Le Club du Calmar géant, t. 1 :

Le Club du Calmar géant, t. 1 : l’incroyable équipage du Poisson-globe
Alex Bell, ill. de Tomislav Tomic
Traduit (anglais) pas Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2022

Jules Verne 2.0 rigolo

Par Anne-Marie Mercier

Incroyable, cet équipage l’est de bien des façons : réunir Max, l’apprenti explorateur rebelle, Jay, l’explorateur modèle couvert de médailles et scrupuleux observateur des règlements, Ursula, 12 ans, élève ingénieure en maintenance de sous-marins, et enfin Jennie, sœur de Jay, douée d’un talent de chuchoteuse qui lui permet d’avoir avec elle un animal totem fantôme, cela fait déjà beaucoup. Mais lorsqu’on apprend plusieurs détails cela relève de l’exploit :  Max, fou de robots, semble avoir vendu ses talents aux ennemis de leur Club, aux pirates et à la Collectionneuse qui s’empare de morceaux du monde pour les mettre dans des boules à neige dans sa collection privée. Ursula, créature hybride et monstrueuse aux yeux de ceux qui le découvriraient, est fille de sirène et d’humain ; elle devient sirène lorsqu’elle plonge dans l’eau et doit s’en cacher, les sirènes étant les ennemies jurées des explorateurs. Officiellement orpheline, elle espère entrer dans l’école des explorateurs où elle est hébergée, mais ces études sont interdites aux filles. L’animal totem de Jennie est un kraken, cela fait fuir beaucoup de gens ; pourtant, elle porte hardiment des tenues à paillettes et des chapeaux extravagants. Enfin, Jay, gardien de la règle, devra s’assouplir pour garder son équipage, le seul disponible après la disparition de leur Club, enfermé dans une bulle à neige.
Les quatre jeunes gens parviendront-ils à délivrer les cités prisonnières ? Pourront-ils libérer les enfants otages de la Collectionneuse ? Ursula découvrira-t-elle son pouvoir ? Toute l’aventure est pleine de rebondissements. Elle est aussi riche en péripéties comiques, en bricolages ingénieux (surtout grâce à Max, roi de la robotique et de la fabrication de pop-corn en milieu hostile), en rencontres merveilleuses (comme l’île tempête, la méduse géante atchoum…) en visites éblouissantes (sous l’océan, on découvre une bibliothèque, un hôtel, un palais des glaces …).
C’est le début d’une série, sur le modèle de la précédente (Le Club de l’ours polaire), inventive et drôle, qui ne se prend pas au sérieux tout en en mettant plein les yeux.
Les couvertures confirment le fait que Gallimard jeunesse sait choisir de bons illustrateurs pour ses séries (voir celle de La Passe-miroir)

Feuilleter sur le site de l’éditeur

 

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia

L’Empire des femmes, t. 1 : Sapientia
Cassandre Lambert
Didier Jeunesse, 2022

Comment passer les bornes du contre-stéréotype sexiste

Par Anne-Marie Mercier

L’idée de départ était bonne : un monde inspiré par l’Antiquité, mais hors du temps, dominé par les femmes. Ces amazones utilisent les hommes pour la procréation et chassent les enfants mâles, en les envoyant sur l’île des hommes, misérable et sauvage. Pourquoi pas ? Le problème est qu’il aurait suffi pour renverser les choses d’inverser les pouvoirs et de montrer ainsi la disparité des situations : l’un des sexes est considéré comme éternellement mineur, il est cantonné à des tâches subalternes, il ne choisit pas qui il épouse, les études lui sont interdites, etc. Cela ne suffisait-il pas à montrer l’injustice criante de la situation des  des femmes dans de nombreux pays?
Au lieu de cela, l’auteure grossit le trait : les « hommes de compagnie » qui sont tolérés dans ce monde sont tenus en laisse, d’autres sont castrés. Les procréateurs sont sélectionnés au terme de longues épreuves dont un combat de gladiateurs, auquel assistent les jeunes femmes qui les choisiront. L’union du couple se fait dans un cadre étrange, les deux étant drogués, l’homme étant attaché : sadisme ou incapacité à tenir compte du désir ?
En somme, on ne peut que s’interroger sur cette introduction d’un genre de porno soft en littérature pour adolescentes (à partir de 15 ans, lit-on). On lit aussi que « des passages peuvent heurter la sensibilité des lecteurs et des lectrices » ; certes, les lecteurs masculins pourraient en tirer des leçons sur les inégalités, mais ils risquent d’être rebutés par les outrances et de ne pas saisir d’autre message que celui de l’iniquité de cette domination des femmes. Quant aux lectrices de 15 ans, on se demande ce qu’elles pourront en faire.
C’est le premier tome d’une série.

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle

Londinium, t. 2 : Sous les ailes de l’aigle
Agnès Mathieu Daudé
L’école des loisirs, medium +, 2022

Arsène Lapin, espion de la reine

Par Anne-Marie Mercier

Londinium est un régal. Son héros, un lapin nommé Arsène (Arsène lapin, donc, ha, ha !), porte monocle et montre de gousset : on aura reconnu un hommage appuyé à Alice de Lewis Carroll, avec le héros de Maurice Leblanc, voila un drôle de mélange. Il n’aime rien tant que fumer un bonne pipe de lucernum dans la tranquillité du foyer confortable, c’est donc un genre de Hobbit aussi.
Le monde de Londinium est un univers où cohabitent plus ou moins bien humains et animaux, avec de nombreux détails sur la géographie de la ville, les habitudes humaines reprises ou on par certains animaux, les lois et la façon de les faire appliquer par tous, etc. C’est une belle utopie imparfaite sur un avenir ans lequel l’espace serait partagé entre les espèces.
Comme Frodon, voilà Arsène embarqué malgré lui dans une aventure effrayante et inconfortable : il doit se rendre en Allemagne pour comprendre ce que manigancent Hitler et le prince héritier anglais. Enquêtant sur le sort des animaux en Allemagne, il découvre le sort des juifs et l’ampleur de la catastrophe future sans vraiment la comprendre. Il offre sur la période un regard naïf tout à fait intéressant. Il rencontre même des figures qu’on n’aurait pas imaginées voir dans un livre pour la jeunesse, celles d’Abby Warburg, avec sa fameuse bibliothèque et de son frère.
C’est drôle, sauf lorsque ça ne peut pas l’être. Le voyage d’Arsène est ancré dans la géographies des villes européennes (Londres, Berlin, Hambourg), plein de rebondissements et d’énigmes. Bonne nouvelle : le tome trois arrive bientôt !

Jack et le bureau secret

Jack et le bureau secret
James R. Hannibal
Traduction (anglais, USA) par Faustina Fiore
Flammarion jeunesse, 2017

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette histoire pleine de suspens, de poursuites, de découvertes multiples incluant voyages dans le temps et machines bizarres, le héros Jack, est bien malmené, et le lecteur mené à un train d’enfer : pourvu d’une petite sœur très indépendante qu’il est censé surveiller, Jack est parti à la recherche de son père dans un bureau de objets perdus. Très vite, il perd sa sœur, trouve une alliée en la personne d’une stagiaire de ce bureau qui aimerait bien prendre du galon en l’aidant et d’un autre qui souhaite la même chose mais à ses dépens, il découvre qu’il ne devrait pas exister, et surtout ne devrait pas être là où il s trouve.
Ce n’est pas clair ? C’est normal : le livre n’est pas résumable. Dison simplement que ses héros sont fort sympathiques et maladroits, leur adversaire fort méchant, et que l’arrière-plan historique (le grand incendie de Londres de 1666), très inattendu, ajoute une touche dramatique et ce joyeux bazar.
L’administration des objets perdus est une belle trouvaille, loufoque à souhait, et les labyrinthes qu’elle recèle de belles inventions architecturales dignes de la bibliothèque du Nom de la rose d’Umberto Eco dans lequel circuleraient des métros, des drones et des anges.

Théo Toutou / Orphée

Les Enquêtes de Théo Toutou
Yvan Pommaux
L’école des loisirs, 2019

Orphée et la morsure du serpent
Yvan Pommaux
L’école des loisirs (« neuf »), 2021

Un cador chez les privés, un musicien chez les morts :
on révise les classiques (3)

Par Anne-Marie Mercier

Depuis quelques temps, L’école des loisirs publie des recueils de plusieurs récits qui permettent de mieux saisis l’art et la manière d’un auteur et assurent la longévité de certaines séries. Ici, Yvan Pommaux, qu’on a beaucoup vu avec des chats (notamment le fameux détective John Chatterton) propose une reprise de 16 récits courts en bande dessinée, publiés auparavant au début des années 2000 par les éditions Bayard (d’abord dans J’aime Lire, puis en albums séparés, puis en recueils en 2012 : autant dire que Théo a la vie dure.
Il est aussi coriace, venant à bout de toutes ses enquêtes. Il est moins solitaire que John Chatterton (qui lui-même était une copie de Humphrey Bogart), épaulé par la fidèle Natacha (une chatte, bien sûr), et admiré par le commissaire Duraton dont il feint de n’être qu’un témoin alors qu’il résout pour lui tous les mystères (de nombreux modèles possibles, ici).
Les enquêtes se déroulent dans des milieux divers et partent de situations et de personnages en crise multiples : collectionneurs fous du monde de l’art, psychopathes, savants déjantés, ravisseurs de peluches, riches héritières capricieuses, voleurs de livres, tous mènent le héros à travers la ville à toute allure et la dynamique du récit de Pommaux est ici encore magistrale, aussi bien par le scenario que par l’enchainement et la composition des cases, très cinématographiques. Enfin, comme toujours, la couleur est superbe et Théo est aussi bien mis en valeur qu’un héros épique.

À l’intérieur de l’album consacré à l’histoire d’Orphée et Eurydice (dont on a ici une reprise en poche dans la collection « neuf »), les couleurs sont pourtant pâles, comme si le sujet y invitait : seul le monstre Cerbère est vif. Cette pâleur fait contraste avec l’ombre des enfers, celle des bois où pleure Orphée, superbes.
On retrouve tout l’art de Pommaux, appliqué à un tout autre genre, et son talent pour actualiser les vieux mythes (l’histoire commence par une histoire de jalousie, à l’époque contemporaine). Son Orphée est touchant, son Eurydice évanescente, encore un petit chef-d’œuvre.

 

Le mystère Orwitz

Le mystère Orwitz
Rachel Corenblit et Cécile Bonbon
Rouergue dacodac 2020

Pas plus haute qu’un pouce…

Par Michel Driol

Une nouvelle locataire bien mystérieuse vient de s’installer dans l’immeuble de Nola, Louis et Amadéo. Lors de la fête des voisins, la bande décide de visiter son appartement, Nola en tête. Un appareil étrange les miniaturise, et les voilà menacés par des gros rats. Retrouveront-ils leur taille normale ?

Un récit enlevé, avec des personnages hauts en couleurs, Nola qui sait parler à son chat Dago (clin d’œil au Club des Cinq ?), Louis, fils intelligent de parents anglais, et Amédeo, le garçon le plus gentil au monde. Le récit, dont la narratrice est l’héroïne, est construit à partir de la réduction de taille de Nola d’un retour en arrière qui explique comment on en est arrivé là, façon de plonger le lecteur dans le cœur de l’action. L’intégration des illustrations y est très poussée, puisque celles-ci contribuent à faire avancer l’action, et n’ont pas qu’une fonction illustrative. L’ensemble est plein d’humour, plein de vie, de rebondissements, de surprises. Ce court roman permet aux héros de côtoyer des animaux soit pleins de sollicitude, soit adversaires redoutables, des appareils de science-fiction, une savante en exil : autant d’éléments du récit d’aventure destiné aux plus jeunes qui sont des incitations à lire et à se plonger dans un univers à la fois étrange et familier, tout en se demandant si la curiosité est ou pas un vilain défaut, et si science sans conscience n’est que ruine de l’âme….

Une bande sympathique, des péripéties à la fois attendues et inattendues, le cadre d’un immeuble familier : de quoi procurer le plaisir d’avoir un peu peur, et de sourire !

Dolpang

Dolpang
Mylène Mouton
Rouergue, 2022

La Belle, le moine et le Yéti

Par Anne-Marie Mercier

En voix alternées, plusieurs histoires se croisent : celle de Chanah, femelle d’une espèce de grands singes dont les membres vivent au-delà des forêts, dans la montagne. Elle a perdu chacun de ses petits et guette ceux des humains, fascinée. Tao est un jeune orphelin dont le père, croit-il, a été tué jadis par Chanah. Il a été envoyé au monastère par son oncle pour le protéger, ou pour le spolier, on ne le saura que plus tard, et rêve de vangeance. Kali est la Kumari, une jeune fille consacrée, et vue comme une incarnation de la déesse, au Népal. Les trois parcours se rejoignent lorsque Kali est enlevée par Chanah : Tao part à sa recherche et l’on suit les émotions de Chanah attendrie par son nouvel enfant (un peu comme dans King Kong et dans Tintin au Tibet), les terreurs de Kali dans la grotte du clan, et les aventures de Tao qui doit affronter davantage son oncle et les préjugés que les yétis (ou « migoïs »).
Les moments d’action et de suspens sont encadrés par des retours sur l’enfance de Kali, idole enfermée dans la cage dorée de la vénération, sur celle de Tao, misérable mais adoucie par une amitié avec un yack, et sur la culture de ces terres mystérieuses.
Action, mythes, lutte pour la vérité et la justice, tout cela forme un joli mélange.

LX 18

LX 18
Kamel Benaouda
Gallimard jeunesse, 2022

Un soldat à l’école des émotions

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une dystopie d’une grande actualité, et d’une extrême simplicité apparente. Elle traite d’un sujet hélas éternel, la guerre, et d’un autre, heureusement tout aussi éternel, celui des émotions et de l’empathie qui fondent l’humanité. Et tout en traitant de ces sujets, elle aborde le pouvoir de la littérature et de l’amour, la solidarité de groupes d’adolescents, les mécanismes de la résistance, de l’exclusion, et bien d’autres.
La simplicité du scenario tient à la nature du groupe d’adolescents auquel appartient le héros, LX18. Ils ont dès la naissance été donnés par leurs familles à la nation pour devenir des machines à combattre, formatés et élevés pour cela dès l’enfance. La guerre finie (toutes les guerres ont une fin, dit-on, sauf celle de 1984, et peut-être celle de ce roman), que faire d’eux ? Contre ceux qui, les considérant comme des monstres, voudraient les éliminer, d’autres proposent un programme de rééducation et de réinsertion : les jeunes gens, garçons et filles, sont envoyés au lycée et doivent se mêler aux autres. Leur « mission » est de s’intégrer le plus vite possible.
Si l’on suit en particulier le héros, d’autres itinéraires apparaissent ; certains sont éliminés rapidement, jugés incapables de s’adapter. La plupart des jeunes gens jouent le jeu avec plus ou moins de succès, certains rusent, d’autres tentent de se donner une mission plus active et arpentent les rues la nuit, en justiciers autoproclamés et vite redoutés, d’autres prennent le « maquis », d’autres enfin, comme LX18 qui passe par toutes ces étapes, découvrent peu à peu les émotions, l’humour, la douceur, en partie grâce à la littérature (il apprend le rôle de Titus, dans la pièce de Racine, Bérénice, pour le club théâtre), en partie grâce à ce qui n’a pas encore pour lui le nom d’amour.
L’évolution progressive du personnage se lit aussi à travers ses mots : c’est lui le narrateur de l’histoire. Comme dans Des Fleurs pour Algernon, le personnage s’ouvre en même temps que s’ouvre et s’enrichit le monde et la langue en lui. Ses certitudes, sa naïveté, sa confiance, puis son désarroi touchent le lecteur qui se prend d’amitié pour ce presque humain, tellement humain…

Kamel Benaouda qui a remporté la troisième édition du prix du premier roman jeunesse en 2018 signe ici un nouvel ouvrage passionnant, original et sensible.

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles

Timothée Brahms et les dingueries follement dangereuses des mondes possibles
Aurélie Magnin

Thierry Magnier, 2022

Je préférerais ne pas…

Par Matthieu Freyheit

On connaît la réponse que Bartelby, le personnage de Melville, oppose aux demandes de son supérieur : « I would prefer not to. »

Bartleby de l’aventure, Timothée Brahms se refuserait volontiers à celles qui s’imposent à lui. C’est que l’on sait les principes de l’aventure qui, battant en brèche les havres du confort, s’avance « à coups de nouveautés », selon la célèbre formule de Jacques Rivière. Le confort, pour Timothée, s’incarne dans un fauteuil Sslurp dont il ferait, s’il le pouvait, le décor de son été. Les adultes en décident malheureusement autrement : ses parents, pris par leur travail, décident de l’envoyer chez ses très étranges grands-parents…

A rebours de toute une littérature qui se plaît à fabriquer l’image d’une jeunesse avide d’aventures et de péripéties, Aurélie Magnin s’amuse à dresser le portrait d’un jeune garçon au souhait moins romanesque mais non moins réaliste : celui d’une paix royale. C’est sans compter l’effrayante inconstance (Timothée dirait : inconscience) des adultes, qui sort le personnage de sa retraite désirée pour le plonger dans l’inconfort de l’aventure.
C’est sous le signe de la mise à distance, notamment par l’humour, qui parcourt l’ensemble du livre, que s’ouvre ce roman dont le personnage voudrait qu’il n’en fût pas un :

« Franchement, il y a encore quelques jours, si j’avais su qu’un livre sur la vie de Timothée Brahms existerait, et que tu le lirais, je t’aurais dit :

– T’as lu le résumé au dos du livre ? Parce que dans ma vie, il ne se passe rien !

Apartés, parenthèses, formules barrées puis remplacées, prises à partie du lecteur se multiplient comme autant d’interventions directes du personnage qui résiste par l’humour aux situations dans lesquelles il se trouve embarqué. Foin de la focalisation traditionnelle de l’aventure qui impose au protagoniste d’être tout aux événements : si la rupture avec le quotidien a bel et bien lieu, Timothée n’a pas l’intention de s’y résoudre et impose à son tour aux péripéties les interférences récurrentes de son esprit caustique. Le procédé, parfois un peu répétitif, anime cependant l’ensemble et offre un agréable contrepoint, l’énergie du langage résistant comme elle le peut à l’énergie des événements, qui emportent Timothée malgré lui. Eloignement, conversations secrètes, rencontres inattendues, mystères et énigmes : les ingrédients de l’aventure sont tous là, mais le tout est pris dans une tonalité joyeuse et loufoque qui prend l’ascendant sur l’action. C’est qu’il est un amusement plus palpable encore : celui de l’auteure qui se plaît, dans un heureux mélange des discours et des points de vue, à appuyer par les réflexions de son personnage le déplaisir que celui-ci prend aux situations dans lesquelles son auteure le met.

 

 

Le Grand Tour

Le Grand Tour
Sandrine Bonini
Thierry Magnier, 2021

Grand voyage en terres imaginaires

Par Anne-Marie Mercier

C’est d’abord un très joli livre que le premier volume de cette saga de Sandrine Bonini, avec sa couverture d’un très beau bleu (bleu persan ?) sur laquelle se dessine en or les contours de la carte du pays où se déroulent les quêtes, un pays d’archipels et de continents, de bois et de montagnes. L’intérieur du livre poursuit cet enchantement avec de nombreux dessins imprimés en bleu, toujours de l’auteure, et avec des pages de texte imprimées en blanc sur fond bleu.

Nous voilà conditionnés à « embarquer », au propre comme au figuré : le lecteur suit trois personnages partis pour un périple maritime, l’un voulu, l’autre imposé et le troisième improvisé. Le jeune prince Arto est parti pour le « Grand tour » traditionnel qu’accomplissent les fils de famille haut placées pour voir le monde (comme les jeunes anglais le faisaient en Europe, au XVIIIe siècle) et faire briller le prestige du Duc et de leur propre famille. Mais en chemin, il opte pour un itinéraire plus aventureux et entraine dans les tempêtes tout l’équipage, dans un parcours qui l’amène vers les terres ennemies des Sinistres (c’est le nom donné au peuple de la rive opposée qui se tient prêt à en découdre avec les troupes du Duc). Siebel, la jeune fille qu’il aime, a été promise à son frère ainé et vogue avec celui-ci et son père, le Régent, dans un voyage d’ambassade, jusqu’au moment où tout bascule et où elle est envoyée seule vers le pays ennemi, sans bien savoir si elle joue un rôle d’otage, d’ambassadrice ou d’espionne. Aglaé, rompue aux exercices militaires, dirige un détachement de soldats, tous des garçons, qui acceptent mal son autorité. Ils sont envoyés enquêter sur une révolte dans l’une des mines du Duc. Elle découvrira l’envers de ce régime qu’elle soutenait et croyait jusque-là dévoué au bien de ses sujets ; enfin, elle partagera l’errance de révoltés, en trouvant refuge au pays des Sinistres.

De nombreuses aventures, des personnages aux parcours et aux caractères très différents (Arto n’a rien du prince idéal, il incarne un personnage imprévisible et « destructeur », Siebel est un peu naïve et « altruiste », Aglaé très volontaire, issue d’une famille déclassée, est une « idéaliste »), le cocktail est parfait pour tenir en haleine le lecteur Mais l’intérêt se double d’une présentation détaillée de coutumes des deux peuples qui vont, on le devine, s’affronter, dans leurs manœuvres politiques, diplomatiques et militaires, dans la volonté (ou non) d’accaparer les ressources naturelles du voisin et dans la réflexion sur ce que produit l’exploitation de ces ressources sur le plan humain, écologique et politique. Que les grandes familles, comme les intermédiaires, se voient signifier leur pouvoir par la possession d’un « bourgeon », pierre taillée qui indique leur rang, montre bien l’intrication de tous ces domaines.

C’est un premier volume parfaitement réussi qui met en place aussi bien le décor que les enjeux et lance les trois personnages dans des trajectoires convergentes… la suite au prochain volume (déjà paru) !