Dans mon monde

Dans mon monde
Lois Ehlert
Les Grandes Personnes, 2023

Micro méga cosmos

Par Anne-Marie Mercier

Tout un monde, en effet, dans un album et surtout dans les mots qui en déclinent les aspects saillants, à hauteur de tout petit : insectes, vers de terre, fleurs, feuilles, papillons, cailloux, grenouilles, soleil et étoiles… chacun a droit à une propriété (rayonnant, virevoltant, qui s’épanouissent, qui se tortillent…) et surtout à une page ou deux pages successives, portant une même découpe et ouvrant chacune sur de nouvelles perspectives. Les grenouilles sont, à la tourne de page, « bondissantes », les insectes sont ceux « qui rampent », imprimant un mouvement sur le mouvement de page ; ailleurs, les papillons de nuit changent de couleur, rouges et noir d’un côté, bleu nuit de l’autre. Parfois cette tourne de page fait changer d’espace tout en restant la même : la page bleue piquetée de trous est d’un côté la pluie, de l’autre les étoiles. Enfin, chaque superposition de découpes fait entrevoir d’autres combinaisons de couleurs et de formes. C’est presque infini, comme le monde.
My World a été publié aux Etats-Unis en 2002. L’auteure a reçu le prix Caldecott Honor Book pour « Color Zoo » en 1990 (publié en français au Genévrier en 2011 dans sa collection de classiques « Caldecott Album« ).

Ida la bleue

Ida la bleue
Benoît Fourchard
Seuil, 2023

Solidarités fragiles

Par Anne-Marie Mercier

Ida a les cheveux bleus, elle est orpheline et voyage seule en direction du lieu où a été enfermé son seul ami et son seul espoir. On apprendra petit à petit d’où lui est venue cette coloration, l’histoire tragique qu’elle raconte de la Grande Catastrophe qui a en partie détruit le monde et ses habitants, humains ou animaux, mais on apprend d’emblée que ses cheveux bleus la désignent comme une proie à tous les abrutis de son temps, et ils sont nombreux.
Heureusement, sur son chemin elle croise plus improbable qu’elle ou presque : une vieille femme nommée Félicité, qui n’a pas froid aux yeux et n’aime pas les abrutis et les puissants qu’ils servent. Elle a beaucoup d’amis, heureusement, fragiles comme elle et comme Ida, mais déterminés. Elle a aussi un corbeau apprivoisé. Ida a un chat qui parle (elle est ventriloque)…
Ce joli « road movie », si l’on peut appeler ainsi un parcours en roulotte, puis en pas grand-chose, leur fait traverser des paysages et des villages bouleversés par le chaos du monde. Elles rencontrent les habitants de la ferme des « Mille et une vies », dirigée par une descendante de l’acteur Erich von Stroheim, un curieux cavalier, un garçon qui se déplace en fauteuil roulant quand il n’est pas sur sa monture, un village utopique où l’on cultive à nouveau des plantes disparues et où l’on se déplace en cyclo éole, un monde possibles heureux qui reste à construire.

L’Electronichien

L’Electronichien
Violette Pasques
Sarbacane, 2024

Guerre des sexes ou juste retour de bâton ?

Par Anne-Marie Mercier

Une petite fille s’ennuie. Une amie la rejoint, ça va mieux mais elles s’ennuient finalement encore. Un grand frère désagréable leur suggère de s’occuper de la poubelle. Soit. Ce faisant elles découvrent des tas de choses dont elles décident que cela ferait un « chien robot » : « Parfois, il arrive que l’on tombe amoureux d’une idée et qu’on se mette à y croire très fort ».
La magie du désir fat que la drôle de créature composite qu’elles bricolent avec les objets récupérés s’anime et se présente comme leur « électronichien ». Il les convainc de cultiver leur talent pour devenir inventeuses plus tard. Elles rameutent les petites filles du voisinages pour fabriquer de nombreux animaux de compagnie, causant la jalousie du grand-frère qui finit par essayer de s’intégrer à l’opération, en vain d’abord : il faudra qu’il s’abaisse en voyant sa création rejetée et qu’il pleure pour être accepté. Faut-il ainsi renvoyer garçons et filles à une telle opposition ? Certes, ce grand-frère caricatural récolte ce qu’il a semé ; chacun s’en fera son idée.
Les aquarelles volontairement maladroites donnent une bonne idée de l’effervescence de ces jeunes inventrices : de quoi éveiller des vocations.

Le Concert de Lapin

Le Concert de Lapin
Emmanuel Trédez, Delphine Jacquot
Didier jeunesse, 2023

Cyrano violoniste

Par Anne-Marie Mercier

Lapin, l’amateur d’art naïf de l’album précédent de Emmanuel Trédez et Delphine Jacquot, Le Portrait du lapin, est à nouveau amoureux. À nouveau, il tente de séduire sa belle en ayant recours à l’art. Ici, c’est la musique : Biche aimant la musique et les musiciens, il veut la séduire en apprenant à jouer d’un instrument. Lequel ? la question du choix prend un certain temps et c’est l’occasion pour les jeunes lecteurs de découvrir de nombreux instruments, du triangle au trombone. C’est selon moi la meilleure partie de l’histoire.
Son choix se fixe sur le violon ; il convainc le violoniste à la mode, Lion, de lui donner des leçons en lui proposant beaucoup d’argent. On devine la catastrophe à venir, non celle qui viendrait du couple lapin/lion, même si à la fin Lapin se fait avoir encore une fois, mais celle d’un apprenti musicien qui croit que l’argent peut tout acheter et qu’on peut devenir un virtuose en quelques mois, surtout en ce qui concerne le violon.
Une supercherie, qui évoque celle de Cyrano de Bergerac, et dans laquelle cette fois Lapin est complice, risque de laisser les jeunes lecteurs perplexes (l’âge indiqué par le service de presse, 4 ans ne me semble pas approprié). En effet, le narrateur triche et ne reste pas assez en retrait pour éviter de perdre son lecteur. L’argent est un sujet central également, du début à la fin : Lapin, à la fin de l’histoire, dépité, décide de revendre le violon de son grand-père et la luthière découvre que c’est un stradivarius… bon, on veut bien gober des lapins musiciens mais des professeurs de violon qui ne détectent pas un bel instrument, ce n’est pas possible.
Comme dans l’album précédent, les illustrations montrant tous ces animaux habillés en gandins et élégantes dans des décors kitsch, sont belles et pleines d’humour.

 

 

 

Pétouille cosmique

Pétouille cosmique
Séverine Vidal, illustré par Ronan Badel
Sarbacane (Pépix), 2023

Un Nord sans père Noël

Par Anne-Marie Mercier

Solal se passionne pour l’astronomie et pour Violette Ascaride, un Thomas Pasquet au féminin. Sa famille a déménagé en Laponie et il se rend seul pendant la nuit sur le toit de leur immeuble pour observer le passage de son idole dans sa capsule qui doit faire des tests pour des voyages interplanétaires. Et pendant ce moment il se passe quelque chose : le temps s’est arrêté et tous les êtres vivants sont figés dans ce moment, comme paralysés, à l’exception de lui-même et d’un renne (il le nommera Jean-Neige et le chevauchera), puis d’une fille Sami.
Tous deux vont tenter de comprendre le problème, entrer en contact avec la capsule de l’astronaute, et sauver la planète.
Toute l’histoire est racontée avec le point de vue renfrogné, indigné mais aussi émerveillé de Solal et accompagnée d’illustrations qui elles aussi ne prennent pas l’histoire trop au sérieux.

Framboise ou citron ? À toi de choisir !

Framboise ou citron ? À toi de choisir !
Denis Peiron, Hélène Druvert
Saltimbanque, 2023

Choisir : un apprentissage

Par Anne-Marie Mercier

Avec ce titre léger et cette présentation en album grand format cartonné, on pourrait croire être devant un ouvrage destiné aux plus jeunes ; la présence de découpes et de petites portes à ouvrir ici et là confirmerait cela. Mais le noir profond du fond de la couverture et le caractère sombre de nombreuses doubles pages, au milieu d’autres en couleurs franches, nous mettent en alerte. Il s’agit d’autre chose.
Il est question de choix à faire dans la vie. Trancher chez le marchand de glace entre framboise ou citron, certes, mais aussi décider de ce qu’on veut avoir, être, faire : « vivre c’est choisir ».
On y voit la difficulté de certains choix. On y trouve, pourquoi pas, parmi eux, le choix d’avoir moins, de sélectionner des trésors qui auront peu de valeur aux yeux des autres.
« Choisir c’est prendre des risques », phrase illustrée par la métaphore du sentier sauvage (superbes superposition de pages découpés). L’impression de ne pas avoir le choix est illustrée par une école, mais le message reste ici encore optimiste : la contrainte ouvre bien des possibles… On peut choisir de dire oui à quelqu’un. On peut choisir de dire non. On peut rester tout de même amis après avoir dit non, il ne faut pas avoir peur de perdre.
« Choisir qui tu veux être, qui tu seras plus tard. Devant toi tu as toute une vie pour apprendre à choisir » : le chemin de la vie est retracé en fin de volume sur un papier bien plié révélant une carte, proche de la « carte du tendre » : on y voit le moulin de la chance, les marécages du doute, la rivière du futur,  la vallée de la peur, l’île de la solitude, le phare de l’amitié… De quoi remplir toute une vie, de 7 à 177 ans, enfin peut-être pas !

 

 

 

Sol

Sol
Antonio Da Silva
Rouergue (épik), 2023

Sur terre, sur mer, dans les airs : l’humanité en questions

Par Anne-Marie Mercier

Sur ce qui reste, semble-t-il, de la terre, après une grande catastrophe nucléaire, il y a deux peuples, deux pays. L’un est celui d’Aqua, une jeune fille qui vit sur une île verte et riche de plantes et d‘eaux pures, l’autre est, sur le continent, celui des Karnis. Le peuple de l’île a la peau verte (Aqua est un peu différente) ; il se nourrit du rayonnement solaire (d’où le titre, « Sol ») et peut se déplacer très vite grâce à ses membres palmés, en s’appuyant sur l’air. Des éoliennes aident ce monde à garder un équilibre, mais elles sont menacées. Lorsque l’histoire commence, il n’y a plus de naissances sur l’île. Le pouvoir est partagé entre des forces opposées. L’une d’entre elle est dominée par des prêtres obscurantistes inquiétants et corrompus.
Les Karnis, c’est-à-dire, comme on l’apprendra plus tard, les héritiers des humains, vivent dans des souterrains et tentent d’échapper aux radiations, toujours actives. Ceux qui sont expulsés de ces zones protégées, les « rampants », vivent un cauchemar. Le soleil est masqué par les poussières d’un hiver nucléaire qui semble ne jamais pouvoir finir. Les réserves s’épuisent, incitant à multiplier les raids sur l’île, quitte à provoquer sa destruction. Les puissants de ce monde sont impitoyables et préfèrent une destruction totale des deux mondes à une perte de leur autorité.
La rencontre d’Aqua avec un Karnis devient le seul espoir des deux civilisations. Il est question d’une prophétie, d’un message laissé par les fondateurs de l’île qui permettrait de sauver ce qui reste du monde.
Des alliances, de belles figures de résistance, des trouvailles (magnifiques scènes avec les chiens auxiliaires militaires créés par un savant pervers), des engins de toute sorte, une exploration du désert des terres humaines, un robot humanoïde sympathique, efficace et fou de cinéma ancien (d’où de belles allusions à décrypter pour le lecteur), des poursuites, rien ne manque à ce beau roman inventif et sensible. Enfin, la résolution du mystère de la prophétie, au sommet de ce qui reste de la Tour Eiffel est un grand moment !

Le Colimaçon maçon

Le Colimaçon maçon
Véronique Massenot, Christine Destours
L’élan vert (Pont des Arts), 2023

Une randonnée autour des petites bêtes entre poésie et architecture

Par Edith Pompidou-Séjournée

Avec le titre et l’illustration de la première de couverture, le ton est donné : balade dans la nature entre réalisme et imaginaire parsemée de jeux de mots. En effet, il ne s’agit pas d’un vulgaire escargot mais d’un colimaçon. Cette dénomination peu courante et soutenue, qui lui confère automatiquement sa profession de manière drôle et poétique, est reprise au fil des pages accompagnée d’un vocabulaire précis et recherché sur le monde des insectes mais avec une construction toute en légèreté. De même, les illustrations foisonnent de détails, elles sont faites avec une multitude de collages de papier aux couleurs vives et saturées et de petits objets de récupération dont la plupart sont issus de la nature.
C’est un album en randonnée sur la semaine, chaque jour le petit escargot bricoleur va construire une maison adaptée à l’un de ses amis et la structure se répète comme dans une ritournelle qui permettrait de mieux connaître les insectes rencontrés. Chaque maison aussi originale que luxuriante est surtout le reflet d’une œuvre architecturale singulière dont les détails sont explicités à la fin du livre. Le lundi, la maison « idéale » des abeilles se rapproche du Palais du Facteur Cheval ; le mardi, la demeure de la coccinelle ressemblera à La maison de celle qui peint de Danielle Jacqui ; le mercredi c’est un mélange du Cyclope de Jean Tinguely et de La tour aux figures de Jean Dubuffet qui constitue la tour fabriquée pour les fourmis ; le jeudi, il s’agira d’une caverne pour les gendarmes aussi peu rassurante que l’entrée du Musée Georges Tatin qu’il a lui-même conçue ; le vendredi pour que la chenille puisse se transformer en papillon, elle aura un pavillon en forme de cocon comme les structures éphémères nommées Plaisirs simples par Patrick Dougherty. Le samedi, le colimaçon rassemble tout ce qui lui reste pour construire une salle des fêtes à la façon de Pierre Avezard et son Manège, dans laquelle tous pourront s’amuser. Le dimanche ? Le petit maçon se repose évidemment, dans sa coquille qui lui sert de maison et se transforme à l’occasion en un gros édredon étoilé. Puis, il va au musée tout en chantant « Girouette, galipette »… La boucle est bouclée, l’illustration le montre dans un avion comme le petit homme de la chanson…
Ce magnifique album, aux références multiples, peut donc s’adresser à de nombreux lecteurs des plus petits aux plus grands entre promenade musicale de l’escargot dans un univers enfantin et découverte d’installations architecturales contemporaines françaises de l’Art Brut notamment, à travers le mode de vie de certains insectes.

Mythiques. Icones de légende

Mythiques. Icônes de légende
Françoise Rachmühl, François Roca
Flammarion jeunesse, 2023

Comme des stars

Par Anne-Marie Mercier

 « Pourquoi consacrer un livre aux femmes de la mythologie ? ».
La préface de Françoise Rachmühl, qui a beaucoup adapté la mythologie pour la jeunesse, répond intelligemment à la question : elles sont en effet peu mises en avant dans les récits, mais ont un rôle « primordial », « maitresses ou servantes, de noble naissance ou d’origine servile ». La seule héroïne active qui tienne un rôle de premier plan pose problème : il s’agit de Médée, femme délaissée, meurtrière de ses propres enfants.

La vie de chaque héroïne est relatée en deux ou trois pages accompagnées d’un très beau portrait, une peinture subtile réalisée par François Roca qui leur donne à toutes une allure différente et une parenté : elles ont superbes. Hélène, Andromaque, Pénélope, Euryclée (représentée, comme Pénélope, dans sa belle jeunesse), Antigone, Ariane, Antiopé (l’amazone), Médée, Alceste, Electre, toutes ont une belle prestance, fière, douce, rêveuse, selon l’histoire racontée. Leurs vies sont bien résumées, y compris celle de Médée, qui révèle la finesse et l’intelligence de l’auteure qui parvient à tout dire sans édulcorer ni condamner.
C’est une belle « galerie » d’images attachantes pour s’initier à une partie de la mythologie.

Le Voyage de Shuna

Le Voyage de Shuna
Hayao Miyazaki
Sarbacane, 2023

Vers l’enfer du « pays des êtres divins »

Par Anne-Marie Mercier

La postface de ce roman graphique, très intéressante, le présente en indiquant sa place précoce dans l’œuvre de Miyazaki, et ses liens avec Nausicaa de la vallée du vent et avec certains de ses films d’animation. Ce voyage est à la fois une matrice pour d’autres récits et une œuvre tout à fait singulière. Une note de l’auteur signale qu’il s’est inspiré d’un conte tibétain intitulé « Le prince qui fut changé en chien » et montre toutes les libertés prises avec le conte d’origine (son héros ne subit pas de métamorphoses, par exemple). Ici, conte, fantastique et Science-fiction se rejoignent dans un mélange très réussi.
Shuna est le fils du roi d’un pays misérable des montagnes, qui ressemble au Tibet, et l’héritier de la couronne. Un vieil homme, un étranger arrivé épuisé, meurt en lui confiant un secret : il y a une céréale qui donne beaucoup de nourriture, il faut aller chercher ses graines à l’ouest, « là où s’arrête la terre ». Shuna part sur son yakkuru (un genre de cerf). Il rencontre des débris de civilisations disparues, des villages dévastés ; il souffre de la faim et de la peur. Il lutte contre des femmes mangeuses d’hommes, puis contre des chasseurs d’hommes pour des marchands d’esclaves. Il délivre Thea et sa petite sœur, deux très jeunes filles, de l’un d’eux, puis les laisse partir vers le Nord sur son yakkuru, vers la sécurité, tandis qu’il poursuit son chemin jusqu’au bord du monde.
Il voit passer la « lune volante » (le lecteur y voit une soucoupe volante) qu’il avait déjà vue dans le ciel, il découvre la mer, le pays des dieux où règne l’abondance, et enfin l’horreur que dissimule cet apparent paradis. On pense au film Soleil vert : l’humanité du futur, affamée se nourrit, sans le savoir, d’autres humains.
La fin ouvre vers un possible futur heureux (Shuna revient vers Thea, épuisé, aphasique et amnésique… mais avec les fameuses graines), mais entretemps tout est bien noir. Bien que jeune, Shuna est un guerrier et il livre de nombreux combats sanglants contre des adversaires terrifiants. La fin de son voyage tient du cauchemar et offre des images saisissantes de la monstrueuse terre des « êtres divins ». Ce Miyazaki n’est donc pas pour les petits malgré la beauté des images et des paysages et le rythme soutenu du récit.