Par le bout du nez

Par le bout du nez
Loes Riphagen
Didier Jeunesse 2017

Un éléphant, sa trompe…

Par Michel Driol

Cet album est une adaptation réussie du conte étiologique de Rudyard Kipling, L’Enfant d’éléphant. On y apprend pourquoi l’éléphant a une longue trompe. Petit éléphant, trop curieux, n’arrête pas de questionner les autres animaux, jusqu’au moment où il demande au crocodile ce qu’il mange. Le petit éléphant s’approche alors imprudemment trop près du crocodile, qui se saisit de sa trompe. Il faut alors la force de tous autres animaux pour tirer en arrière le pauvre éléphant, qui bien sûr, voit son nez s’allonger avant de découvrir les bienfaits d’avoir  une trompe.

Peu de texte dans cet album, qui fait la part belle aux illustrations et aux découpes laser dans un premier temps. Dès la couverture, qui se présente comme un cadre de scène, on voit à travers les découpes les différents protagonistes de cette histoire : l’éléphant, les bosses du chameau, le cou de la girafe… On progresse ensuite dans l’univers noir et blanc de la jungle, où seuls les animaux sont colorés, et bienveillants envers le héros. Changement de technique graphique lorsqu’arrive la confrontation avec le crocodile : le fond devient rouge, il n’y a plus de découpes, mais au contraire des pages qui se déplient à la façon du nez de l’éléphant tandis que les animaux, toujours très colorés et expressifs, lui viennent en aide. Humour enfin d’une page finale qui montre une théorie d’éléphants venant se faire tirer le nez par un crocodile devenu coopératif.

Un album empreint d’humour et de folie douce, comme un théâtre de papier où les détails et les surprises abondent, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Tout doux

Tout doux
Gaetan Dorémus
Rouergue, 2018

Rouge et bleu

par Anne-Marie Mercier

Sur le principe du froid et du chaud, représentés par le bleu et le rouge, une histoire nous est racontée, celle d’un ours solitaire sur la banquise, dont le monde fond peu à peu.  Comme un réfugié climatique, il part…

Après un long chemin de froid et de chaud, il trouve une nouvelle maison, une compagne, le printemps,  l’été, et après un automne « tout doux », un enfant. Mais « tout doux » c’est aussi  le petit ours, nommé ici « Tiedy Bear »… Serait-ce l’origine de tous les ours en peluche ?
L’opposition de contraires amène la transformation : le froid et le chaud, le sec et l’humide, le haut et le bas, le masculin et le féminin,  le un et le deux…. Les maisons de glace ou de bois, le  fil des saisons, le temps pour faire un enfant, tout cela tient dans cette histoire, avec un fil rouge, celui d’une écharpe empruntée à un bonhomme de neige (tous les symboles de l’hiver sont là), et cette écharpe est… rouge évidemment !
Les images de Gaetan  Dorémus sont à la fois très simples et très riches : formes  juste dessinées, ou coloriées, crayonnées, diverses nuances de bleu et de rouge, vastes paysages nocturnes, petits intérieurs vus en transparence…  La narration, très concise (quelques mots, pas plus, des phrases nominales uniquement), exprime des idées simples, des constats et sensations ; mais les  personnages, muets mais très expressifs, disent l’inquiétude, l’effroi, la tristesse, le contentement, la surprise. Et cette histoire qui évoque au passage des sujets graves (pour le lecteur adulte) finit… tout en douceur.
Allez, hibernons encore un peu !

D’entre les ogres

D’entre les ogres
Baum, Dedieu
Seuil jeunesse, 2017

La vérité sur les ogres

Par Anne-Marie Mercier

Blanche est une enfant abandonnée. Elle est recueillie par… des ogres. Ils attendaient d’avoir un enfant qui soit à eux depuis une éternité : ils la choient, rien n’est assez beau ou bon pour elle. Mais un jour Blanche veut savoir la vérité, comprendre où ils vont la nuit, manger ce qu’ils mangent…

A ce récit touchant et cruel Dedieu ajoute une note encore plus sombre, avec des fonds grisés, des crayonnés au fusain épais, des formes lourdes, refusant de profiter des occasions où il pourrait éclaircir et colorer le récit.
Le stéréotype de l’ogre est ici retravaillé, sans l’affaiblir ni le détourner : de vrais ogres, enfin… avec l’idée que l’amour peut gagner les monstres – mais pas  les changer. On voit que la littérature de jeunesse peut ne pas mentir, tout en mettant en scène des êtres imaginaires.

Mes nuits à la caravane

Mes Nuits à la caravane
Sylvie Deshors
Rouergue,  Doado, 2018

Se retrouver pour voir plus clair

Par Maryse Vuillermet

Lucile n’a pas de chance, sa mère est morte il y a quatre ans et son père noie son chagrin dans l’alcool. A la suite de ce décès, il a perdu son restaurant donc son travail. Mais rien n’est jamais totalement noir. Lucile a hérité de la joie de vivre et de la force rayonnante de sa mère. Excédée par l’attitude de son père, un jour,  elle quitte la maison et s’installe dans une vieille caravane au fond du jardin, celle que sa mère avait aménagée pour peindre et pour se retrouver. Ses trois amis l’aident à l’installation, des fêtes s’y organisent et même un jardin se crée. Lucile y retrouve des forces, voit son père et sa vie différemment et parvient à trouver des solutions.
Sylvie Deshors a le don de rendre vivant chaque lieu qu’elle décrit, les Andes dans Inconnue des Andes, le Havre dans Fugue en mineur et ici, elle décrit avec subtilité la campagne auvergnate riche et sensuelle en contraste avec l’agonie de ses villages dont les habitants s’en vont et les boutiques se ferment. Les jeunes y errent sans lieu où exister sauf ceux qu’ils s’inventent comme la caravane.

A quoi tu ressembles ?

A quoi tu ressembles ?
Magali Wiener
Rouergue 2017

Tel père, tel fils ?

Par Michel Driol

Une série de 12 nouvelles, rythmant les mois de l’année, chacune sur les relations de filiation. Neuf garçons et une fille viennent, chacun à leur tour, se raconter et raconter un épisode qui illustre leurs rapports avec leurs parents. Un épilogue donne la parole à un des parents, 10 ans plus tard. Benjamin est devenu acteur, ce dont il rêvait, contre l’avis de ses parents. Dans son one-man-show, il parle d’eux, qu’il a invités à sa première…

Parents dont on a honte, parents absents, parents qu’on admire ou parents dont on découvre le passé embarrassant, la gamme des figures parentales est étendue et variée à l’âge où il faut choisir un futur, où on découvre l’amour et les premières relations sexuelles. Comment cela peut-il se faire en lien avec les modèles adultes, lorsqu’ils se révèlent fragiles ou défaillants ? Comment échapper à un destin qui semble tout tracé, au scénario voulu par les parents ? On retrouve d’un récit à l’autres les mêmes adolescents dans ce recueil de nouvelles choral, tantôt au premier plan, tantôt en arrière-plan. Chaque texte – à la première personne – épouse le point de vue de l’adolescent et est remarquablement tendu vers sa chute, avec une grande sobriété et efficacité. Les portraits des parents souvent baba-cool ou anciens soixante-huitards sont sans concessions. Les drames surviennent là où on ne les attendait pas, meurtrissant les adolescents à la sensibilité exacerbée. L’auteure sait parfaitement rendre la psychologie complexe de cet âge-là et dire les relations pleines de surprises avec les adultes, dont certains, heureusement, sont des figures positives. On pourra reprocher peut-être à ce livre de n’inclure qu’une seule fille, dans un chapitre particulièrement réussi. Mais c’est peut-être aussi là son intérêt, dire au plus près la relation entre un garçon et son père, à un âge où l’admiration fait place au doute, où le modèle se fissure, où le père devient décevant.

Un recueil qui pourra tendre aux adolescents un miroir de leur propre vie, et de notre monde, marqué par l’instabilité.

Un temps pour tout

Un temps pour tout
Lucile Lux
Soc et Foc, 2014

Avec le temps…

Par Christine Moulin

 Dans ce petit album au format de presque carnet, le texte égrène une liste (Il y a des secondes, des minutes, des jours etc. où…) qui s’éclaire grâce aux illustrations, faites de dessins et de collages: par exemple, les minutes où l’on se sent « abominablement seule », ce sont celles où l’on voit, à l’arrêt d’un bus, des mères et leurs enfants, visiblement heureuses et épanouies. Chaque page permet au lecteur (mais il est vrai plutôt à la lectrice, adulte, il est vrai aussi) de se reconnaître et de se sentir moins incompris avec ses émotions, ses sentiments, ses déceptions, ses joies et ses tristesses. Cet ouvrage est donc précieux, au-delà de son apparence ténue et discrète. Cela dit, on peut penser qu’il parle plus aux trentenaires qu’aux enfants ou même aux adolescents (sans toutefois être hors de leur portée), à l’instar d’un album dont on peut le rapprocher, J’attends, de Davide Cali.

Le Grand Ecart

Le Grand Ecart
Thomas Scotto, Lucie Albon
Le Diplodocus, 2015

Fille déplacée, garçon suspendu

Par Anne-Marie Mercier

« Je m’appelle Anya,, ici ce n’est pas ma ville normale ».

Anya raconte le déracinement : ses parents ont trouvé du travail dans un pays qui n’est pas le leur, ils sont logés très petitement, elle ne connaît personne, n’arrive pas à se faire des amis, ne parle pas la langue, jusqu’au jour où elle rencontre un garçon qui danse…
La rencontre des deux solitudes est belle, et bien préparée par l’expression du dépaysement d’Anya : perdue entre étonnement et inquiétude, devant la ville immense, les mots « en confiture » qu’elle ne saisit pas, les rires dont elle ne sait s’ils sont de moquerie ou de joie…
Pas de misérabilisme, juste quelques notes sur le sort de exilés ordinaires, avec un graphisme épuré qui joue avec les bruns-kraft, les formes simples mais fait la part belle à quelques échappées de couleurs.

Créées en 2015 par Floriane Charron, les éditions Le Diplodocus se présentent , à l’image de cet animal, « Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles ». « Implantée dans le Gard (…) elle n’en reste pas moins tournée vers le monde, vers la création et souhaite vous faire découvrir de nouveaux auteurs ou redécouvrir des auteurs d’aujourd’hui. »

Pari réussi !

 

 

 

 

 

Keep me in mind
Jaime Reed
La Martinière 2017

Amour et amnésie

Par Michel Driol

Ellia a été victime d’un accident qui a effacé deux années de sa mémoire. Deux années pendant lesquelles elle était amoureuse de Liam, qu’elle ne reconnait pas. Comment aider Ellia à retrouver les souvenirs perdus ? Pour Liam, cela passe par l’écriture, et il se lance dans l’écriture de leur histoire commune, qu’il compte faire lire à Ellia. Mais peut-on nouer ou renouer les liens d’un amour ancien ? Et qui sont réellement ces adolescents qui vont découvrir ou redécouvrir leur personnalité petit à petit.

Voici un roman d’amour adolescent qui se construit au fil d’un double point de vue alterné. Ellia et Liam sont chapitre après chapitre les narrateurs. L’un tente, par l’écriture, de faire revivre les sentiments, sensations et ne souhaite que retrouver la vie d’avant avec Ellia. L’autre, de tâtonnements en tâtonnements, redécouvre ses amies, ses passions, et ce garçon. Se construit aussi, progressivement, l’arrière-plan sociologique : d’un côté la famille noire d’Ellia, protectrice, riche, voyant d’un mauvais œil sa relation avec Liam, blanc, plus pauvre, à la famille moins conforme à certains codes sociaux (il a un oncle plus jeune que lui…). Se dessinent aussi les arrière-plans scolaires (le lycée américain, et ses fêtes traditionnelles), l’hôpital et le suivi psychologique d’Ellia, qui lui permettra de rencontrer un autre garçon, Cody. Le roman use intelligemment du retour en arrière : après la scène d’ouverture – première page du récit de Liam – qui donne le contexte de l’accident d’Ellia, le roman révèle progressivement le cadre de cet accident, les tensions entre Ellia et ses parents, et le rôle exact de Liam ce jour-là. Mais l’intérêt profond du roman est surtout psychologique : comment les deux adolescents se redécouvrent à l’occasion de ce drame, et se reconstruisent une identité nouvelle en comprenant mieux le passé.

Un roman au cadre et aux codes très américains, mais qui explore avec finesse les amours et la psychologie des adolescents.

Le Pire anniversaire de ma vie

Le Pire anniversaire de ma vie
Benjamin Chaud
Helium, 2016

Le sens de la fête

Par Anne-Marie Mercier

La difficulté avec les fêtes, c’est que bien souvent elles introduisent de la contrainte, de l’inquiétude, alors qu’elles devraient être au contraire libératoires : le héros de Adieu Chausette se retrouve en mauvaise posture lorsqu’il arrive déguisé dans une assemblée d’enfants qui se sont mis sur leur trente-et-un pour l’anniversaire de Julie. Lui, ignorant du « dress code », a pris un costume de lapin, alors que son lapin, Chaussette, porte ses vêtements.

Le petit grarçon aime Julie en secret et il espérait pouvoir se déclarer ce jour-là. Il accumule les bévues, tout cela vire à la catastrophe ou au gag, jusqu’à ce qu’il se réfugie dans un arbre… avant l’heureux dénouement.

 

Bug 1

Bug, livre 1
Enki Bilal
Casterman, 2017

« bug », n. m., tiré de l’anglais : insecte (punaise), bestiole, panne informatique (bogue)

Par Anne-Marie Mercier

« Maman ?! J’arrive pas à me connecter… »

Ce sont les premières paroles proférées dans cette histoire. Elle débute au moment d’un grand « bug » informatique planétaire : toutes les données numériques ont été aspirées, on ne sait comment. Pendant que Gemma et sa mère s’interrogent et cherchent des informations sur le réseau hertzien ou auprès de leurs amis, Paul, père de l’une et ex-mari de l’autre, est en orbite autour de la terre, seul pilote rescapé d’une attaque étrange. Pendant ce temps, à New York, Paris, Istanbul, les dirigeants du monde politique, industriel et financier se livrent à une course aux informations. Pendant ce temps, on recrute des hypermnésiques (personnes à grande capacité de mémoire) et on fait appel aux retraités : anciens pilotes, médecins, techniciens, etc. capables de travailler en mode « sans ». Pendant ce temps, diverses Mafias se déchainent et pillent ce qu’elles peuvent, tandis que des groupements de bénévoles mettent en place des « pillages citoyens » pour répartir les subsistances. Pendant ce temps, des ados hébétés, coupés de leur réseau, se suicident en masse, des malades meurent, des ascenseurs restent bloqués dans les tours… Tout est à l’arrêt, mais pas l’intrigue qui tisse une toile serrée en différents lieux autour du même enjeu : récupérer Paul dont le corps est habité par une « bestiole » (bug) et qui semble avoir capté toutes les données perdues. L’enlèvement de Gemma par des mafieux, l’atterrissage de Paul en plein califat, tout cela promet de multiples rebondissements.
Le rythme est autant narratif que visuel, avec le talent de Bilal pour l’ellipse, les variations d’angles et de points de vue, et la constance dans les tonalités sombres et bleutées. Cette obscurité est rompue par les couleurs vives des petits journaux imprimés des Geek, Le Monde Today, quotidien au style fruste et aux fautes d’orthographe et de syntaxe qui disent un état de la langue (et de la pensée) dans cet univers futuriste pas très loin du nôtre.
Les thèmes abordés par cette fiction sont très intéressants et posent des questions sur la place du numérique dans nos vies et nos rapports sociaux, sur la fragilité de ce monde dépendant d’une technique, sur la perte de capacité de mémoire des individus du monde occidental, sur la mondialisation des réseaux, la place des organisations criminelles… .
Au milieu de ces sombres perspectives, l’attachement fort qui lie Paul et sa fille est une bouffée d’espoir et d’humanité.

Un superbe début!