variables, soit envoyés en centre de cure à la campagne. C’est ce qui arrive à la narratrice, désespérée d’avoir dû se séparer de son amie Chloé. Elle raconte, et en même temps elle écrit à Chloé, sur son téléphone, de longs messages qui ont du mal à partir, le réseau étant mauvais.
Dans un premier temps, portés par l’écriture fiévreuse de celle dont on ne connait pas le nom, ce qu’on lit est proche des récits d’enfants envoyés au loin en pensionnat : déchirure de l’éloignement, découverte des lieux, brimades, intervention d’une personne providentielle… C’est une fille, Jill, qui la sauve. Elle a son mystère, on la traite de monstre : elle a fait partie des premiers sur lesquels les fameux implants ont été installés. La suite est surprenante et belle, portée par la générosité de Jill et les choix de la narratrice. Nous allons de surprise en surprise, je n’en dirai pas plus.
En peu de pages l’autrice a pu installer un monde dystopique, une micro-société, des liens qui se défont dans le deuil et d’autres qui naissent, et presque un espoir de futurs possibles. La densité du récit n’empêche pas les moments méditatifs, comme les temps de plaisir face à l’océan que la jeune fille découvre, si proche enfin.

Le Roi des sylphes se situe dans le genre de la fantasy, par ses personnages. Il comporte le même nombre de pages mais est beaucoup plus léger – l’auteur abuse des alinéas, ceci explique en partie cela. L’intrigue est simple : la reine des sylphes veut que son fils, adolescent passe son initiation pour abandonner sa part humaine et se préparer à lui succéder. Le garçon ne veut pas, il est amoureux d’une humaine et pour vivre la vie qu’il souhaite il participe au complot qui va causer la fin de son peuple. Peu de surprises, peu d’épaisseur des personnages, on a du mal à s’intéresser à l’adolescent boudeur qui n’a rien compris, les couples peinent à exister, autant celui des deux jeunes gens que celui de la reine et de son ex amante, comme les personnages secondaires. L’ensemble est bien léger, à l’image du vent qui balaie tout dans le monde des sylphes, mais la couverture est superbe.

 

Tisseurs de sorts

Tisseurs de sorts
Frances Hardinge
Traduit (anglais) par Philippe Giraudon
Gallimard jeunesse, 2024

Page turner pour ados, en été

Par Anne-Marie Mercier

Ce gros pavé de 550 pages arrive à pic pour une belle lecture d’été. Foisonnant, il propose un monde très original, de multiples personnages au destin complexe, des êtres fantastiques plus qu’étranges, des imbrications d’intrigues à tenir fermement pour éviter de s’y perdre. Il faudra donc se ménager de longues plages de tranquillité pour s’y immerger confortablement sans s’y perdre.
S’immerger, c’est aussi ce à quoi invite l’univers des personnages : quittant leur pays de terre ferme tissé de magies sombres, les deux héros, un garçon et une fille, doivent partir vers le pays des Sauvages, vaste forêt marécageuse où personne ne s’aventure sans terreur. Les descriptions de paysages aquatiques, plongés le plus souvent dans l’obscurité, sont saisissantes, poétiques, obsédantes. Le château des araignées (allusion au film ?) est une superbe trouvaille.
Les deux héros ne sont a priori pas des « tisseurs de sorts » comme peut le faire penser le titre français. Au contraire, ils les combattent : Kellen a été piqué par un « petit frère », espèce d’araignée particulière qui tisse les sorts ; depuis, il a le pouvoir de défaire aussi bien les sorts que les fils des tissus (gros problème puisqu’il appartient à un village de tisserands). Il est employé par les proches de ceux  qui ont été envoutés, afin de lever la malédiction et faire reprendre leur apparence humaine aux ensorcelés. Ce sort est souvent une métamorphose et l’on admire aussi bien le talent de l’autrice pour renouveler des contes traditionnels (« Les cygnes sauvages » par exemple) que son ingéniosité pour imaginer des métamorphoses extrêmement originales, souvent en objets, ce qui donne lieu à des histoires parallèles parfois drôles, souvent tragiques.

Son amie Nettle qui le suit partout est l’une des personnes qu’il a libérées : une belle-mère jalouse l’avait transformée en oiseau (voilà Andersen), comme ses trois frères et sœur. Elle était un héron, son frère Yannick une mouette et les autres un faucon et une colombe. Le faucon a tué la colombe et est devenu fou lorsqu’il a repris sa forme humaine. Yannick la mouette a refusé de redevenir humain. Il protège de loin Nettle. Sa présence intermittente et son caractère grognon mettent parfois un peu d’humour dans ce roman souvent sombre. Nettle suit Kellen partout, on ne sait pas bien pourquoi (ce n’est pas de l’amour mais un sentiment très fort et très chaste qui lie les deux jeunes gens), mais on finira par le savoir : elle cache un terrible secret.
Ajoutons à ces personnages un cavalier des marais inquiétant et son cheval carnivore, des bateaux magiques, des animaux fantastiques, des ensorceleurs et des ensorcelés… Le récit suit une pente régulière, allant toujours vers davantage de noirceur et d’étrangeté. On est embarqué avec ces deux jeunes gens si différents au caractère attachant dans un grand voyage au pays des sorts.
Enfin, ce récit a une dimension morale : Kellen ne peut défaire un sort qu’en comprenant à qui ses victimes ont fait du tort : c’est la haine qu’ils ont suscitée (consciemment ou non, volontairement ou non) qui produit le sort chez l’ensorceleur ou l’ensorceleuse. La haine et la jalousie sont présentées comme des sentiments mortifères et dangereux, incontrôlables, qui peuvent mener à des catastrophes aussi bien le haï que le haïssant. On fait l’éloge d’une attention aux autres et à soi-même, indispensable pour comprendre ce qui se « trame » dans les profondeurs de son être. Chacun est susceptible d’être la victime ou l’auteur d’un sort…

Aussi original, passionnant et cruel que La Lumière des profondeurs, ce nouveau roman montre une nouvelle voie du talent de Frances Hardinge, impressionnant.

 

 

Akata Witch

Akata Witch
Nnedi Okorafor
Traduit (anglais, Nigéria) par Anne Cohen Beucher
L’école des loisirs (medium +), 2021

Harry Potter Nigériane

Par Anne-Marie Mercier

Est-ce une traduction d’un ouvrage venu du Nigeria, comme l’indique la langue traduite ? Ou bien un ouvrage venu des États-Unis, écrit par une auteure née en Amérique du Nord mais de parents nigérians (ethnie Ibo), qui y a été élevée, y a fait ses études, jusqu’au doctorat, et y enseigne l’écriture créative à l’Université ? La deuxième réponse semble la plus pertinente, mais il est vrai que l’originalité de ce roman lui donne une touche particulière qui fait que ce n’est pas un ouvrage américain de plus.
L’histoire se déroule en Afrique, au Nigeria, elle est tissée avec les traditions, les langues (ibo, nsibidi…) et les mythes africains, mais certains des jeunes héros sont, comme l’auteure, à cheval entre les deux cultures, entre le village et Chicago. Le personnage principal, Sunny, est une Ibo albinos. Maltraitée au collège, peu considérée par ses frères, terrorisée par son père, elle ne peut pas s’épanouir et révéler ses talents.
Comme dans beaucoup de romans pour la jeunesse, le personnage déprécié sera magnifié. À l’exemple de Harry Potter (mais ici c’est une fille, et une fille noire et albinos), elle découvre son appartenance à un groupe doté de pouvoirs, les « léopards », qui se distingue de l’humanité ordinaire (les « agneaux »). Elle accède à leur monde, un monde à part, inséré dans le monde réel mais invisible aux agneaux (comme dans le livre de JK Rowling) et doté des ses propres règles, de sa monnaie, de son économie et de son école de sorciers que Sunny intègre en retard par rapport à ses camarades nés léopards. Elle fait un apprentissage difficile, tout en continuant en apparence sa vie normale, initiée par un groupe d’amis, puis luttant avec eux contre les forces du mal.
De nombreuses trouvailles, une bibliothèque fantastique, un bus fonctionnant au carburant de la magie, des personnages originaux et attachants, des professeurs un peu débordés, des traits d’humour, une belle réflexion sur l’amitié, une superbe description d’une partie de foot (où Sunny arrive à s’intégrer bien que fille et y brille), une quête des origines (d’où lui vient son pouvoir?), des passages terrifiants sur fond d’enlèvements et de meurtres rituels d’enfants (d’où la catégorie Médium +),… et une plongée dans les cultures d’Afrique, tout cela fait de ce roman une merveilleuse expérience d’étrangeté.
Nnedi Okorafor a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages : prix Hugo, prix imaginales, prix des libraires du Québec, prix Lodestar du meilleur livre pour jeunes adultes (Lodestar Award for Best Young Adult Book) … Elle est une auteure reconnue de science-fiction qui intègre dans ses histoire une réflexion sur les questions de genre et de race.
voir son site : https://nnedi.com/books/