L’évadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants

L’Evadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants
Philippe Nessmann et Piero Macola

Éditions des éléphants, 2025

« C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant » (Jacques Prévert)

Par Lidia Filippini

Décembre 1934. Un jeune homme adresse une lettre à un journaliste. Il y décrit les six mois qu’il a passés au pénitencier pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Au printemps précédent, arrêté pour le vol d’une paire de chaussures, accusé de vagabondage, il est envoyé à la « maison d’éducation surveillée » – prétendument pour y apprendre un métier. Ce jeune orphelin de quatorze ans, qui vivait dans la rue depuis plusieurs mois, découvre alors ce qu’il serait plus juste de nommer un bagne. Aux conditions de vie effroyables s’ajoutent la maltraitance des geôliers et la violence des autres prisonniers. Devenu le souffre-douleur d’un vrai délinquant plus âgé que les gardiens protègent parce qu’ils ont peur de lui, le jeune garçon n’a d’autre solution que de se faire punir afin d’être envoyé au cachot le plus souvent possible. Là, au moins, il peut échapper à son harceleur.
Un soir, pourtant, refusant de céder son morceau de fromage à son bourreau, il le mange avant sa soupe – ce qui est formellement interdit par le règlement. Ce simple geste déclenche la fureur des gardiens qui se jettent sur lui pour le frapper avec une rare violence.
Cet incident met le feu aux braises. Comme un seul homme, tous les jeunes prisonniers se lèvent et se ruent sur leurs geôliers. Commence alors une course folle qui les conduira sur les routes de Belle-Île, une évasion collective aussi inattendue que perdue d’avance mais qui leur permettra d’entrevoir, quelques instants le rêve d’une vie meilleure.
Philippe Nessmann relate ici un évènement réel. Le 27 août 1934, une cinquantaine de prisonniers de la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants de Belle-Île-en-Mer s’évadent. Dépassés par les évènements, les gendarmes de l’île offrent une récompense de vingt Francs à toute personne qui attrapera un fugitif. En quelques heures, tous les mutins sont retrouvés.  Jacques Prévert, qui séjourne alors dans la région, entend cet appel et, choqué, en tire un bouleversant poème, La Chasse à l’enfant.
Comme dans l’album, la révolte de Belle-Île eut pour élément déclencheur le passage à tabac d’un garçon qui avait mangé son fromage avant sa soupe. De ce jeune homme, l’histoire n’a pas retenu l’identité. L’auteur imagine son parcours à partir de témoignages recueillis auprès des prisonniers de l’époque. Il lui donne aussi un prénom, Joseph, que le lecteur découvre à la toute fin de l’album. En recouvrant sa liberté, le personnage acquiert une identité propre. Recueilli par une tante qui lui trouve un emploi, il va pouvoir enfin trouver sa place dans la société.
Des magnifiques illustrations de Piero Macola émane toute la tristesse des personnages. Les gris, les bleus froids dominent dessinant un univers sombre et sans espoir. Les visages ont les yeux cernés de noir, les bouches ouvertes par l’effroi. Tout cela vous touche au cœur.
À la fin de l’album, un dossier très bien construit donne des indications sur le contexte historique. On y trouve des photos d’époque et des réponses aux questions que pourraient se poser les jeunes lecteurs : Qui envoyait-on en colonie pénitentiaire ? Comment s’est déroulée la révolte de 1934 ?… Un grand paragraphe explique également le rôle d’Alexis Dahan, le journaliste qui, de 1926 à sa mort en 1979, écrivit sans relâche pour faire connaître l’horreur des bagnes pour enfants. Rappelons que celui de Belle-Île ne ferma ses portes qu’en 1977.

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin
Lili Sohn

Casterman, 2025

Une BD au poil !

Par Lidia Filippini

Notre corps est couvert, dès la naissance, de cinq millions de poils – soit, comme le précise Lili Sohn, l’équivalent de la population irlandaise. Mais pourquoi cette toison peut-elle s’épanouir librement sur le corps des hommes tandis que celui des femmes se doit, pour satisfaire aux canons de beauté, d’être glabre ? En a-t-il toujours été ainsi ? L’autrice se penche sur notre relation aux poils à travers les âges pour déconstruire les mécanismes qui poussent les femmes à s’épiler. « On pourrait croire [affirme-t-elle] que c’est un sujet léger, voire carrément anecdotique » mais il n’en est rien car quelle femme n’a pas un jour renoncé à porter une robe d’été ou annulé un rendez-vous parce qu’elle se trouvait trop poilue ? Pourtant, comme l’explique l’autrice, nous ne naissons pas avec l’envie de nous épiler. Cette envie, nous la développons peu à peu à force de voir des corps féminins lisses. Elle n’est autre qu’une injonction sociale qui pèse sur les femmes. L’épilation, coûteuse en argent et en temps, constitue une charge mentale de plus.
Forte de ce constat, Lili Sohn se lance dans un projet fou : ne pas s’épiler pendant une année. Elle qui, depuis l’âge de douze ans, traque sans relâche la moindre trace de pilosité sur son corps, espère ainsi parvenir à changer ses représentations, bref à aimer ses poils. De petites victoires en petits échecs, cette année est l’occasion pour elle et pour nous, lecteur.ices, de s’interroger sur les réactions des hommes – et des autres femmes – en présence d’aisselles ou de jambes poilues.
Lili Sohn, connue pour ses BD féministes et drôles, propose ici un format petit et épais qui rappelle ses précédents opus (Mamas, Vagin tonic). Comme dans ses autres ouvrages, elle se met en scène à travers son personnage principal, une jeune femme brune et souriante qui, cette fois, semble fière d’arborer son corps couvert de poils. Au dessin se mêlent parfois des photos ou des illustrations anciennes utilisées de manière décalée comme cette image où l’on voit deux soldats du début du siècle s’exprimer au sujet du tableau de Courbet La naissance du monde. « Oh regarde ! C’est la sexualité féminine ! », s’exclame l’un d’eux. « Mais chuuuut ! T’es fou ! Elle va te voir ! Elle est hyper dangereuse ! », répond son compagnon.
L’illustratrice française traite son sujet avec humour et auto-dérision tout en apportant des connaissances scientifiques, historiques et sociologiques. Elle ne cherche nullement à juger les femmes – qu’elles choisissent ou non de s’épiler – ni les hommes. Elle tente seulement de montrer que notre vision du poil est liée à la notion de patriarcat. Depuis l’Antiquité, en effet, le poil est symbole de pouvoir et de puissance. Le fait que l’idéal féminin occidental doive en être dépourvu dit quelque chose de nos sociétés. Savoir cela ne suffira peut-être pas à accepter nos jambes poilues, mais c’est peut-être un premier pas vers la libération.

 

 

 

 

 

Barabal Skaw

Barabal Skaw
Benjamin Desmares
Rouergue 2025

Les maitres du monde

Par Michel Driol

Avec un tel prénom, voilà une héroïne de 17 ans qui ne manque pas de courage. Orpheline, écossaise, indomptable, cleptomane, c’est dans le bureau d’un psychologue qu’on fait sa connaissance. Elle n’a pu s’empêcher de voler une lettre bien compromettante à un lord haut placé lorsque ce dernier est venu visiter son école. Seule issue : l’envoyer – oh mystère ! – dans une école de luxe située au milieu de la mer Ionienne, à Mélanos. Mais rêve ou cauchemar ? car, après un éprouvant voyage dans un bateau de pêche à la morue breton, et donc un détour par l’Islande, la voilà débarquée dans un autre monde, dans une école où se côtoient les externes, locaux et les internes fortunés, dans une école bien étrange.

C’est d’abord un roman d’aventures, avec une héroïne – narratrice –  au caractère bien trempé, maligne, avec un réel don pour le vol et l’escamotage. Tous ces dons lui seront nécessaires pour découvrir les mystères de l’ile, et la raison pour laquelle on l’a envoyée à Mélanos. Passons sur les péripéties, nombreuses, mutinerie à bord du bateau de pêche, expéditions nocturnes pleines de danger, sauvetage miraculeux. Passons aussi sur les personnages, le récit révélant  les faux amis comme les alliés inattendus, et conduisant l’héroïne à revoir son jugement sur les autres. Passons enfin sur la question des retrouvailles – ou pas – de l’héroïne avec ses parents. Car ce roman d’aventures plein de romanesque plonge le lecteur au cœur d’une ile qui s’avère bien plus qu’un simple point sur la carte, au sein d’une école aux cours étranges à destination des seuls externes et de Barabal. Cours de dessin, cours de méditation, cours d’hypnose, cours de bourdonnement… Après Poudlard, Mélanos ? Oui, et non. Oui, car il est bien question de magie, de pouvoirs occultes à apprendre à développer. Non, car cet univers n’est pas clos sur lui-même, mais place là les véritables maitres du monde, capables d’orienter à leur guise, et de façon souvent brutale, les décisions des hommes d’état, des journalistes qu’ils peuvent facilement contrôler.  Dès lors, le roman pose toute une série de questions au lecteur. Qui détient le pouvoir ? Les démocraties sont-elles une illusion face à une oligarchie ou une mafia capables de se reproduire, de protéger leurs intérêts ? Que signifie résister, et quelles peuvent être les formes et les dangers de cette résistance ? Sous couvert de magie, c’est bien de cela qu’il est question dans ce roman. Et si jamais le pouvoir se retrouvait concentré dans les mains de Barabal, qu’en ferait-elle ?

Ecrit à la première personne pour l’essentiel, le roman ménage pourtant quelques chapitres qui montrent une réalité que ne connait pas la narratrice. Chapitres courts, percutants, comme ce prologue dans lequel on voit un journaliste indépendant, prêt à révéler les agissements d’une organisation criminelle jeter ses propres enfants par la fenêtre, sans raison. Autant de chapitres qui suscitent l’intérêt du lecteur, en ménageant le suspense sur l’identité des interlocuteurs dans tel chapitre, sur le destin de Barabal dans tel autre…

Un roman d’aventure à l’intrigue solide, flirtant avec le fantastique, mais s’ancrant ben dans le réel, situé en 1926, dont l’héroïne attachante découvrira son histoire autant qu’elle révèlera des mystères quant à la marche du monde.

Le Trésor au bout de la branche

Le Trésor au bout de la branche
Didier Lévy – Marie Mignot
Sarbacane 2025

Un jeu de rôles…

Par Michel Driol

Frère et sœur, Gus et Lola décident de jouer au Loup et au Petit Chaperon Rouge. Mais qui pour faire le Loup ? Garçon ou fille ? Il faut aller demander à la Grande Louve. En attendant, le sort désigne le garçon, bien mécontent. C’est décidé, plutôt que d’être Chaperon Rouge, il sera chasseur avec une branche qui ressemble à un fusil. Bien inefficace face aux oiseaux ! Mais Lola montre que la branche peut devenir baguette de sourcier qui les entraine  sur une colline d’où ils peuvent enfin voir la Grande Louve et ses louveteaux. Après le gouter, les deux enfants échangent des parties de leurs costumes.

Nombreux sont les albums contemporains qui abordent la question du genre,. Celui-ci l’aborde justement à partir d’un jeu de rôles en revisitant, de surcroit, à différents niveaux le Petit Chaperon Rouge. Les deux personnages du conte sont-ils genrés ? Sans nul doute, pour le garçon. Mais pas pour la fille. Le loup est-il le méchant ou, comme ici, le Loup protecteur de la forêt et de la nature, dans la bouche de la fillette, la Grande Louve majestueuse et protectrice de ses louveteaux. On le voit, c’est la figure du loup qui est ici métamorphosée en un être positif, du côté de la nature, et non contre les humains. Par ailleurs, l’album montre un jeu qui n’a rien de figé, et dans lequel tout se transforme progressivement, au gré de l’imagination des enfants. Le Chaperon Rouge devient chasseur rouge, le bâton devient fusil puis baguette, et les deux enfants glissent progressivement vers des rôles moins marqués, allant jusqu’à devenir des êtres hybrides, mi loup, mi chaperon à la fin, façon de transcender ou d’abolir leurs différences. L’album pose et oppose aussi deux enfants. Le garçon, force de proposition du jeu au début, devient ronchon, bougon, c’est le texte qui le souligne, lorsqu’il perd au début, mécontent de son fusil-bâton, mais aussi souvent impressionné par sa sœur, par la nature : un personnage en nuances, mais moins valorisé par le texte que sa sœur. C’est elle qui mène le jeu, semble grandie aux yeux de son frère, s’avère plus fine et pleine de ressources que lui… Façon sans doute moins de montrer des stéréotypes masculin et féminin que de dire et d’affirmer les différences de perception, de caractère entre les deux pour aller vers l’alliance finale, la (ré)conciliation autour du gouter, la fascination pour la grande louve, ce que le texte souligne avec ces phrases en ils, où ils agissent de concert. Quant à la branche, titre de l’album, objet transitionnel dans l’album, elle finit parmi les collections de Gus, comme une manière de garder trace de cette expédition initiatique dans la forêt. Ajoutons non pas l’absence des parents, nécessaire pour que des enfants soient libres dans la forêt, mais la présence discrète d’un papa… aux fourneaux, d’une maman coupant du bois, autre façon de parler de la question des stéréotypes.

Les illustrations sont à la fois expressives et allant à l’essentiel.  Qu’on soit dans le joyeux désordre de la chambre, dans la cuisine bien rangée (ou pourtant, mystère, trône un hibou…), ou dans la forêt, le visage des enfants en dit long sur leurs émotions… Tout se joue en deux couleurs, le vert et le rouge, sur des fonds tantôt très blancs, tantôt très noir : noir du mystère, de l’inconnu, de la forêt au milieu duquel se détache dramatiquement le blanc des enfants, du ciel. Beau contraste et belles oppositions entre des couleurs qui , elles aussi, disent la complémentarité des genres.

Un album tout en nuances, pour évoquer avec douceur et à hauteur d’enfants qui jouent, se promènent, la question du genre, et pour montrer comment il est possible de se respecter et de partager ensemble des moments de plaisir et de joie, dans l’harmonie.

 

Jojo le manchot papou

Jojo le manchot papou
Julia Donaldson et Axel Scheffler
Traduit (anglais) par Emmanuel Gros
Gallimard Jeunesse, janvier 2025

« On ne change pas une équipe qui gagne »

Par Lidia Filippini

Avec Jojo le manchot papou, nous plongeons de nouveau dans l’univers tout en couleurs d’Axel Scheffler. Son trait caractéristique, reconnaissable au premier coup d’œil, a un côté rassurant. Les couleurs vives, le sourire plaqué sur chacun des personnages… c’est un monde dans lequel on aimerait vivre tant tout y paraît joyeux et bienveillant. Le lecteur retrouve en outre des paysages glacés et une baleine qui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’un autre album des mêmes auteurs, La Baleine et l’Escargote.
Le texte rimé de Julia Donaldson suit lui aussi la recette habituelle : le protagoniste animal (ici un manchot papou comme l’indique le titre) rêve d’aventure. Il parcourt le monde et rencontre, ce faisant, une galerie de personnages tantôt menaçants (un troupeau de morses), tantôt amicaux (un ours blanc, une sterne). Il traverse des moments difficiles et noue des amitiés sincères ce qui lui permet, en retour, d’en apprendre un peu plus sur lui-même. Arrivé grandi au terme de son voyage, il est prêt à commencer une nouvelle vie.
Il s’agit bel et bien d’un récit initiatique qui suggère à l’enfant de partir lui aussi à la recherche de lui-même, de prendre plaisir à avancer dans la vie, de rebondir après les coups durs pour mieux apprécier les bons moments.
Rien d’original ici, par rapport aux autres albums de Donaldson et Sheffler. Mais, même s’il manque le petit quelque chose en plus qui a fait le succès de Gruffalo, on prend tout de même un très grand plaisir à suivre Jojo le manchot dans sa recherche du Pôle Sud.

On peut sans doute le mettre en relation avec Le Long Voyage du pingouin vers la jungle, œuvre théâtrale riche et complexe de Jean-Gabriel Nordmann (NDLR).

 

 

 

Un  jour, grand-père a volé

Un  jour, grand-père a volé
Patricia MacLachlan – Chris Sheban
D’eux 2025

Le pygargue et les enfants

Par Michel Driol

Ils sont trois enfants, l’ainé Aidan, la cadette narratrice Emma et le petit frère Milo, et un grand-père passionné d’oiseaux qui leur a transmis cette passion. Lorsque le grand père perd la vue, il reconnait encore leur chant, et les identifie grâce à la description qu’en fait Leah, son infirmière. Le jour de son décès, Milo le reconnait dans le pygargue qui vole autour de la maison, un oiseau que le grand-père admirait.

Voilà un album touchant qui aborde la question de la transmission et du deuil, à travers les yeux d’une fratrie. Transmission d’une passion au-delà des générations, entre un grand-père et ses petits-enfants, transmission de connaissances, comme celle de l’identification des oiseaux, dont les noms précis, exotiques, poétiques sont cités dans l’album. Transmission de savoir-faire, comme lorsqu’il s’agit de sauver une mésange. Transmission réussie débouchant sur un partage d’émotions lorsque Milo identifie et nomme le jaseur des cèdres.  L’une des originalités de l’album vient du point de vue adopté, et d’une certaine mise en retrait de la narratrice. En effet, celle-ci raconte et observe avec sobriété. Elle observe le grand-père, la dégradation de ses facultés. Elle observe son jeune frère, peu bavard, mais sans doute le plus proche du grand-père dans ses attitudes. Ce n’est pas pour rien que c’est lui qui qui assimile le rapace tournoyant dans le ciel au grand-père décédé. C’est enfin, bien sûr, la question de la mort qui est abordée, à deux reprises. Celle de Nana, dont on comprend implicitement qu’il s’agit de la grand-mère, que les enfants n’ont pas connue, et dont le grand père affirme qu’elle voulait être cheval dans une autre vie, abordant alors la question de la réincarnation. Celle du grand-père, ensuite, dont les enfants ne sont pas les témoins direxcts. On notera que dans cet album, qui célèbre les oiseaux et la vie, le mot « mort » n’est jamais écrit. En revanche, le texte attire, pas deux fois, l’attention du lecteur sur le mot incroyable, comme pour préparer le lecteur à l’envol final, lui aussi, « incroyable ».

Utilisant des techniques mixtes, aquarelle, pastels et crayons, les illustrations jouent sur les tons chauds de l’automne pour associer la représentation des humains et celle, majestueuse, des rapaces en vol.

Un album émouvant, dont l’écriture souple, simple, pour l’essentiel à l’imparfait, installe le lecteur dans la durée qui semble infinie d’une relation intergénérationnelle, dans la magie de la transmission, pour aborder avec beaucoup de sensibilité la question du deuil.

Chamalloux

Chamalloux
Lee Gee-eun
Traduit (coréen) par Yeong-hee Lim
Les Fourmis rouges, 2025

Miam miam?

Par Anne-Marie Mercier

Les Chamalloux ont une allure de Chamallows. Ils sont un peu ronds, informes, blancs, petits aussi. Ils se ressemblent et portent tous comme seul vêtement un petit chapeau pointu, noir. Ils semblent asexués (on peut aussi penser à une ressemblance avec les gentils Gibis des Shadoks). Ils vivent paisibles dans un village de grandes maisons collectives et font tout collectivement : ils ramassent des gros fruits, plus gros qu’eux, qui ressemblent à des grenades et se nourrissent de leurs graines. Quand, un jour, apparait un monstre noir et poilu…
Informe, ce gros mou ressemble un peu aux Barbapapa (voir l’émission de France Culture sur les grands mous). Il répète toujours la même phrase incompréhensible (« Chamarodan Miaï Miaï ») en hurlant. L’un des Chamalloux croit entendre « Chamalloux miam miam ». Alors, les tentatives pour neutraliser le monstre se succèdent, en vain L’attacher (l’image évoque les Lilliputiens contre Gulliver,  plus efficaces que ces petits êtres), le bombarder, le brûler, rien ne marche et les illustrations montrent bien les images d’effroi qui envahissent les Chamalloux. Tout cela dure jusqu’au moment où l’un d’eux met en doute leurs certitudes : et si ce monstre voulait autre chose que les dévorer, pourquoi ne pas aller lui parler ?
Il y a très peu de texte, juste ce qu’il faut pour rendre les cris du monstre et les slogans lancés par les petits êtres, énumérant les raisons de craindre, les traits stéréotypés : poils noirs, griffes, taille… La simplicité des dessins et la légèreté des aquarelles sont accompagnées par une mise en page variée et parfois originale, les jets de rouge dans les moments de fureur tranchent à merveille, et le retour au calme est savoureux, donnant envie d’entrer dans ce paysage idyllique de simplicité. Le jeu avec le comique et l’effroi est parfait, et c’est un régal de se promener dans ces pages si simples mais toujours surprenantes qui font l’éloge de l’écoute et de l’empathie, contre les préjugés.
Il parait que tout cela repose sur un jeu de mot pour ceux qui parlent coréen…

Hervé ne veut pas partager

Hervé ne veut pas partager
Steve Small
Sarbacane 2025

Le lièvre, les lapins et le sanglier

Par Michel Driol

Hervé est un lièvre radin, amateur des navets qu’il cultive exclusivement por lui. Pas question d’en donner à cette famille de lapins qui vient d’arriver. Pas question de se lier d’amitié avec eux – ou les autres animaux de la forêt qu’ils invitent joyeusement. D’ailleurs, désormais, il travaille à son potager la nuit ! Mais lorsqu’un sanglier affamé vient l’attaquer, lui vole ses navets, contre toute attente, il le détourne des lapins qu’il va avertir du danger, et qu’il aide à sauver leurs précieuses carottes. On verra à la fin du livre qu’un bienfait n’est jamais perdu !

Le scénario de cet album ressemble fort à une fable de La Fontaine : personnages d’animaux, morale invitant à dépasser son égoïsme pour aider les autres, et récompense inattendue finale montrant tout le sens de l’amitié. Bien sûr tout cela est présent dans cet album, mais c’est compter sans l’humour et la fantaisie de Steve Small qui, d’album en album, montre sa capacité à croquer et à dessiner des personnages expressifs, touchants, toujours saisis dans des positions du corps  pleines de signification. Ainsi ce lièvre roux aux grandes oreilles, serrant fièrement ses navets sur la couverture, dans une pose de vainqueur à un concours de jardinage. Ainsi ce père lapin ou cette grenouille, coiffés d’un beau chapeau ! Venu du film d’animation, l’auteur n’a pas son pareil pour placer les personnages au centre de scènes pittoresques parfaitement cadrées, laissant d’ailleurs les images seules raconter la chute de l’histoire ! La course pour sauver les carottes de lapins est digne de figurer dans une anthologie des missions impossibles où l’on lutte contre le temps : c’est animé, parfaitement mis en page, avec ce qu’il faut de strips et de plans fixes pour dire la vitesse, le danger, la précipitation pour sauver de justesse… les carottes !

Un texte efficace, qui se focalise sur le personnage d’Hervé l’énervé, pour à la fois montrer son propre questionnement quant au partage des choses qu’on a du mal à faire pousser, mais ne rien dire de ce qui conduit ce même personnage de grognon misanthrope à venir au secours de ses voisins, ménageant ainsi l’effet de surprise de façon à ce que le lecteur le trouve moins égoïste qu’il n’en avait l’air. Façon aussi de plaider implicitement pour ne pas juger trop vite…

Un album qui sait allier une histoire drôle, pleine de rebondissements, des personnages bien caractérisés,  avec un message prônant les valeurs de l’amitié et du partage. Que demander de plus ?

Vous, les arbres / L’Anniversaire d’Anaïs

Vous, les arbres / L’Anniversaire d’Anaïs
Françoise du Chaxel
Editions théâtrales jeunesse 2025

Arbres en scène

Par Michel Driol

Ce sont deux courtes pièces de théâtre. Dans la première, Sam raconte aux autres enfants l’histoire d’un arbre différent que tous vont adopter. Dans la seconde, du haut d’un arbre, deux merles discutent et commentent les invités déguisés qui se pressent à l’anniversaire d’Anaïs.

Deux pièces de théâtre qui ont en commun de mêler, comme personnages, des enfants et des éléments naturels. Des arbres dans la première. Des merles et des chats dans la seconde. Cela crée un univers merveilleux, plein de poésie et de fantaisie.

Visiblement écrites pour des enfants, les deux pièces multiplient les personnages, dans un chœur pour la première, dans des individus déguisés pour la seconde. Des enfants qui questionnent, refusent d’entendre toujours les mêmes histoires, sont curieux, mais sont aussi timides, à l’image de ce garçon au cheveux roux de la seconde pièce, qui ne sait pas trop s’il est invité ou non, alors qu’il aime en secret Anaïs. Deux pièces dans lesquelles il est question du rôle des arbres dans l’écosystème, certes, mais surtout de sentiments qu’on ose confier aux arbres, l’ennui, la solitude, l’arbre devenant ainsi un confident, un révélateur des blessures secrètes.  La seconde pièce, avec le thème du déguisement, aborde aussi la question de l’identité, des rêves, des secrets, des non dits, avec beaucoup de finesse, et un bonne pointe d’humour lorsque les animaux commentent l’anniversaire, espérant bien, pour les merles, profiter des miettes du gâteau. C’est frais et réjouissant.

Deux pièces de théâtre à jouer, pour le plaisir des plus grands et des plus petits, qui incitent à préserver le vivant et à accueillir toutes les différences.

The Westing Game

The Westing Game
Ellen Raskin
Monsieur Toussaint Louverture, 2025

Le jeu des sentiers qui bifurquent

Par Anne-Marie Mercier

The Westing Game est un roman policer, du moins c’est ce qu’il semble être. À l’image des feux d’artifice qui explosent à des moments imprévisibles et dans des lieux improbables (une cabine d’ascenseur par exemple) avant de finir en bouquet final, les surprises surgissent à tous les chapitres, éblouissantes par leur ingéniosité mais aussi aveuglantes, tant la découverte de la vérité échappe à tous, ou presque, et surtout à un lecteur qui ne serait pas assez attentif aux multiples indices qui lui sont proposés.
Tout commence très vite avec le coucher du soleil sur l’immeuble nommé « les Tours du soleil couchant », bizarrement orienté vers l’Est ­— chaque détail dès la première page, est important. Dès cette première page on découvre un garçon de courses âgé de soixante-deux ans (pas normal, ça non plus !) qui distribue à six personnes le courrier d’un agent immobilier, Barney Nordrup, dont on nous dit qu’il « n’existe pas ». Ces courriers ont pour but d’attirer dans le nouvel immeuble, propriété de la société Westing, ces six personnes avec leur famille. Le jour suivant les noms des occupants sont installés sur les boites aux lettres et le lecteur a sous les yeux une liste avec les noms des occupants face à la localisation de leur appartement. Indice significatif ? on ne sait… Cette liste suit une disposition classique : un café est au rez-de chaussée, un restaurant (chinois) au dernier étage, un médecin occupe tout le premier et les autres étages comportent deux appartements. « Une couturière, une secrétaire, un inventeur, un docteur, une juge. Ah oui, et dans le lot on avait aussi un bookmaker, un cambrioleur, un poseur de bombes, et une erreur. Barney Nordrup avait loué l’un des appartements à la mauvaise personne ». Ajoutons une femme de ménage hagarde, un jeune garçon en fauteuil roulant, un autre qui prépare une course à pied, une jeune épouse chinoise effrayée, une jolie fille fiancée à un interne prétentieux, une ado rebelle mal aimée par sa mère…
Un mois plus tard, on arrive à Halloween et on se rapproche du fantastique : les nouveaux résidents découvrent qu’il y a de la fumée qui monte de l’une des cheminées du manoir abandonné de Samuel Westing dans lequel une rumeur prétend que le corps du milliardaire se trouve encore, pourrissant sur un « beau tapis d’Orient ». Une tentative précédente d’intrusion a provoqué la mort de l’un des  imprudents et la folie d’un autre… Les plus jeunes locataires mettent au défi la jeune et rebelle Turtle (tortue) d’oser entrer dans le manoir. Elle y découvre le corps du milliardaire et s’enfuit.
Nouveau rebondissement : le journal annonce la mort du milliardaire et un courrier arrive dans les boites des locataires pour les convoquer dans la bibliothèque du manoir afin d’entendre la lecture du testament de Sam Westing dont ils sont les héritiers. Ce testament est une lettre dans laquelle il qui affirme que c‘est l’un d’entre eux qui l’a tué. Il promet la totalité de sa fortune à celui qui découvrira le nom de son assassin. Il organise cela comme un jeu : les locataires sont groupés par deux et chaque groupe dispose de quelques indices, différents de ceux des autres groupes.
C’est ingénieux, drôle. Les personnages passent d’une présentation caricaturale à davantage d’humanité, les rivalités se transforment et laissent parfois la place à des rapprochements, des moments festifs. C’est aussi une belle lecture qui peut plaire à tous les âges. Que le meilleur gagne !