Petit Chaperon

Petit Chaperon
Beatriz Martín Vidal
Grasset Jeunesse, 2025

Bien des nuances de gris, et encore un Chaperon

Par Anne-Marie Mercier

Beatriz Martín Vidal propose en trois tableaux un parcours de l’histoire du Chaperon rouge.
Tout est à faire pour le lecteur, ou presque, car l’album ne comporte pas de texte, en dehors des trois titres des trois séquences. L’ensemble reste à décrypter même si l’on retrouve des éléments très reconnaissables de l’histoire.
Dans une première partie, intitulée « Rougir », une fillette est recouverte peu à peu de feuilles rouges qui lui font à la fin une capuche.
Dans la deuxième, « Le jeu des questions », elle fait face à un masque blanc et lui touche successivement les yeux, les oreilles, le nez avant de toucher sa propre bouche, ce qui fait « tomber le masque » et dévoile le loup. Il la dévore.
Dans le troisième, « L’échappée », elle émerge d’une masse sombre et velue avant de danser triomphalement sur son corps en faisant surgir des fleurs, rouges.
Le texte a été écrit en 2016, donc avant la vague me-to, mais le sens du Petit Chaperon rouge n’a pas attendu ce moment pour être évident (voir le bel et glaçant album La Petite Fille en rouge de Frisch et Innocenti, Gallimard jeunesse, Prix Sorcières 2014) . Aussi, la question « Et si la peur du loup changeait de camp ? », figurant dans un autocollant apposé sur la couverture semble parfaitement déplacée et purement publicitaire. Elle est surtout peu subtile, contrairement à l’album lui-même.

Cet album sombre, très sombre, tout en tons de gris et de rouges séduit par son mystère : l’enveloppement des feuilles rouges appelle à l’interprétation (puberté, force de la nature, magie ou métamorphose ?…) ; le face à face avec le loup, avec toute la lenteur et la force d’interrogation voulue est superbe et son explosion finale est dramatique. La fin est jouissive, dynamique : vaincre le loup semble être la métaphore d’un gain, d’un triomphe essentiel. A chacun (ou chacune) de s’y projeter.
Quant au conseil éditorial, proposant cet album « dès six ans », il me semble peu pertinent.

 

Je suis le roi

Je suis le roi
Heyna Bé – Gaya Yoyotte
La Martinière jeunesse 2025

L’imaginaire comme royaume

Par Michel Driol

Sous les yeux de son papa, au parc, un petit garçon s’invente des histoires dans lesquelles il est le roi. Roi des mers.  Roi des inventeurs. Roi de l’espace infini. Roi de la scène. Roi de la jungle…  Mais, pour finir, roi du ciel, quand son papa le fait tournoyer au-dessus de lui.

Chaque double page présente une nouvelle situation, une nouvelle mise en scène de ce roi protéiforme plein de ressources. Seule compte l’imagination : pas besoin de tablette, de téléphone, ou de jouets. L’album explore la richesse et la puissance de l’imaginaire enfantin dans des univers variés. Cet imaginaire est évoqué avec une grande sobriété du texte. 3 phrases par situation, qui posent le décor, inventent une histoire, disent le plaisir de la découverte, de l’invention, de la reconnaissance… En creux, se dessine le portrait d’un enfant courageux, intrépide, repoussant toutes les limites terrestres, spatiales et maritimes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, cet explorateur audacieux  est aussi roi de la cuisine… comme pour contrebalancer l’effet stéréotypes de genre que les premières pages auraient pu suggérer. Tous ces rêves sont pleins de fraicheur et de légèreté, qualités que l’on retrouve dans les illustrations, à l’aquarelle, dans des couleurs très tendres. Si le parc est présent dans la première illustration, il disparait ensuite au profit d’une nature féérique. Ainsi on y voit le héros caché dans une feuille d’arbre, épiant des papillons sublimes – clin d’œil à Peter Pan ? Quand il est roi de la scène, pas de théâtre, mais des fleurs comme spectatrices au milieu d’un jardin enchanté.  Nature fabuleuse dans laquelle on peut dormir lové contre un fauve, marcher sur un fil tendu entre deux montagnes, avec des champignons géants comme balanciers. Ne se dégage de ces illustrations rien d’inquiétant, mais au contraire un sentiment d’apaisement et de calme, comme si tout devenait possible et facile !

On serait… voilà un jeu de rôle familier des enfants. Ici, le conditionnel est remplacé par un présent, l’enfant vit pleinement ces différents rôles qu’il endosse avant un retour au réel  dans la relation parent-enfant, une relation ludique et pleine d’amour… Si le texte se clôt sur le réel de cette relation, l’illustration la montre dans un univers métamorphosé, aérien, fantasmé…  L’imaginaire a toujours le dessus !

Interdit de me faire mal

Interdit de me faire mal
Mai Lan Chapiron
La Martinière Jeunesse 2025

Non à la violence

Par Michel Driol

Le titre de cet album tout carton, donc destiné aux plus jeunes, est explicite. Il s’agit bien de dénoncer les violences faites aux enfants, et de leur apprendre qu’il est interdit de leur faire mal, mais aussi interdit qu’ils fassent mal aussi. Après deux pages de présentations  et d’énoncé de la règle simple, le dispositif se répète sur toutes les pages. Page de droite,  une question « Est-ce qu’on a le droit de te taper – pincer… » ? et une réponse en gros caractères NON, commentée par une petite chouette qui apporte un regard parfois un peu décalé, humoristique sur la situation. Page de gauche, un ou une enfant, ou une famille, illustrant, avec humour aussi, ce dont il est question. Tout se termine par un câlin tout doux, tout mou, tout chou, mais, annonce la dernière page, à condition que tu en aies envie.

Il s’agit bien ici d’un véritable travail de prévention contre toutes les formes de violence à l’égard des plus jeunes, qu’elles émanent d’adultes, de la famille, ou d’autres enfants Violences physiques, bien sûr, mais aussi violences verbales, débouchant sur une approche de la notion de consentement.

Les armes de l’autrice pour parvenir à faire passer ce message ? Le vocabulaire et la syntaxe choisis sont d’une grande simplicité pour être accessibles à tous. Le NON, avec ses variations graphiques, orthographiques se répète à chaque page, à la façon d’un refrain de comptine, comme pour mieux l’asséner et le faire intégrer, lui donner de plus en plus de poids. L’humour, on l’a déjà dit, en particulier en lien avec le petit personnage de la chouette et ses commentaires. L’expressivité des illustrations, qui montrent des enfants avec différentes couleurs de peau, qui tantôt mettent à distance la violence suggérée par la caricature (un enfant déguisé en crocodile pour illustrer la morsure), ou par des visages souriants qui démentent les mains prêts à griffer. Mais aussi des illustrations qui, vers la fin de l’ouvrage, deviennent plus inquiétantes, plus menaçantes. La maman poursuivant son fils pour lui donner une fessée, la famille  prête à se moquer, ou le groupe qui semble ligué contre le lecteur-enfant… Malgré le sujet traité, il émane de ce livre, de ses illustrations, de son atmosphère, un sentiment de sécurité. Rien, dans les textes, dans les illustrations, n’est là pour choquer, traumatiser le jeune enfant en le confrontant, dans les illustrations, à de vraies scènes de violence, mais tout est fait pout lui rappeler une règle simple. Il s’agit donc de faire en sorte que la violence, l’agression, soient vues comme anormales, et que l’enfant puisse se construire sereinement dans un univers  de respect réciproque. L’entreprise est louable, à tous les points de vue, sachant que ce situations de violence à l’école, dans la famille sont malheureusement encore bien installées.

Un album qui prend sa part entière dans la lutte contre les violences de tout type dont les enfants sont victimes, pour leur apprendre non pas à entrer dans une escalade de violence, mais pour, simplement, leur dire qu’on n’a pas le droit de faire cela. Belle entreprise que de construire la notion de droit en réponse  à la violence !

La Cata

La Cata
Sylvie Misslin et Aurélie Guillerey

Amaterra, 2025

Catastrophe et résilience

Par Lidia Filippini

La narratrice, une petite fille, vit tranquillement avec sa mère dans leur petite maison au bord de la mer. Le papa est loin, peut-être en mer justement. La petite fille pense à lui, elle lui écrit des lettres.
Mais un jour, « une créature noiraude et costaude » sonne à la porte. C’est la Cata ! Au début, la mère tente de lui résister, mais c’est peine perdue. Peu à peu, la Cata prend ses aises. Dans son grand sac, elle fait disparaître tout ce qui faisait la joie à la maison, à commencer par le pinson perché sur l’épaule de la maman. Finis les coussins multicolores, les gâteaux au chocolat, le parfum des roses et le ronronnement du chat… la vie des personnages devient grise et sans saveur. Heureusement, alors que tout semble perdu, un petit bonhomme maigrichon et affamé sonne à son tour. C’est Espoir. Il va falloir prendre soin de lui pour le sauver.
C’est un album en tout point parfait qui aborde avec une grande délicatesse des thèmes difficiles. On ne sait pas exactement à quelle « cata » sont confrontées la mère et l’enfant. Le père a-t-il disparu en mer ? Est-il mort ? Chacun y mettra ce qu’il a envie d’y mettre – en fonction de son âge et de son vécu. Mais ce qui compte ici, c’est surtout de la manière de réagir face aux malheurs qu’on rencontre. La mère et l’enfant traversent les quatre étapes du deuil : le déni (« On va faire comme si elle n’existait pas [cette] cata. »), la colère (« Maman Pinson s’est fâchée. Elle a insulté la Cata. »), la dépression (« Nos cœurs étaient glacés, mais nos mains, nos jambes continuaient à bouger. ») et enfin l’acceptation, avec l’arrivée d’Espoir.
La dépression, surtout, est suggérée d’une manière subtile et poétique. Les cinq sens sont comme engourdis quand la Cata enferme dans son grand sac à la fois les couleurs, les goûts, les odeurs et les bruits familiers agréables. La vie continue, parce qu’il faut bien aller travailler, se rendre à l’école, manger… mais c’est une existence dépourvue de joie, comme mécanique. L’histoire s’est arrêtée, comme le laisse entendre le fait que la mère lise sans arrêt la même page de son livre.
Et puis, il y a Espoir. Il est maigre, il a besoin d’amour. Il est comme un petit garçon perdu. La mère ne peut pas résister, elle le prend dans ses bras, le cajole, le protège. Et il grandit, grandit… jusqu’à faire fuir la Cata.
L’histoire pourrait s’arrêter là mais les pages suivantes sont essentielles. La Cata est partie, certes, mais elle a laissé un sacré bazar. Tout est mélangé, plus rien n’est à sa place et il va falloir une bonne de dose de courage aux deux personnages pour reprendre le cours de leur existence. Elles y parviendront grâce à l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Cependant, même si elles peuvent de nouveau sourire, la mère et l’enfant le savent, elles ne pourront jamais oublier ce qui s’est passé. La Cata, en partant, a emporté une part d’elles-mêmes qu’elles ne retrouveront plus jamais, comme le suggère la disparition du pinson qui nichait sur l’épaule de la mère : il n’en reste plus qu’une plume…
Les illustrations d’Aurélie Guillerey, fidèles à son style, sont pleines de couleurs et foisonnantes de détails. Elles apportent la touche de gaité nécessaire à ce récit somme toute assez sombre. Même quand la Cata règne sur la maison, avec son grand sac rempli, quelques détails amusants permettent de détendre l’atmosphère (comme ce chat dépressif, affalé sur une planche de skate). Les traits des personnages, aux nez pointus, sont simples, mais ils laissent transparaître leurs émotions et permettent aux jeunes lecteurs de suivre, visuellement, le processus de résilience.
En bref, cet album est un petit bijou à lire sans modération, à tout âge.

Flèche et Plan Plan une belle rencontre

Flèche et Plan Plan une belle rencontre
Benoit Audé
Rouergue 2025

A l’origine

Par Michel Driol

Flèche et Plan Plan sont deux astéroïdes, dans la nuit des temps. Comme leur nom l’indique, l’un est lourd, massif et aime la tranquillité. L’autre est rapide et ne tient pas en place. Deux exacts contraires, donc. Bien sûr, comme on s’y attendait, c’est la collision entre eux, qui génère leur fusion. Aucun des deux ne se comprend plus… Mais que Plan Plan offre un thé, et que la discussion s’installe, les voilà qui apprennent à se connaitre tandis que, sur leur dos, nait tout un petit monde. Notre terre ?

Etrange album que celui-ci, à plus d’un titre. D’abord par ses illustrations, non figuratives. Sur un fond noir, des taches de formes variées, de couleurs vives. Longue trainée de toutes les couleurs derrière flèche, masse bleutée pour Plan Plan. Et des gouttelettes, des poussières d’étoiles, comme des confettis colorés. Et une grosse boule colorée pour le résultat de leur rencontre, comme une terre qui serait coiffée d’une chapeau de glace, une terre dans laquelle ne figurent ni continents, ni océans. Si humanisation il y a, elle provient du texte qui associe récit et dialogue des deux protagonistes. Un récit omniscient qui installe la psychologie des deux astéroïdes, non sans humour dans les accumulations de verbes. Le dialogue entre les deux, ainsi que les commentaires des autres corps célestes, ne manque pas de piquant, dans l’utilisation en particulier de spécialités culinaires (boule de glace meringuée- éclats de noisettes). D’abord chacun a son vocabulaire, mais ensuite, entre onomatopées et invitation au thé, discussion polie (vouvoiement obligé) sur les signes astrologiques, c’est une vraie rencontre, un vrai « date » galactique.

Si le récit peut se lire comme le récit d’un big bang imaginaire et imagé, évoquant la rencontre entre des corps célestes de nature différente, il se conclut aussi par une leçon de vie, une invitation à accepter de dépasser les contraires, façon yin et yang. Avec beaucoup de vitesse et beaucoup de nonchalance, on arrive à faire de belles choses.  Mot d’auteur qui décrit sa propre pratique ? Invitation à accepter l’autre dans tous ses excès… Mystère !

Un album plein de joie, de mouvement, extravagant aussi en ce sens qu’il conduit hors des sentiers battus, surprenant par les concepts qu’il aborde, concepts complexes, mais délivrant un gai savoir à décrypter !

Machinchouette

Machinchouette
Marianna Coppo
Grasset jeunesse, 2024

Physique du bac à sable

 

Par Anne-Marie Mercier

Commençons par une petite leçon de physique : au début , il y a de la matière informe, et puis, après un grand boum (ou plutôt un « bang »), « toutes les choses que l’on connaît aujourd’hui ». Prennent forme les grandes choses (à l’image, oranges sur fond blanc : baleine, éléphant, arbre), les petites choses (bonbon, coccinelle, fourmi, bille…) et même « les choses très compliquées » (E=mc2, le signe Pi, un Rubick’s cube…), toutes, sauf un petit bout de quelque chose qui est resté informe, un « machin chouette ». C’est ainsi que sera nommé cet étrange personnage en forme de patate, orange, avec deux yeux, une bouche expressive et des membres tout juste crayonnés.
Cette espèce de Barbapapa (voir l’article de Cécile Boulaire consacré à la série) n’est ni assez ceci ni assez cela pour devenir quelque chose d’identifiable et surtout d’utile, jusqu’au jour où il rencontre un enfant qui l’accepte et lui permet de devenir ce qu’il devait être : un AMI.
C’est une jolie fable philosophique, sur l’identité, les interrogations sur les apparences, sur l’amitié, mais aussi un album drôle où les formes successives de Machinchouette, oranges sur fonds de blanc et de gris sont cocasses. Que Machinchouette trouve son destin dans un bac à sable est un bel hommage aux pouvoirs de l’imagination, et le clin d’œil final à l’album de Sendak, Max et les Maximonstres, un rappel joyeux de la liberté d’imaginer et d’être « ce que l’on veut ».

Sur ce « message » voir la critique sur le site de l’institut Perrault.

Déplacements

Déplacements
Elisa Sartori
Cotcotcot 2025

Solitude de l’exilée…

Par Michel Driol

Un récit encadrant qui pose la fin d’un repas de famille, un dimanche, au cours duquel la mère raconte ses premiers pas dans ce pays, après avoir dû quitter le sien, trop chaud, après avoir traversé la mer. Puis ce récit, récit à la troisième personne, récit qui mêle solitude, inconnu, souvenirs de la famille restée au pays, quête d’une nouvelle identité jusqu’à la rencontre finale avec une nouvelle amie, mais qui s’arrête avant la fondation d’une nouvelle famille.

C’est d’abord un récit tout en sobriété, un récit qui se veut neutre, évoquant tantôt les habitudes, celle du café noir le matin avec les chaises comme seule compagnie, tantôt des épisodes, comme cet album photo trouvé dans un marché aux puces. Récit à la troisième personne, donc, façon d’objectiver les notations, mais en fait autant mise à distance de l’émotion que procédé permettant de mieux la faire ressentir. C’est aussi une façon de mettre en évidence le regard et les interrogations de l’étrangère qui cherche à décrypter le monde dans lequel elle se trouve, en particulier au travers de l’emploi régulier du verbe semble, invitant à questionner le monde, les êtres, les objets au-delà de leur apparence.

Ce sentiment d’étrangéisation est renforcé par les illustrations qui donnent à voir des personnages, de choses inquiétantes et sombres. Et ce, dès la couverture, une bouille d’enfant émergeant d’une forme géométrique, difforme, noire, au-dessus de deux bottes d’un orange bien terne. On serait au théâtre, on serait chez Tadeusz Kantor. On va retrouver tout au long de l’album cette représentation des passants, photographie des visages en noir et blanc, visages sans sourires,  silhouettes géométriques gommant toute humanité. Toutefois, au fil de l’album, les visages deviennent corps photographiés, de loin, silhouettes minuscules. Autant de façons de montrer plastiquement cette mise à distance, cette coupure entre ceux d’ici et celle d’ailleurs. Les photographies montrent peu à peu le décor, un décor urbain, de maisons collées les unes aux autres, comme dans les villes  ouvrières anglaises, d’où émergent parfois des grands immeubles. Toujours du noir et blanc, parfois marqué de cet orange terne, photos pixellisées comme pour dire le flou de la perception. Troisième axe de l’illustration, les représentations de l’intérieur du logement de la mère, illustrations à la géométrie marquée qui montrent le vide et la solitude au début, une installation plus confortable à la fin, avec les fauteuils,  le chat, l’appareil photo polaroid et la plante en fleurs. Enfin, dernier axe de l’illustration, les objets du marché aux puces, objets abandonnées, tout comme la mère, échoués là par hasard, avec pourtant une histoire propre digne d’être racontée, reconstituée, ou inventée Objets mis en réserve, en blanc sur fond orange, représentations des photos de personnages retraçant des épisodes de vie, mais visages sans traits, inexpressifs, anonymes. Autant de procédés pour dire le manque et l’absence.

Il y a là un vrai travail et une vraie réflexion sur l’illustration, et sur le rapport texte image qui, à eux deux, disent la solitude, la nostalgie, la tentative de s’intégrer et ses difficultés. Difficulté d’entrer en contact avec les autres, parlant une langue inconnue, quête de sens à travers des objets abandonnés, exposés et exposant une intimité dans un marché aux puces. Cette approche esthétique rend parfaitement sensible la difficulté de l’exil et de l’adaptation à un monde nouveau, aux êtres étranges et inquiétants, au paysage urbain uniforme et labyrinthique, envoyant à la solitude au milieu de la foule.

Sur un thème difficile, un album d’une grande originalité formelle, et d’une grande sensibilité. A lire à tout âge.

Tractopelles

Tractopelles
Fiona Meynier
Cotcotcot 2025

Pour un imaginaire des engins de chantier

Par Michel Driol

Voilà un album à la fois très beau et très déconcertant. Tout commence par un enfant qui glisse sur la neige d’une bosse créée par une pelle, dans laquelle il va buter. Puis on change d’échelle, et, quelques années plus tard, on évoque les pelles pour creuser les tranchées de la première guerre, ainsi que la création, à la même époque, de la première pelleteuse.  Nouveau saut dans le temps, et les reconstructions d’après les deux guerres, les champs de bataille devenant champs agricoles, et l’apparition des premiers tracteurs, puis celle des premiers tractopelles. Retour à l’enfant, quelques années plus tard, découvrant, en pleine nature, des engins abandonnés, et se demandant à quoi  ils ont bien pu servir.

Evoquons d’abord l’originalité des illustrations, feutres, gouaches, peinture à l’essuie-tout, et couleurs, qui installent dans un univers principalement en noir et blanc, d’abord tâché d’un peu du rouge du sang de l’enfant blessé. Les images peuvent être impressionnantes, comme celle d’une tranchée bien sombre, surmontée de pelles comme autant de croix, et d’arbres dépouillés,  immédiatement suivie de la seule image tout en couleur, montrant des engins de chantier en activité, engins de la taille d’un dé à jouer. Est-on dans le réel ? Est-on dans une salle de jeu ? Puis on va suivre des tracteurs dans différentes nuances de rouge, toujours sur cet arrière-plan en noir et blanc, routes, barbelés, bâtiments agricoles, avant une dernière partie montrant des engins abandonnés verts, dans une nature en noir et blanc déstructurée par la peinture à l’essuie tout.  Dans leur dépouillement symbolique, les illustrations dévoilent bien une vision du monde, du progrès, des technologies et de leur conséquences, parfois absurdes, du temps qui passe, de l’abandon des activités humaines dont subsistent des traces…

Le texte ne se veut pas documentaire, ne se veut pas non plus ancré dans une temporalité bien précise. On saute les époques, les lieux, l’après seconde guerre mondiale est évoqué de façon assez implicite, où il est question de trois zones pour organiser la reconstruction du pays.  Si l’on suit bien l’apparition des machines, la mécanisation des campagnes, il déploie un imaginaire qui confronte cette modernisation avec un éloge de la lenteur, en évoquant un tour d’Europe fait, en tracteur, par Claude (Goubeau). En d’autres termes, le texte laisse ouvertes les interprétations entre un regard positif et négatif sur ces engins. Figures de progrès dans le monde agricole, soulageant le travail manuel pénible, ils sont aussi vestiges d’activités avortées, inachevées, traces d’un passé qui fut, à l’image de ces trous béants et qu’on n’a pas refermé. Quelque part, le texte touche à une poésie , loin d’un Apollinaire qui vantait les progrès dans la mécanisation, l’industrie,, mais développant toute une poétique des engins mécaniques, loin des usines, en pleine nature.

Un bel ouvrage, en particulier parce qu’il n’entre pas dans les catégories prédéfinies. Ce n’est pas un documentaire, quoi que…, ce n’est pas un récit, quoi que…, ce n’est pas un ouvrage historique, quoi que… Sa signification elle-même a du mal à se laisser saisir. Ce n’est pas une ode au progrès tout en montrant l’ingéniosité nécessaire… Il invite à coup sûr à réfléchir à l’utilisation de ces engins, aux dégâts qu’ils peuvent faire dans la nature, et donc à s’interroger sur le sens des activités humaines.  Cet ouvrage, qui ne se laisse pas saisir d’emblée, qui requiert activité du lecteur, questionnement, recherches, à la façon d’un livre d’artiste, laisse entrevoir une poétique des engins agricoles, de travaux publics tout à fait inattendue et bien originale.

La grande Peur de mes petits cauchemars

La grande Peur de mes petits cauchemars
Rosalinde Bonnet
Flammarion Jeunesse – Père Castor 2025

Pour une nuit paisible

Par Michel Driol

Quatre cauchemars acceptent de quitter le narrateur s’il leur trouve un autre endroit où aller. Mais, les quatre logements visités des amis du narrateur ne leur plaisent pas. Alors avec sa mère, il fabrique une couverture anti cauchemars, avec son père une potion qui, si elle endort les plus petits, excite les plus grands cauchemars. Reste à faire le plein de bonnes choses pendant la journée pour inventer les rêves chasseurs de cauchemars. Mais qui sanglote durant ces rêves ? Les cauchemars, hantés par la peur de disparaitre pour toujours…

La peur, les cauchemars, voilà des thèmes bien classiques en littérature jeunesse, en écho avec le vécu, parfois terrifiant, des enfants.  La dernière phrase de cet album en donne le ton : C’est amusant de se faire peur parfois… Mettre à distance la peur, en faire un jeu, grâce au pouvoir de l’imagination, voilà ce qui est proposé par ce jeune héros, plus ennuyé par ses cauchemars qu’effrayé. Ce qui le gêne, c’est de ne pas pouvoir dormir. Il faut voir sur quel ton, comminatoire, il s’adresse à ses cauchemars, comment il les menace, au prix d’un chantage, comment il négocie avec eux. Il leur parle d’égal à égal. Ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent lors qu’il leur fait visiter les maisons de ses amis pour se débarrasser d’eux. Premier indice pour le lecteur curieux : la peur de ces maisons qu’éprouvent les cauchemars. Sous leur air terrifiant, ils ne sont pas si courageux que ça ! L’album place l’imagination au centre – et quoi de mieux que l’imagination pour lutter contre ce qu’elle produit – dans un double effet de renversement. Un imaginaire positif et heureux pour lutter contre un imaginaire sombre, et l’acceptation de jouer avec ce dernier à se faire peur, façon de le dominer en s’en jouant, en en étant maitre.  De ce fait, l’album devient une ode à l’imagination enfantine.

Rien d’effrayant dans cet album, en raison, on l’a signalé, du caractère bien trempé du héros, mais aussi des illustrations qui savent conserver un côté très enfantin et naïf dans leur facture. Les cauchemars y apparaissent parfois rigolards, parfois surprenants, mais jamais terrifiants. L’humour se glisse partout, dans les multiples détails, comme les pantoufles animalières de la maman et du héros, dans les chapeaux de sorcière, indispensables pour confectionner la potion…

Un album plein de tendresse, de bienveillance pour aborder, en les dédramatisant, des sujets sérieux comme la peur et les cauchemars, dans une perspective très carnavalesque selon laquelle le rire vient à bout des terreurs les plus profondes. Il n’est que de relire le tire qui opère déjà ce renversement en dépréciant les cauchemars, qualifiés de petits, et en leur attribuant une peur majuscule !

Une île st née

Une île st née
Virginie Aladjidi et Caroline Pellissier- illustrations de  Manon Diemer
Saltimbanque 2025

Quand la nature accueille la vie

Par Michel Driol

Quelque part au sud de l’Islande, en 1963, l’éruption d’un volcan donne naissance à une ile, qu’on baptisera Surtsey. Ce documentaire retrace son histoire, et chronologiquement montre comment des traces de vie, d’abord infimes, s’y implantent. Aujourd’hui cette ile est vierge, véritable laboratoire à ciel ouvert, réserve naturelle accessible seulement aux chercheurs quelques jours par an.

L’album se présente comme un livre de bord, avec quelques notations datées en bas de page, et une grande illustration dans des teintes bleutés. On peut ainsi suivre pas à pas, heure par heure, d’abord l’éruption du volcan, Pendant près de trois ans, tant que la lave coule, seuls quelques oiseaux ou insectes survolent l’ile, sans s’y installer. La première plante à y pousser ne résiste pas aux laves qui proviennent d’une ile éphémère voisine. Puis fleurs et lichens apparaissent, des oiseaux viennent nicher, leurs déjections fertilisant le sol sur lequel prospère la végétation. La dernière image montre une vie prospère, variée, forte et belle.

Basé sur des observations scientifiques, le texte énonce des faits, mettant à distance toute émotion (si l’on omet quelques points d’exclamation) jusqu’à la dernière phrase, adressée directement au lecteur, explicitant ce qui était sous-jacent, la beauté et la force de la vie capable de s’installer dans des conditions extrêmes. Les illustrations, au contraire, parfaitement cadrées, soulignent la beauté et le merveilleux de cette naissance dans une atmosphère à la fois réaliste – voir par exemple la délicatesse de la représentation des plantes, des oiseaux, des mammifères – et onirique – dans la représentation de  la lave, du minéral, qui confèrent aux illustrations cette impression de création du monde.

Entre réalisme scientifique et poésie (rappelons les liens étymologiques entre la poésie et la création), un magnifique album qui laisse rêveur, contemplatif, face à la force de la vie et à ses conditions d’apparition dans des milieux hostiles.