Les cousins lémuriens

Les Cousins lémuriens
Philippe Ug
Les grandes personnes, 2023

Plongée immersive au cœur de la jungle

Par Edith Pompidou-Séjournée

La première de couverture est vive et colorée, majoritairement verte pour représenter la forêt tropicale ; on se croirait dans un tableau du Douanier Rousseau captivant et mystérieux avec de multiples feuilles entre lesquelles se dissimulent de petits animaux. Le lecteur ne distingue que des têtes qui le fixent pour la plupart comme une invitation à pénétrer dans le livre.
Il s’agit, en effet, de rentrer littéralement dans l’univers de cet album qui se présente comme un pop-up aux multiples dimensions, sorte de petit théâtre au-dessous duquel est écrit le texte à peine visible dans le paysage. À chaque nouvelle page, l’histoire se répète : une famille de singes a terminé ses ressources alimentaires et envoie l’un des siens en chercher chez ses cousins. Le vocabulaire est très riche et précis, tant sur les espèces de lémuriens (makis cattas, babakotos, avahis, sifakas, varis roux…), sur les végétaux qui leur servent d’alimentation (tamariniers, anones, mangoustans, jamalac, uvaria rufa, …) que sur la façon dont ils s’en sont délectés (régalés, engloutis, dévorés, goinfrés, …).
De même, les détails et couleurs des illustrations d’abord dans des teintes vertes passent du violet au noir avant d’arriver chez les varis roux à la saison des fruits du dragon : toutes les couleurs se mêlent alors et les différentes familles peuvent se régaler ensemble des fruits savoureux. Si la trame narrative est des plus simples, la plongée immersive dans des illustrations en volume paraît magique et le livre a une visée ludique et documentaire non négligeable car il contient aussi un « grimpe et trouve », sur la faune et la flore qui entourent chaque famille de lémuriens. Une belle réussite !

 

Mots-clés :

La Tirade du Nez

La Tirade du Nez
Edmond Rostand, Bruno Gibert
Grasset jeunesse (La collection), 2023

 

« C’est un pic, c’est un cap… »

Par Anne-Marie Mercier

La collection de Grasset, sobrement nommée « La collection », propose des textes contemporains illustrés par des artistes d’aujourd’hui. Cet album propose une double surprise : le texte est un extrait d’une œuvre qui n’est pas destinée à la jeunesse (même si bien des collégiens l’étudient) ; cet extrait est d’ailleurs truffé de difficultés. Les illustrations prennent le texte « au pied de la lettre », c’est-à-dire qu’elles ne représentent pas la scène théâtrale dans laquelle il est énoncé (Cyrano répond à un homme qui l’a provoqué à propos de son long nez, avant de se battre avec lui en duel) mais ce que les propos du personnage, Cyrano, suggèrent, en  métaphorisant ce nez : montagne, perchoir à oiseaux, trompe d’éléphant… Les images de Bruno Gibert évoquent certaines figures surréalistes, utilisant collages, pochoirs, montages photographiques. Elles proposent tout un parcours imaginaire, dans une belle cohérence graphique, liée en partie à la consigne de la collection : « une journée seulement !– pour poser leur regard sur ces textes, et réaliser des images avec une palette limitée à trois ou quatre couleurs ».
Chapeau l’artiste !

L’album de la Collection La Tirade du nez illustré par Bruno Gibert a été sélectionné par la foire de Bologne parmi les 100 titres remarquables publiés en 2023

 

 

Collections

Collections
Victoire de Changy & Fanny Dreyer
La Partie 2023

Pierres, feuilles, coquillages…

Par Michel Driol

Ce sont sept enfants, un par jour de la semaine, qui présentent leurs collections. Des choses d’automne, pour Omar, des mains pour Cléo, des chevaux pour Lise, des pierres pour Suzanne, un herbier pour Pio, des coquillages pour Louise, des galets pour Lucien… et des battements de cœur pour le seul à avoir un nom de famille, Christian Boltanski.

Cet album tient à la fois de l’imagier, par la précision des planches illustrées qui montrent les items des différentes collections, et d’une approche plus poétique autour de l’idée de collection. Poétique d’abord par la langue, la précision du vocabulaire, tantôt relativement courant – marrons, châtaignes – tantôt plus rare – aigue marine, ou cheval de Dalécarlie. Poétique aussi par la syntaxe, les anaphores, les listes qui rendent bien compte de ce que c’est que la répétition dans l’acte de collectionner, et la volonté de trouver du nouveau. Pourquoi collectionne-t-on ? L’album apporte différentes réponses à cette question : pour poursuivre une tradition familiale pour Cléo, pour combler le manque pour Pio, pour conserver la trace d’un moment pour Omar… Autant d’enfants, autant de réponses différentes, mais toujours le même plaisir de la collection, signalé par cette phrase qui revient, dans chaque histoire, inscrite en italique, son cœur bat si fort qu’il fait trembloter tout son corps, phrase qui annonce le dernier chapitre consacré à l’œuvre de Christian Boltanski, les Archives du cœur. Et qu’apporte cette passion des collections aux enfants ? Apaisement, sans doute, mais aussi façon de garder la trace d’une histoire, personnelle, collective, dans la mesure où chaque collection est en écho avec le vécu de chacun. Ce geste de conservation des traces va de pair avec la construction de soi, de son identité. Le dernier chapitre donne une autre clé de lecture à ces collections, en les rapprochant de l’œuvre de Christian Boltanski, façon de questionner le lien entre le passé et le présent, entre l’absence et la présence, à partir d’inventaires. La collection d’objets, de plantes, de galets fait de chaque enfant un plasticien en puissance.

Usant de différentes techniques, les illustrations montrent tantôt des scènes de la vie quotidienne des enfants, tantôt des paysages, tantôt les objets collectionnés. C’est un patchwork  coloré qui donne à voir l’hétérogénéité des personnes, des lieux, des collections, en les magnifiant, comme une façon de célébrer la vie.

Un bel ouvrage, qui prend comme point de départ le gout des enfants pour les collections de petits riens, et montre avec poésie et finesse toute la richesse et l’intérêt artistique de cette pratique.

Une Aventure au royaume de porcelaine

Une Aventure au royaume de porcelaine
Katerina Illnerova
Traduit (italien) par Catherine Tron Mulder
Obriart, 2022

Le monde dans une tasse à thé

Par Anne-Marie Mercier

L’album est adressé à « ceux qui s’émerveillent devant les objets de tous les jours », et c’est bien visé. On pourrait spécifier que ce n’est pas n’importe quels objets qui sont ici présentés : la porcelaine en soi est un objet délicat, et celles qui sont présentées ici sont belles et raffinées. Les décors bleus sur fond blanc, d’inspiration chinoise, sont superbes et les formes des objets sont originales et harmonieuses, se découpant sur le fond sombre (bleu nuit d’aspect gaufré pour le support, violine irisée pour le mur en arrière-plan).  Les théières, gobelets, bols, vases, assiettes, soupières… ont tout ce qu’il faut pour émerveiller.
Autre merveille, le voyage : ce n’est pas seulement le lecteur qui voyage d’un émerveillement à l’autre, d’une double page à une autre, mais il suit un personnage, un pêcheur emporté par le vent hors de son décor aquatique. On le retrouve d’un objet à l’autre avec de multiples surprises. Les images prennent vie, les animaux et les éléments s’animent… et tout cela sans aucun texte.
On songe à la nouvelle de Marguerite Yourcenar, « Comment Wang Fo fut sauvé » : la vie bat dans ce qui était à l’origine une surface plane, silencieuse et immobile, on part en bateau au loin… les formes et les images s’imbriquent de façon toujours plus surprenantes, le vent de l’imagination nous emporte, tout devient possible.
Cet album a obtenu en 2022 le « Silent book Contest-Gianni de Conno Award », nouveau prix récompensant des albums sans texte. C’était un très bon choix pour cette première année d’existence.
voir sur le site de l’éditeur

Alice et le séquoia géant

Alice et le séquoia géant
Sébastien Gayet – Illustrations de Joséphine Forme
Editions du Pourquoi pas 2024

Du pouvoir des arbres

Par Michel Driol

Depuis la mort de sa mère, Alice est élevée par son père, qui n’a d’autre solution que la mettre en colo durant le mois de juillet. Mais, depuis ce décès, Alice est perturbée, solitaire. Dès le premier soir de son séjour, elle disparait, on ne sait où. Nuit après nuit, Alice se réfugie auprès d’un séquoia géant du parc, dans les branches duquel elle se réfugie, et qui lui permet, enfin, de se sentir bien.

En quatre chapitres, Sébastien Gayet brosse avec tendresse le portrait d’une Alice dans un pays de merveilles, fuyant un réel trop difficile à supporter pour se réfugier dans la nature, près d’un arbre consolateur, arbre dont on découvre à la fin qu’il abrite toute une forme de vies invisibles, mais pourtant bien présentes. Arbre qui, comme chez Lewis Carroll, est creux, mais ce n’est pas par son trou qu’il sera lieu de passage. Le récit touche à l’imaginaire et au merveilleux par un autre biais, lorsqu’Alice découvre que le nom de l’arbre est l’exacte anagramme du prénom de sa mère, donnant ainsi tout son sens à ce lien mystérieux. Lien fait d’une double protection, celle de l’arbre, qui protège Alice contre ses angoisses, celle d’Alice, qui se veut protectrice aussi de ce bon gros géant. Le récit, plein de poésie, suit Alice au plus près de ses pensées, de ses sensations (celles des doigts contre l’écorce),  de sa façon de communiquer avec l’arbre. Mais le récit vaut aussi par la bulle protectrice qui s’établit autour d’Alice, dans le parc – bien réel du Château de Soubeyran, où se déroulent les colonies de vacances de la FOL de l’Ardèche – , mais aussi avec le personnage de la directrice et celui du père, personnages bienveillants en retrait, qui semblent avoir tout compris des escapades d’Alice et de son attachement pour l’arbre.

Les illustrations de Joséphine Forme magnifient le bleu nuit, ou celui de l’heure bleue qui sert de cadre au récit. Principalement sous forme de strips, elles s’attachent à montrer la fillette sous différents aspects, ses angoisses dans sa chambre, sa découverte de l’arbre, son escalade, toujours plus haut, jouant sur les contrastes entre l’immensité de l’arbre et la petitesse de l’enfant, entre le blanc de ses vêtements et le sombre de la nuit, jouant aussi sur les cadrages, et les contre plongées pour montrer le ciel.

Que ce soit dans la réalité (construction de cabanes, exploration des branches, accrobranche…)  ou dans la fiction (les arbres-maisons chez Ponti, le Baron perché…), les enfants entretiennent des rapports particuliers avec les arbres. Evitant les écueils de la sylvothérapie,  le récit s’inscrit plutôt dans une poétique de l’arbre, opposant sa verticalité, sa façon de joindre la terre et le ciel, son immensité à la petitesse et à la finitude humaine. Il aborde aussi, avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, la question du deuil d’un parent chez les enfants.

Celui qui n’aimait pas lire

Celui qui n’aimait pas lire
Mikaël Ollivier
De La Martinière jeunesse, 2023

Un voyage intime à travers la lecture

Par Loick Blanc

Plongeant dans les méandres de sa jeunesse, l’auteur nous emmène dans ce récit autobiographique derrière lequel se cache le prétexte d’une romance, d’un roman « de gare » où l’attend un train en partance pour un salon du roman policier, et à bord duquel l’attend celle qui deviendra sa femme.C’est une lecture qui parle de la lecture.
Dès la couverture, cette mise en abyme est illustrée par l’image d’un livre dont la 4eme de couverture apparaît également sur celle de notre ouvrage. La mise en avant typographique du « Pas » dans le titre, conjuguée à la représentation de ce jeune garçon, qui semble être au coin, contre cette couverture de livre, mettent en avant ce désintérêt pour la lecture, activité qui est pour lui une punition. Cependant, l’emploi de l’imparfait suggère une évolution en gestation, prélude à un récit où se dessine la métamorphose de cet enfant récalcitrant.
Ce livre se révèle ainsi comme une ode à la lecture, parsemée de références littéraires, retraçant le cheminement d’un enfant qui n’aimait pas lire. Ce qui peut ne pas sembler pas si étonnant que cela finalement… L’auteur dépeint les contours de ce parcours de jeunesse qui l’a finalement conduit à trouver l’amour: celui de la lecture mais aussi celui de sa femme, mettant alors en avant le fait que la lecture peut bouleverser une vie de bien des manières.
Mais ce livre, c’est aussi une œuvre qui déculpabilise les lecteurs qui seraient dans la même situation que cet enfant. En effet, un auteur peut avoir eu un parcours scolaire difficile ou un rapport à la lecture complexe, bien loin de ce que l’on peut imaginer en lisant bon nombre de classiques scolaires. Alors, on réalise que si l’on a du mal à éprouver du plaisir à lire, ce n’est pas une fatalité ; ce n’est peut-être qu’une étape dans la construction de son parcours de lecteur. Il n’y a pas d’âge pour développer un  goût particulier pour la lecture.
C’est donc un livre à mettre entre les mains de ceux qui n’aiment pas (ou pas encore) lire, leur offrant un miroir dans la description du  jeune Mikaël Ollivier, personnage attachant, afin de les rassurer et de leur faire comprendre qu’un jour les graines plantées peuvent finir par germer et faire éclore cet attrait pour la lecture. Il peut aussi intéresser ceux qui aiment lire et qui voudraient faire aimer lire, leur rappelant le processus de construction du lecteur qu’ils sont devenus pour les aider à mieux accompagner ceux qui sont en devenir.

 

Plume et griffe

Plume et griffe
Marta Palazzesi, Ambra Garlaschelli (ill.)
Traduit (italien) par Nathalie Nédélec-Courtès
Seuil, 2024

Mosaique fantastique

Par Anne-Marie Mercier

Comme on le sait, depuis le temps que des gens écrivent, l’originalité vient souvent du recyclage d’éléments anciens et d’un nouvel agencement. Ce livre en est une parfaite illustration. Prenez des orphelins, un garçon et une fille, donnez-leur à chacun un pouvoir différent ; ajoutez un petit brigand astucieux, un château hanté, un incendie, un cirque, un couvent dont la mère supérieure cache un secret, des métamorphoses animales, une malédiction… secouez le tout, placez votre intrigue en Espagne, à Valence, au début du siècle dernier (1904), mettez-y du talent, du suspense, de l’émotion, et ça donne un tout cohérent et captivant.
Ajoutez une mise en forme originale et ancienne à la fois : des illustrations superbes en noir et blanc où les blancs sont lumineux et les noirs d’encre, adoptez une mise en page qui place le texte dans un cadre de feuillages noirs, noircissant ainsi la tranche du livre, mettez de l’or sur le lettrage du titre, et c’est à la fois sombre et beau. Cela rappelle l’esthétique de Jonathan Strange et Mr Norrell (pour adultes, prix Hugo et prix Locus solus 2005) que la BBC a mis en images (« Why is there no more magic done in England? »). Eh bien ici il y a de la magie en Espagne (enfin, il y en avait en 1904).
En un mot, les aventures d’Amparo alias Plume, qui se transforme à l’aube en faucon, et de Tomàs, ou Griffe, qui devient panthère au crépuscule, sont pleines de surprises. Si Amparo sait à peu près qui sont ses parents, Tomàs l’ignore. L’un et l’autre cherchent à comprendre d’où vient leur pouvoir et s’ils sont seuls dans ce cas. Ils enquêtent comme des détectives, avec l’aide de l’efficace Pepe qui fait le lien entre eux et les sort de bien des difficultés.
Leur quête passera par des endroits divers jusqu’à les mener dans le château en ruines d’où tout est parti. Chacun s’accroche à des bribes de souvenirs qui prennent peu à peu forme ; on trouve ici des échos intéressants du Pays où l’on n’arrive jamais (présenté par Marc Soriano comme « la contamination du roman policier et du conte de fée »). Le processus de reconstruction du passé par une mémoire fragmentée n’est pas la moindre des aventures dont ce roman ne manque pas.

Au bout du monde

Au bout du monde
Anna Desnitskaya
La Partie 2023

L’ami(e) trouvé(e)

Par Michel Driol

D’un côté de l’album – et de l’Océan – il y Vera, qui habite au Kamtchatka avec sa mère et sa grand-mère, et dont on partage la solitude et le quotidien fait de gâteaux au fromage blanc, d’un livre préféré, Harry Potter, et d’un chien qui rapporte sa balle de tennis. De l’autre côté de l’album – et de l’Océan – il y a Lukas, jeune chilien qui a quitté avec ses parents Santiago, et dont on partage la solitude et le quotidien fait de burgers, d’un livre préféré, Harry Potter, et d’un chat et d’une passion pour le football. La nuit, sur la plage, les deux enfants envoient, à l’aide d’une lampe torche,  des signaux morse qui traversent l’espace du livre et de l’océan, reliant, par un faisceau lumineux, les deux solitudes.

On apprécie la rigueur de la construction de cet album, qui joue sur les parallélismes entre les vies des deux enfants, séparés par des milliers de kilomètres, pour montrer qu’au fond, quel que soit le lieu où on vit, il y a des constantes universelles de l’enfance : la relation avec la grand-mère, les collections, le gout du secret, les jeux, la passion des animaux domestiques, et, clin d’œil à la mondialisation de la culture, la lecture d’Harry Potter. En commun aussi la solitude et la quête d’un ami, montré comme un fantasme jaune dans les deux situations. Le texte sait jouer sur la simplicité des récits de vie à la première personne et l’émotion car, en allant au spécifique de chacun de ses personnages, il atteint l’universel. Les illustrations, d’une grande précision, montrent les décors de la vie quotidienne, les objets familiers, avec un vrai côté documentaire. Les doubles pages centrales montrent le faisceau lumineux traverser le Pacifique, ses animaux, ses bateaux, sur fond de nuit.

C’est une histoire d’espoir, celle de la rencontre avec un autre qui serait un alter ego, pleine de mélancolie, de poésie et de douceur, qui parle d’un monde à la fois immense et minuscule. La construction habile du livre illustre comment peut se transcender l’espace, la distance et les frontières culturelles pour devenir un appel à la fraternité universelle.

Un mot sur l’autrice, multi primée, qui a quitté la Russie au moment de l’invasion de l’Ukraine, et vit maintenant au Monténégro, et dont toute l’œuvre pour la jeunesse vise à tisser des liens, de ponts entre les cultures.

Po & Zi

Po & Zi
Fanny Pageaud
A pas de loups 2024

Ode à la complémentarité

Par Michel Driol

Roméo et Juliette, Bouvard et Pécuchet, Sylvain et Sylvette, Ranelot et Bufolet, les titres des ouvrages, qu’ils soient pour adultes ou enfants, adorent les couples. Voici donc, sous la plume de Fanny Pageaud, Po et Zi. Page de gauche, imprimé en vert pomme, voici le portrait de Po, ferme, carré, discipliné : une incarnation de l’ordre. Page de droite, imprimé en rose framboise, voici Zi, audacieux, fantaisiste, et résistant : bref, comme une figure du désordre.

Chaque double page propose une opposition entre les deux personnages sur un plan précis. Cela peut être très anecdotique (l’un préfère l’eau plate, l’autre l’eau gazeuse), lié aux activités (l’un fait le potager, l’autre les magasins) ou lié à leur essence propre (l’un met tout en place, l’autre sème la zizanie). Qu’on ne croie pas pourtant que l’un est tout blanc, l’autre tout noir car Po partage et multiplie, et Zi jalouse et divise… Bien sûr, au passage, on aura remarqué la contrainte oulipienne qui vise à saturer de P la page Po et de Z la page Zi… Et on appréciera le rapport qui se joue entre le texte et les illustrations, des tampons (comme dans la sérigraphie) qui proposent un regard parfois décalé sur ce que dit le texte, toujours avec une note d’humour très frais.

Il est évident que l’album propose plusieurs lectures, et on ne peut exclure celle d’une définition de la poésie, définition très métaphorique et prenant en compte la complexité et les métamorphoses mêmes du genre. Poésie disciplinée, soumise aux règles de la métrique et de la versification, ou désobéissante, s’affranchissant de toutes normes et contraintes. Poésie du potager, du jardin qu’on cultive avec soin, ou poésie des magasins, faite d’emprunts, de trouvailles, de circulation de mots et de formes. Chaque double page propose ainsi des oppositions qui renvoient à différents courants poétiques, à différentes approches  de cet univers difficile à cerner. La double page finale réunit enfin les deux pôles pour montrer qu’ils sont indispensables l’un et l’autre. Belle définition de la poésie qui, rappelons ici l’étymologie du mot, est création, c’est-à-dire façon de faire coexister les contraires. !

Personnages antagonistes, définition de la poésie, l’album s’inscrit aussi sans doute dans toute une philosophie orientale, celle du Yin et du Yang, forces opposées dont l’équilibre est à préserver.

On pourra prendre plaisir à jouer avec cet album, à se demander sur chacune ses pages, à la manière d’un test psychologique, si l’on est plus Po que Zi. C’est, en tous cas, une belle et originale façon d’inviter à chercher en toutes choses et en chaque être la singularité et la complémentarité.

Moi et les autres

Moi et les autres
Amanda Cley, Cecilia Ferri (ill.)
Traduit (italien) par Florence Camporesi et Laura Costa
Passe partout, 2023

Être ou ne pas être comme les autres ?

Par Anne-Marie Mercier

Amanda Cley nous propose une réflexion philosophique. C’est une interrogation sur la place de l’homme en société et les choix qu’un enfant doit faire : imiter les autres, voir à travers leurs yeux et faire ce qu’on lui dit pour être accepté par le groupe, pour être protégé, aimé ? ou bien refuser de trahir ce qu’il est, au risque d’être seul, en danger ?
Les illustrations transposent ces questions graphiquement, avec sensibilité. Les enfants sont montrés dans des décors schématiques, parfois minimaux et résumés à un fond blanc, parfois avec des teintes sombres : dans une classe, puis dans une foule, ou en petits groupes, ils portent des déguisements d’animaux. Quant aux adultes, ils sont de vrais loups malgré leur costume humain.
Le groupe, c’est la meute. L’enfant à qui s’adresse cette histoire rédigée en « tu » figure sur la couverture en costume de loup, comme le Max de Sendak mais avec une autre signification : le loup n’est plus le signe de la sauvagerie individuelle et de la libération des pulsions mais indique la soumission à la meute. Ce personnage se dépouille de cette apparence, pour devenir lui-même, seul mais heureux et en paix, et surtout totalement humain.
C’est une belle réflexion, subtile, portée par des images étranges et pourtant parlantes, une fable dans laquelle homme et animal ne font parfois qu’un.
On peut voir quelques unes de ces belles images sur le site de l’éditeur.