L’Agence Pendergast : Le Prince des ténèbres

L’Agence Pendergast : Le Prince des ténèbres
Christgophe Lambert
Didier Jeunesse 2019

Les mystères d’Ellis Island

Par Michel Driol

New York, 1893. Lorsque Sean, petit voleur à la tire sous les ordres de Bill le Boucher dérobe la montre de M. Pendergast, il ne sait pas où il a mis les pieds. Car M. Pendergast le retrouve, et lui propose, au vu de sa débrouillardise, de rejoindre son agence. Installée dans les sous-sols d’Ellis Island, doté de tout le matériel moderne (électricité, téléphone…), cette agence gouvernementale a pour charge de détecter les créatures paranormales qui transitent par Ellis Island. Dans le premier tome de cette série, c’est  Dracula lui-même que Sean devra combattre.

Ce récit plein de dynamisme plonge le lecteur dans un univers à la fois historique (le New York de la fin du XIXème siècle, avec ses taudis, ses immigrants…) et fantastique (avec des baguettes de sorcier et des monstres que l’on dirait sortis de la série Harry Potter). Les personnages sont bien dessinés : un orphelin débrouillard, un indien garde du corps, un inventeur que aurait tout à fait sa place dans les James Bond, une jeune métisse pour qui Sean ne se sent pas indifférent, et deux figures antagonistes, Bill le Boucher, roi sans scrupule de la pègre locale, et M. Pendergast, plein de sollicitude. Ce premier tome d’une série qui s’annonce prometteuse plante surtout le décor : visite des locaux de l’agence, de sa redoutable prison, mais il ne manque pas non plus d’action : courses poursuites dans les rues de New York mais aussi dans les airs. Bref, de la littérature populaire (on songe à Eugène Sue), au bon sens du terme, avec ses passages attendus, ses personnages et ses situations un peu stéréotypés (Sean à l’heure du choix entre le bien et le mal…), et cet élan narratif qui pousse à tourner les pages tant on attend la suite.

Une série bien inscrite dans son contexte historique qui deviendra sans doute addictive pour de nombreux jeunes lecteurs et lectrices.

Un parfum de bruyère

Un parfum de bruyère
Françoise Legendre
Thierry Magnier –Petite poche – 2022

Cauchemar ou réalité ?

Par Michel Driol

Louis passe ses vacances dans la maison de sa grand-mère, en Bretagne. Cette année-là, il fait de façon récurrente le même rêve, dans lequel il offre de la bruyère à Anna, tandis que pèse la menace de Raymond.

Bruyère, lande, petite maison, sculptures sur le lit, c’est tout l’imaginaire un peu fantastique de la Bretagne qui est convoqué dans ce roman. Le rêve est-il réalité ? Les choses sont-elles doubles à l’image de la grand-mère qui se révèle avoir un double prénom, et que le rêve de Louis renvoie à son propre passé ? On se sent à la fois plongé dans le monde contemporain, et dans les légendes bretonnes où rôde la mort. Ce roman signe la fin d’une époque, celle des vacances chez la grand-mère, et peut-être aussi la fin de l’innocence. C’est en tous cas une belle façon de faire entrer les enfants au cœur de l’écriture fantastique dans ce qu’elle a de plus authentique et de plus envoutant.

Un roman court, destiné à de jeunes lecteurs débutants, dont l’imaginaire s’accorde tout à fait à la Bretagne et aux interrogations des enfants sur le passé de leurs grands-parents.

Violette Hurlevent et les fantômes du jardin

Violette Hurlevent et les fantômes du jardin
Paul Martin, Jean-Baptiste Bourgois (ill.)
Sarbacane, 2022

Le Jardin du temps perdu

Par Anne-Marie Mercier

Violette Hurlevent, qui nous avait tant charmés dans le premier tome est de retour. C’est une bonne nouvelle car ce Jardin Sauvage est un lieu infini de possibilités et d’aventures (voir la recension du premier tome) et Violette, accompagnée de son chien Pavel est une héroïne attachante.

Seulement voilà : Violette aborde ces nouvelles aventures sans son chien, et elles sont inextricables sans lui, ce qui fait que l’action piétine autour de plusieurs énigmes avant de pouvoir lancer enfin l’héroïne à l’assaut des obstacles, une fois son chien retrouvé/ ressuscité.
En « réalité », tout est difficile : Pavel est mort. Violette, la petite fille terrorisée du premier volume, a grandi, s’est affirmée, elle a vécu d’autres drames et la voici âgée, perdant sans doute un peu la tête d’après ses enfants et son petit-fils, et cherchant à retrouver le havre de son imaginaire d’enfant. Sautant dans le jardin, elle retrouve son corps de fillette et toute son énergie ; hors du jardin, rattrapée par la fatigue de l’âge, elle reste capable de lutter  pour convaincre, réparer, protéger : elle est en effet la « Protectrice » du Jardin et de ses habitants, plantes, animaux, « jardiniens », et jusqu’aux humains du monde ordinaire qui, comme elle, s’y sont incrustés.
Imaginaire, vie fantasmée ou réalité ? Tous ces niveaux sont entremêlés, à l’image de la ronce géante qui menace le Jardin. La tentation de fuir le réel et de réparer les pertes passées pour construire un « Jardin Parfait » que le temps n’atteindrait pas, attitude que refuse Violette, est incarnée par la présence inquiétante d’un adulte appelé le Baron, qui, monté sur un grand cheval noir, a mis le Jardin en coupe réglée et réduit ses habitants en servitude volontaire. Face à lui, Violette incarne l’acceptation du temps, de ses blessures, le pardon et l’amour de la vie, donc du désordre.
L’auteur fait ici le portrait d’un réel complexe qui imbrique différents niveaux de réalité et propose une réflexion sur les frontières du temps et de l’espace. Mais il y a aussi de beaux combats, des voyages qui donnent le vertige, des trouvailles originales, des êtres fantastiques hostiles, à qui Violette sait parler et dont elle arrive à capter les secrets.

Les Poupées savantes

Les Poupées savantes
Arthur Ténor
Le Muscadier 2022

Alter poupée…

Par Michel Driol

Dans un futur proche Lilibellule reçoit pour son anniversaire une poupée savante, réplique exacte de son visage, qui doit l’aider dans son travail scolaire. Surviennent deux événements. Lilibellule est renversée par une voiture, et la poupée est enlevée par un gang de trafiquants de poupées  et robots. Comment la récupérer ?

Dans ce roman de science-fiction, Arthur Ténor propose une société dans laquelle s’affrontent les cyberprogressistes, partisans de développer au maximum toutes les formes d’intelligence artificielle, et les humaniloves, qui pensent qu’il faut rejeter l’usage des humanoïdes dans la vie quotidienne. Ces deux causes sont incarnées par Lillibellule, dont les parents gèrent une start-up consacrée au développement de robots et Cléon, qui semble épouser la cause humanilove. C’est à une réflexion sur le thème de l’intelligence artificielle que conduit ce roman. Représente-elle un danger pour l’humanité, en termes de perte de contrôle sur sa destinée, voire sur sa nature même ?  Les scènes finales confrontent les héros à eux-mêmes, aux envies de pouvoir absolu, à l’usage d’armes à distance, façon de se sentir tout puissant, mais aussi responsable. La vie et la mort ne sont pas des jeux vidéo, et le sens de la mesure, de la raison doivent l’emporter face à toutes les tentations.

Un roman de science-fiction qui pose des questions bien actuelles, aborde la question de ce qui fait notre humanité, celle de notre dépendance aux différentes formes d’intelligence artificielle, et touche aussi certains points sensibles pour les ados comme leur relation aux réseaux sociaux et aux fake-news.

LX 18

LX 18
Kamel Benaouda
Gallimard jeunesse, 2022

Un soldat à l’école des émotions

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une dystopie d’une grande actualité, et d’une extrême simplicité apparente. Elle traite d’un sujet hélas éternel, la guerre, et d’un autre, heureusement tout aussi éternel, celui des émotions et de l’empathie qui fondent l’humanité. Et tout en traitant de ces sujets, elle aborde le pouvoir de la littérature et de l’amour, la solidarité de groupes d’adolescents, les mécanismes de la résistance, de l’exclusion, et bien d’autres.
La simplicité du scenario tient à la nature du groupe d’adolescents auquel appartient le héros, LX18. Ils ont dès la naissance été donnés par leurs familles à la nation pour devenir des machines à combattre, formatés et élevés pour cela dès l’enfance. La guerre finie (toutes les guerres ont une fin, dit-on, sauf celle de 1984, et peut-être celle de ce roman), que faire d’eux ? Contre ceux qui, les considérant comme des monstres, voudraient les éliminer, d’autres proposent un programme de rééducation et de réinsertion : les jeunes gens, garçons et filles, sont envoyés au lycée et doivent se mêler aux autres. Leur « mission » est de s’intégrer le plus vite possible.
Si l’on suit en particulier le héros, d’autres itinéraires apparaissent ; certains sont éliminés rapidement, jugés incapables de s’adapter. La plupart des jeunes gens jouent le jeu avec plus ou moins de succès, certains rusent, d’autres tentent de se donner une mission plus active et arpentent les rues la nuit, en justiciers autoproclamés et vite redoutés, d’autres prennent le « maquis », d’autres enfin, comme LX18 qui passe par toutes ces étapes, découvrent peu à peu les émotions, l’humour, la douceur, en partie grâce à la littérature (il apprend le rôle de Titus, dans la pièce de Racine, Bérénice, pour le club théâtre), en partie grâce à ce qui n’a pas encore pour lui le nom d’amour.
L’évolution progressive du personnage se lit aussi à travers ses mots : c’est lui le narrateur de l’histoire. Comme dans Des Fleurs pour Algernon, le personnage s’ouvre en même temps que s’ouvre et s’enrichit le monde et la langue en lui. Ses certitudes, sa naïveté, sa confiance, puis son désarroi touchent le lecteur qui se prend d’amitié pour ce presque humain, tellement humain…

Kamel Benaouda qui a remporté la troisième édition du prix du premier roman jeunesse en 2018 signe ici un nouvel ouvrage passionnant, original et sensible.

Ma Super Cyber Maman

Ma Super Cyber Maman
Laure Pfeffer

Thierry Magnier, 2022

Machine attentionnelle

Par Matthieu Freyheit

« Tout le monde ne peut pas être orphelin. » On se souvient de la formule, rêveuse et provocante, que Jules Renard fait prononcer à Poil de Carotte. Margaux, elle, ne se voit pas du tout orpheline, et ce sont les absences répétées de sa mère qui lui en font commander…une deuxième.
Après avoir longtemps accompli des performances physiques, les robots de nos fictions, comme ceux qui investissent peu à peu le réel, accomplissent désormais des performances sociales, communicationnelles et émotionnelles. Robots de compagnie, empathie artificielle, ingénierie des émotions et des expressions : la conjonction de la robotique et de l’intelligence artificielle, de plus en plus indissociables selon Raja Chatila, engendre de nombreux fantasmes, et en réalise même certains.
La machine « intelligente » vient ici au secours de la famille dans un texte qui a le talent de ne jamais forcer le trait. La situation est elle-même improbable, mais cela n’a pas la moindre importance : la commande d’une cyber maman (qui aurait tout aussi bien pu être ici un cyber papa) inscrit la fiction de Laure Pfeffer dans la lignée de celles qui interrogent les compensations permises par la technologie. Le choix du terme « cyber maman » plutôt que « cyber mère » en titre, au-delà de la préférence euphonique, traduit les besoins de Margaux : présence, affection, moments partagés, rires… L’habituelle répartition des rôles (à la machine, le calcul ; à l’humain, l’émotion) est donc inversée : professionnelle de l’organisation, la mère de Margaux laisse cette dernière à la garde d’un « planning » aimanté sur le frigo, comme l’absence est épinglée sur le cœur.
C’est pourtant le planning de trop qui va bouleverser le cours des choses en conduisant Margaux à la commande, sur Internet, d’une deuxième maman qui serait tout à elle. Mais malgré le bonheur apporté en secret par la gynoïde (la mère humaine n’ayant bien entendu pas été informée de l’achat), la relation entamée laisse apparaître un dysfonctionnement qui ne dit jamais son nom : ignorante du monde, cette nouvelle maman se laisse guider par sa fille, au profit d’une relation où les rôles peinent à se définir.
L’auteure sait que le réalisme se situe souvent dans la métaphore : il n’est pas question ici d’une fiction qui se voudrait anticipatrice, mais d’une mise en scène de nos processus de délégation. Récemment, Gérald Bronner a mis au jour le hold up attentionnel accompli par nos outils technologiques (voir Apocalypse cognitive, 2021). La fiction, qu’elle soit science-fiction ou non, rappelle quant à elle que l’insularité des individus laisse volontiers aux smartphones et autres tablettes le soin d’occuper ce « temps de cerveau disponible » que les relations interpersonnelles directes ne prennent plus en charge. Car c’est bien une machine attentionnelle que commande Margaux ; une machine dont l’essentiel n’est pas dans l’émotion qu’elle affiche, mais dans celles qu’elle suscite, et que Laure Pfeffer traite avec une belle économie de moyens.

Le Livre des Étoiles

Le Livre des Étoiles, tome IV : La Boussole des trois Mondes
Jimmy Blin, ill. Vincent Brunot (Cartes) et Jean-Philippe Chabot (carnet de Guillemot)
Gallimard jeunesse (Grands formats), 2022

Le Livre des Étoiles, l’intégrale,
Erik L’Homme
Gallimard jeunesse (Grands formats), 2022

Fan fictions : des intégrales sans fin

Par Anne-Marie Mercier

Quand il a préféré faire disparaitre son héros, à l’issue du tome 3, Erik L’Homme imaginait sans doute la réaction de ses lecteurs, la même que celle des lecteurs de Conan Doyle, l’auteur des Sherlock Holmes, à la parution du volume qui présentait la mort de son personnage : les lettres de protestation ont été si nombreuses qui s’est senti obligé de faire ressusciter le détective. Erik L’Homme ignorait sans doute qu’un lecteur nourri de son œuvre, Jimmy Blin, reprendrait le flambeau et que son éditeur répondrait encore plus à la demande en publiant Jimmy Blin et en organisant un concours de fan fictions autour d’autres suites possible de l’ouvrage. Les nouvelles sont à envoyer pour mai 2022, et des classes sont invitées à participer. Les trois premiers gagnants du concours doivent voir leur texte publié sur le site de Gallimard jeunesse.
Dans le même temps, Gallimard jeunesse a publié l’intégrale de la trilogie (parue initialement en grand format puis chez Folio junior), Le grand intérêt du roman de Jimmy Blin, outre le fait d’être la suite très attendue de la trilogie d’Erik L’Homme, est qu’il est un exemple convaincant de ce que les fan fictions peuvent apporter aux séries.
Pour rappel, la série Le Livre des étoiles est une belle réussite française dans le domaine de la fantasy, qui combine bien des ingrédients d’œuvres célèbres de littérature de jeunesse : orphelin, en quête du père (puis de la mère), qui voudrait devenir chevalier et qui devient apprenti sorcier, Guillemot de Troïl est le dernier rempart contre la monstrueuse Ombre qui menace le pays d’Ys. À l’issue du dernier tome de la trilogie, bien des questions se posent : qu’est devenu Guillemot de Troïl ? Pourquoi a-t-il disparu ? pourquoi la magie des étoiles est-elle inopérante pour le retrouver ? est-il mort (bien sûr que non !), se cache-t-il, a-t-il été enlevé, et par qui ? Et que deviennent ses amis, et les couples qui étaient sur le point de se former ?
Jimmy Blin a parfaitement repris l’univers de la série : fidélité aux personnages, rythme endiablé des événements, espace varié qui recouvre plusieurs mondes (y compris le monde réel que nous connaissons), épreuves et combats, amour, amitié et courage, magie difficile à mettre en œuvre…
Trois groupes partent à la recherche de Guillemot, un dans chaque monde, pour trouver les éléments d’une boussole qui, une fois réunis, permettront de retrouver leur ami, fils, ou élève. Cette recherche d’objets fait penser un peu à celle des horcruxes dans Harry Potter (t. 6), le problème se corsant par le fait qu’on ne sait pas à quoi ressemble ce qu’on cherche et l’aventure devenant la reconstitution d’un puzzle. Le récit se fait en mode alterné, donnant tour à tour les aventures de chaque groupe, avec un suspens garanti. Et la fin est un feu d’artifice d’inventivité, d’action et d’émotions, avec un dénouement proche de celui de «La reine des neiges».
Bravo le fan ! et on attend la suite de la suite…

La Renaissance. L’avenir de Molly

La Renaissance. L’avenir de Molly
Gemma Malley
Hélium, 2021

Un vaccin pour les vieux, la mort pour les jeunes

Par Anne-Marie Mercier

Suite et fin de la trilogie initiée par La Déclaration. L’histoire d’Anna (2018), ce troisième volet voit la victoire des forces de la jeune résistance et la survie d’Anna et de ses amis. La jeune fille et son ami Peter, sont devenus des adultes et ont eu une petite fille, Molly, dont l’avenir est au cœur des inquiétudes : survivra-t-elle, avec ses parents ? dans quel monde vivra-t-elle, alors que la société qui la voit naitre est peuplée de vieux, quasi immortels, qui ont déclaré la guerre à tous les enfants ?
C’est aussi dans ce volume qu’est raconté le début de toute cette histoire : la découverte du procédé qui permet d’assurer la longévité à tous ceux qui prendront le médicament miracle.
Savant assassin et mégalomane, société pharmaceutique super puissante en lien avec les pouvoirs civils et militaires, épidémie mondiale qui risque de décimer la planète, ce livre croise bien des mythes et angoisses de notre époque. S’il n’a pas l’originalité du premier tome qui nous faisait découvrir cette étrange société et de jeunes héros liés entre eux de manière mystérieuse, il a davantage de profondeur psychologique et montre de belles figures de résistance jusqu’au-boutistes, des  révélations et des métamorphoses.

 

 

La Déclaration. L’histoire d’Anna

Villa Anima

Villa Anima
Mathilde Maras
Gulf stream 2021

Pour que vienne l’ère du changement

Par Michel Driol

Dans le monde où vit Magda, il y a ceux qui n’ont pas d’écharpes, le peuple, et ceux qui ont des écharpes de couleur, acquises essentiellement par hérédité, qui leur confèrent différents grades dans la société. Quatre couleurs qui donnent des droits, depuis celui d’avorter ou d’être infirmière, jusqu’à la prestigieuse écharpe rouge, celle du pouvoir, dont l’unique détenteur est l’empereur. Dans le monde où vit Magda, il y a une organisation, la Main, qui régit tout, assigne à chacun une place et un rôle. Magda doit subir les moqueries car elle vient du Sud, est brune et bronzée, alors que dans son village tous sont blonds et blancs. A seize ans, elle se retrouve enceinte de son compagnon, Abel et, pour avoir le droit d’avorter, se décide à passer les épreuves de l’Esprit, dans la redoutable Villa Anima, afin de gagner la première écharpe. Mais s’arrêtera-telle à cette écharpe verte ? Jusqu’où osera-t-elle défier le maitre de cette villa, le doucereux et violent  Reyne Degraive ?

Difficile de dater l’époque de la fiction, qui convoque à la fois des éléments du Moyen Age et d’autres du XIXème siècle, façon de dire que ce n’est pas important, et que les codes du fantastique et de la dystopie sont là pour permettre d’aborder par l’imaginaire des problématiques féministes contemporaines.  Il y est question bien sûr des droits, comme le droit à l’avortement, des relations hommes femmes, de la place et du rôle des femmes dans la société. Les discours patriarcaux et machistes sont assenés avec force par la plupart des puissants du roman, qui redoutent de voir une femme s’élever dans la société. Mais le roman ne s’arrête pas là. Sur quoi repose la domination d’une classe sur l’autre ? Ceux qui dirigent possèdent l’Esprit, et les épreuves de la Villa Anima sont censées révéler cette possession. Magda s’aperçoit que tout ceci n’est que mensonge et illusion, que le monde n’est qu’un théâtre où chacun doit jouer son rôle. C’est parce qu’elle est déterminée à changer ces règles, à se battre pour une société plus juste qu’elle va jusqu’au bout d’elle-même et des épreuves. Alors qu’elle n’était entrée que pour conquérir l’écharpe verte, la voilà décidée à se battre pour autre chose que son droit personnel à l’avortement, pour avoir le pouvoir de faire changer les choses. Le roman décrit ce qu’il faut de courage à une jeune fille pour s’émanciper, envisager pour elle et sa famille un autre futur.

Pour autant, le fantastique, voire l’épouvante, ne sont pas absents du livre. La Villa Anima est le lieu de phénomènes étranges dont est témoin et victime Magda, phénomènes surnaturels qui la mettent en danger, et la conduisent à s’interroger sur ce qu’est l’Esprit. N’est-il qu’illusion idéologique, ou certains hommes détiennent-ils des pouvoirs leur permettant de mettre en œuvre des forces maléfiques ? Ainsi la Villa constitue un huis clos angoissant mettant à l’épreuve la volonté de la jeune fille, et les nerfs du lecteur, même si les lois du genre le persuadent que tout cela va bien finir.

C’est enfin un roman d’amour qui bouleverse et subvertit les codes du genre. Il n’y a ni Cendrillon, ni Prince Charmant. Que devient l’amour de Magda pour Abel, qui la soutient fidèlement tout au long des épreuves ? On se doute bien que cet amour de jeunesse ne résistera pas au temps, qu’entre la force de Magda et une certaine fragilité d’Abel, les dés sont quelque peu pipés. C’est avec un autre amour que s’épanouira Magda, tout en restant l’amie d’Abel qui mènera sa vie autrement. C’est ce personnage de femme forte qui est finalement intéressant dans le roman, façon de montrer à toutes qu’il faut de la détermination pour gagner sa liberté et changer le monde, mais que cela reste possible, même si les changements prennent du temps. Ce en quoi le roman est bien réaliste !

Un roman mêlant dystopie et fantastique, action et discours, dans une écriture pleine d’allant et de force.

Le Fantôme de mon grand-père

Le Fantôme de mon grand-père
Yann Coridian – illustrations d’Anjuna Boutan
Neuf de l’Ecole des loisirs 2021

Conversations avec un disparu

Par Michel Driol

Le grand-père paternel de Jeanne, la narratrice, est mort avant sa naissance. Se rendant au cimetière avec son père, elle voit un curieux chat près de la tombe. Et le soir, au milieu de la nuit, le grand père vient rendre visite à la petite fille. Tous deux, durant deux nuits, vont faire connaissance.

Habituellement, en littérature de jeunesse, c’est la mort des grands-parents qui est traitée, de façon à aborder la phase du deuil. Le parti pris de ce court roman est différent : il s’agit de nouer un lien qui n’a jamais existé, de rencontrer un disparu. Jeanne, qui a huit ans, est fille unique, dans une famille qu’on pourrait qualifier d’aisée, voire de bobo. Elle raconte sa vie à hauteur d’enfant, n’en percevant pas forcément tous les aspects (comme le fait que le père, quelque peu déprimé, est en recherche d’emploi). Mais le roman vaut peut-être autant par ses ellipses, ses silences, que ce que dit sa narratrice. Que faisait le grand-père à Clermont-Ferrand où il est mort ? Pourquoi le père ne veut-il pas trop aller au cimetière ? Quel est le sens des mots posthumes que, par l’intermédiaire de Jeanne, le grand-père adresse à son fils ? Le romancier a recours à un fantastique qui ne vise pas l’épouvante. Rien d’obscur, ou d’inquiétant dans ces visites, familières, familiales, où le mort mange avec la petite fille. Et on est bien dans le fantastique, puisque le grand-père laisse son chapeau… qui s’envolera une nuit de grand vent. Les illustrations renforcent ce côté rassurant par leurs cadrages, leurs couleurs, et la façon de représenter un fantôme qui n’a rien de l’imagerie qui y est habituellement associée.

Un roman qui a recours au surnaturel pour dire l’importance du lien intergénérationnel dans  la construction de soi.