Tous des patates. Apprends à dessiner trois millions d’animaux à partir d’une simple patate

Tous des patates. Apprends à dessiner trois millions d’animaux à partir d’une simple patate
Mathias Friman

Seuil Jeunesse, 2025

Patates pour tous

Par Lidia Filippini

Mathias Friman part d’un constat simple : tous les animaux peuvent être dessinés à partir de l’esquisse d’une simple patate (mais pas le tubercule, précise-t-il, plutôt une forme ovoïdale qui peut être plus ou moins grande et plus ou moins allongée). Cette patate constitue le corps. Reste ensuite à ajouter une tête (une petite patate) et un cou pour maintenir ensemble les deux éléments, puis des pattes, une queue et, parfois, un bec, des cornes, des ailes ou des nageoires. Avec cette technique, l’auteur propose une cinquantaine de modèles et leurs déclinaisons qui permettent au final de dessiner facilement tous les animaux du monde.
Tous des patates pourrait n’être qu’un simple manuel de dessin mais Mathias Friman en profite pour entraîner ses lecteurs vers la découverte de la classification des espèces animales, insistant sur les spécificités de chacune d’elles de manière simple et très claire (« Pour résumer : de l’eau + des branchies + des nageoires = un poisson »). Le livre suit le tableau de « Classification simplifiée des patates » qui apparaît en fin d’ouvrage et constitue une sorte de sommaire. On y trouve cinq grands groupes d’animaux : les vertébrés, les mollusques, les cnidaires, les arthropodes et les annélides (qui ne sont pas des patates, mais des saucisses) avec leurs principales subdivisions. D’un point de vue scientifique, cette classification est quelque peu contestable, notamment parce qu’elle omet le groupe des échinodermes (étoiles de mer, oursins entre autres) qui est important puisque, porteurs d’un squelette interne, ces animaux sont considérés comme proches des vertébrés. Cette absence ne s’explique pas et semble peu justifiable dans un livre que la quatrième de couverture présente comme « un manuel zoologique ».
Quelques approximations scientifiques, donc, qu’il faut garder en tête, mais cela ne nous a pas empêchée de prendre beaucoup de plaisir à lire cet album-documentaire-manuel original. Les illustrations sont drôles et colorées. Elles donnent envie de tenter la méthode des patates et il faut bien dire que celle-ci s’avère particulièrement bien pensée pour dessiner toutes sortes d’animaux.

 

Polaire le petit renard de feu

Polaire le petit renard de feu
Mathilde Joly
Saltimbanque 2025

Un périple vers l’Arctique

Par Michel Driol

Polaire, un petit renard blanc, s’enfuit du zoo où il est enfermé, pour retrouver son milieu naturel. En chemin, il rencontre un renard roux, qui lui indique qu’il doit continuer sa route vers le nord, comme les oies sauvages qui passent. Après avoir échappé à un chasseur, il retrouve dans un pays tout enneigé une meute d’autres renards blancs, et admire les aurores boréales.

En format paysage, avec de grandes illustrations en double page, voilà un album qui donne à suivre un parcours vers les grands espaces, vers la liberté, vers les racines. Le récit fait silence sur les conditions de libération de Polaire, mais l’illustration montre des cages ouvertes d’où les animaux s’enfuient. Ce qui suit est d’abord le récit d’une découverte du monde, un monde inconnu pour Polaire, qui n’a connu que le zoo. Découverte de la ville, découverte de la forêt, découverte de la neige, découverte des dangers que représente l’homme qui chasse, découverte des autres, presque semblables comme le renard roux, ou bien différents comme les animaux du grand Nord. C’est aussi la découverte de soi, portée par le texte avec ses formes interrogatives, comme autant de signes indiquant l’attitude de curiosité inquiète de Polaire face à ce monde nouveau pour lui. Ce qui guide Polaire, et qui est signalé au début et à la fin du récit, c’est son instinct qui lui permet de retrouver les racines qu’il n’a pas connues. C’est enfin un récit d’émancipation, permettant au petit renard de sortir des cages, de sortir du monde des hommes, pour retrouver une nature sauvage et splendide, symbolisée par les aurores boréales finales. A noter que Polaire n’est pas seul dans cette aventure : est présent, sur toutes les pages, un petit animal que le texte a la malice de ne signaler que vers la fin, invitant ainsi le lecteur qui aurait été inattentif à revenir en arrière, et à reparcourir l’album à sa recherche… A la fin du texte, un petit texte documentaire indique la liaison effectuée par les légendes nordiques entre le renard blanc et les aurores boréales. Les illustrations, peinture et papiers découpés, créent un univers coloré, plein de douceur. A noter en particulier deux illustrations, très frappantes, l’envol des oies vers les nord, une composition presque abstraite dans sa façon de montrer cette migration sur un fond de ciel blanc, et le personnage du chasseur, double page qui oblige à retourner le livre en position verticale, montrant par les couleurs toute la noirceur de ce personnage inquiétant, tandis que, dans l’obscurité, brillent les yeux des animaux traqués, invisibilisés.

Un album poétique, hymne à la nature, à la vie sauvage, au respect des différences, dont le héros poursuit sa quête vers ses origines avec opiniâtreté et détermination, tout en restant bien fragile et inquiet quant à la façon dont les autres vont le recevoir.

Le Bus jaune

Le Bus jaune
Loren Long
HongFei 2025

Ainsi va la vie…

Par Michel Driol

Chacun connait les bus scolaires jaunes des Etats Unis ou du Canada. Loren Long en prend un comme héros de cet album, sans tomber dans les travers de l’humanisation outrée de la série Cars. D’abord il est affecté au transport d’écolier. Puis il transporte des personnes âgées. Abandonné dans les faubourgs de la ville, il devient le refuge des sans-abris. Remarqué à la campagne, ce sont les chèvres qui viennent s’y installer. Et quand, englouti par la montée des eaux due à un barrage, il se retrouve submergé, il est occupé par les poissons.

Loren Long réussit le tour de force de nous émouvoir du destin d’un bus jaune, qui n’est pas doté de parole, mais n’est pas dénué d’émotions, en témoigne le refrain qui clôt chacune des étapes de sa vie : Et ils le remplissaient de joie, sans que l’on sache si cette joie est la sienne ou celle de ses occupants. Le texte joue des répétitions, répétitions de phrases montrant la constance de ce bus consciencieux, infaillible, totalement dévoué à sa tâche. Répétition aussi des onomatopées mimant les bruits de passagers ou occupants divers. Dans sa construction, le texte dit le destin du bus, tantôt sujet, acteur, conduisant ou abritant ses passagers,  tantôt objet, objet des autres qui le conduisent et l’abandonnent. Quant aux illustrations, elles jouent sur le contraste entre le jaune du bus et un décor urbain, puis rural, représenté en grisaille au fusain. Jaune éclatant du bus dans le premier acte. Jaune un peu plus terne  pour le second acte, qui montre une transformation de la porte arrière pour accueillir les personnes en fauteuil roulant, mais aussi les peintures d’inspiration très hippies que ses passagers font sur ses parois. Le troisième acte le montre grisaillant, portières enlevées, capot levé. Et ainsi de suite se lit la lente dégradation du bus sur les illustrations. Parallèlement à cela, l’atmosphère est aussi induite par les saisons et le temps évoqués dans les décors. Eté et soleil pour les deux premiers actes,  puis froid, pluie et neige qui arrivent rendant ainsi sensibles l’inexorable passage du temps.

Le Bus jaune évoque ainsi, avec émotion et nostalgie, la vie qui passe, la lente dégradation des objets familiers, leur mise au rebut – notre propre mise au rebut lorsque nous devenons incapables de remplir nos fonctions. Pour autant, cet album conjugue avec talent cette nostalgie avec un réel optimisme. Le bonheur est là, il suffit de le saisir, de savoir le prendre comme il vient, voire de pouvoir être utile aux autres en toutes circonstances. C’est un peu l’art de la joie que délivre cette fable toute en simplicité et en douceur.

Un album particulièrement bien construit – l’auteur avoue, dans la postface, avoir construit une maquette du lieu – pour évoquer, à partir d’un objet familier, de manière allégorique,  la fuite du temps, la dégradation physique tout en chantant une ode à la vie. Simple, profond, étonnant  et magnifique !

Deux frères en camping

Deux frères en camping
Da Wu
Traduit (chinois) par Chun-Liang Yeh
HongFei, 2025

De la SF à portée des enfants

Dès la couverture, nous sommes dans l’histoire : le lecteur adopte le point de vue des animaux rassemblés, la nuit, autour d’une tente éclairée de l’intérieur ; ils regardent les silhouettes des deux enfants qui conversent tranquillement. Ensuite, les pages de garde déplient le paysage, largement, sous un beau ciel étoilé. C’est une plaine sur laquelle se découpe une butte, régulière comme un tumulus. La tente éclairée est posée dessus, petit parallélépipède lumineux dans la nuit…
Lorsque l’histoire commence, les enfants sont en route : ils ont planté leur tente le matin ; ils cheminent dans la nuit en traversant une forêt, puis s’installent dans leur tente, à l’abri. Les dialogues montrent les inquiétudes du plus jeune (il y a des animaux dangereux, des Ovnis ?) l’ainé le rassure : il n’y a personne… croit-il.
Les images montrent le contraire. Un peu plus loin, on verra la butte et la tente s’envoler, loin dans l’espace, jusqu’aux lointaines galaxies (ce que l’on prenait pour une butte était donc une soucoupe volante). Au réveil, le plus jeune se souvient de tout et pense que c’était un rêve. Mais, une fois hors de la tente, ils ne découvrent plus qu’une plaine. La butte a disparu : que s’est-il passé ?
C’est un bel album, dont les doubles pages donnent une idée de l’immensité inquiétante de la nuit, puis de l’espace intersidéral. À d’autres moment, de petites images séquentielles mettent l’accent sur les échanges entre les enfants, introduisant de la variété et de l’humour.

Ceux qui nous gardent

Ceux qui nous gardent
Marine Régis-Gianas
L’école des loisirs (médium+), 2025

Une monde en lambeau

Par Anne-Marie Mercier

Le premier roman de Marine Régis-Gianas, crépusculaire et ambitieux, nous emporte dans un temps indéfini, post apocalyptique, dans lequel les humains sont revenus à une ère pré-technologique. Ana et ses deux frères vient à Brumenn, au milieu de la Grande forêt, dans une peuplade totalement isolée, soumise à de nombreux interdits et terrorisée par un mal qui touche les adultes, la Bara : dès que l’un d’eux se sent malade, ou a des pensées étranges, il doit disparaitre dans la forêt pour y mourir. D’où vient la Bara ? peut-on s’en délivrer ? Aucune de ces questions ne trouvera de réponse simple, mais d’autres secrets seront dévoilés.
Lorsque le roman commence, la mère d’Ana s’enfuit, touchée à son tour par le mal comme son compagnon avant elle. Peu après, Ana est enlevée avec deux autres villageois, par on ne sait qui, on ne sait pour quoi. Noé, l’aîné, part à sa recherche avec quelques compagnons et Lou, le plus jeune, est témoin d’étranges événements.
Le récit se divise en chapitres faisant alterner les points de vue des trois jeunes gens, tous trois dans le brouillard le plus épais sur ce qui est en train de se passer. Ils se raccrochent à leurs sensations, et le lecteur avec eux : bruits, odeurs s’associent aux réminiscences et ils tâtonnent dans le monde inconnu, jusqu’ici interdit, qui s’ouvre à eux.
On est un peu déçu que certains éléments soient peu développés alors qu’ils auraient pu apporter un peu de lumière à l’ensemble : ainsi de la proximité de Lou avec les animaux, avec les hyènes métamorphes qu’il a élevées, mais qui ne jouent pas un grand rôle, de l’apprentissage de la violence pour Noé, du destin qui s’annonce pour Ana.
Le lecteur doit lire entre les lignes pour découvrir les étranges destins des peuples qui s’affrontent, chacun prétendant vouloir sauver les autres, malgré eux.

Le Concours de fées

Le Concours de fées
Camille Garoche
Little Urban 2025

De la nature et des fées…

Par Michel Driol

Quelle fée fabrique la magie la plus extraordinaire ? Pour réponde à cette question, la grenouille invite l’escargot à examiner sept fées. On observe successivement les fées de la rosée, des flocons, des bourgeons, de l’écume, estivales, celles des feuilles rouges, et enfin celles de la nuit, A la fin, chacun vote, et les lecteurs sont aussi invités à adresser leur vote à l’éditeur.

Différents animaux sont mis à contribution pour véhiculer les voyageurs, chat, poissons…, et leur faire découvrir l’univers des fées. Chaque étape répète le même dispositif : un court texte de présentation page de gauche sur une illustration souvent en double page montrant le voyage, et une superbe double page qui fourmille de détails, de fleurs, d’animaux, de fées bien sûr, et de légendes, parfois. La magie des fées n’est autre que celle de la nature, de ces mystères qui font rêver les enfants : la rosée du matin, la neige, le printemps, l’automne, la nuit. Il faut prendre le temps d’examiner en détail chacune de ces doubles pages, véritable enchantement visuel. Dans une nature sereine, les fées s’agitent, dansent, nagent, tandis que les animaux et les plantes prolifèrent. On n’entrera peut-être pas dans cet imaginaire des fées, mais on reconnaitra à cet album le mérite de dire à quel point la nature est féérique au fil des saisons, et qu’il faut prendre le temps de découvrir chacun de ces écosystèmes.

Un album de très grand format, au charme un peu désuet (ce qui n’est pas un défaut, loin de là !), qui célèbre la nature dans sa grande diversité, et invite sans doute les enfants à prendre soin d’elle, à l’image de ces minuscules fées bienveillantes qu’il nous montre.

Le Chat qui ne voulait pas fêter Noël

Le Chat qui ne voulait pas fêter Noël
Lil Chase, Thomas Docherty
Traduit (anglais) par Rose-Marie Vassalo
Flammarion, Père Castor, 2025

Qui est le dindon?

Par Anne-Marie Mercier

Le titre était prometteur et la jolie présentation aurait fait de l’ouvrage un cadeau parfait pour les fêtes : couverture crème, rouge et verte, avec du doré, cartonnée avec faux coins rouges, jolie dos rouge avec le chat en mini vignette,  beau papier résistant, nombreuses illustrations…
Mais voilà, on ne trouve que des banalités (qui certes feront rire certains, mais qui pour ceux qui vivent avec un chat sont sans surprise) : le chat fait tomber le sapin, mange la dinde et déchire les cadeaux, et la famille toujours de bonne humeur malgré cela, lui pardonne tout.
Bon, il y a à la fin une recette de chocolat chaud, des blagues, un bricolage pour faire un ange de Noël en carton… toute sorte de tentatives pour améliorer l’ensemble, mais cela ne suffit pas à faire un bon livre, même à Noël.
Le titre anglais était mieux adapté et avait le mérite de proposer un joli jeu de mot : The Cat who ate Christmas (jouant sur le verbe hate (détester) et ate, le passé de eat, manger). Manger Noël, c’est bien ce qu’il fait.

Le Livre de la jungle

Le Livre de la jungle
Claude Clément – Sanoe & Anita Oum
Larousse Jeunesse 2025

Mowgly entre deux mondes

Par Michel Driol

Claude Clément adapte les principaux épisodes du livre de la jungle, de Rudyard Kipling, dans une langue accessible aux plus jeunes. On retrouve ainsi la présentation de Mowgly au Conseil du clan, son éducation effectuée par Baloo et Bagheera, son enlèvement par les singes, sa capture du feu, son séjour parmi les hommes, au cours duquel il vient à bout de Shere Khan, son retour dans la jungle, et le combat contre les dholes.

Pas de découpage en chapitres, mais une mise en page qui permet de lire un épisode complet sur une page, au milieu d’une somptueuse illustration pleine de vie et de couleurs, montrant des animaux au cœur d’une jungle très orientale, et un Mowgly, toujours vêtu d’un pagne blanc, que l’on voit grandir quelque peu au fil de l’album. Ajoutons à cela l’arrière-plan très indien, avec les saris, ou le temple en ruine envahi par la végétation. On est très loin de Disney : pas d’humanisation des animaux, pas de recherche de comique, mais, au contraire, une fidélité à Kipling et à cette création d’un monde entre le conte et le réel, au service d’une vision du monde et d’une morale.

La morale, enseignée par Baloo et Bagheera, est d’abord celle du respect de l’autre, de celui dont on a appris la langue pour dialoguer avec lui, afin de vivre en bonne entente avec lui quels que soient les territoires et les différences. Leçon de sagesse, qui va de pair avec l’adaptation au milieu, car l’apprentissage vise à vivre dans un milieu hostile, dans lequel il faut apprendre à nager aussi bien qu’un poisson ou grimper aux arbres comme un félin.  Transgresser ces lois, comme le fait Mowgly lorsqu’il se rêve roi des singes, vit au milieu d’eux, qui ne respectent rien, ne peut que conduire à la dégradation physique (Mowgly a faim) et à la perte des valeurs.

La lecture proposée par Claude Clément met aussi l’accent sur la question de l’identité. Mowgli est tiraillé entre deux mondes. D’un côté, le monde de la jungle, un monde d’entraide dont le mal, incarné par le tigre ou les singes, n’est pas exclus, mais un monde dont il ne fait pas vraiment partie. De l’autre, celui des hommes – fourbes, menteurs, agressifs –mais le monde auquel, par son espèce, il appartient. Qui est vraiment Mowgly, la petite grenouille, que l’on voit faire des allers-retours entre les deux univers ? La dernière phrase le montre accédant enfin à une émancipation, qui est le propre de toute éducation réussie, « se sentant libre de tout clan, sinon de celui du monde vivant ». Tel est bien, en définitive, le propos de Claude Clément, propos destiné à ces enfants nés dans un siècle où les rapports entre l’homme et la nature sont à réinventer. Apprendre à la fois la loi de la jungle, c’est-à-dire apprendre à se fondre dans la nature, à respecter toute forme de vivant, apprendre les nombreuses interactions entre les végétaux et les animaux, et ne pas oublier qu’on est humain. Le monde dépeint ici n’est pas un monde de bisounours, le mal y rôde, partout, mais le vaincre ne peut se faire que  par l’union et la solidarité. Grandir, c’est apprendre à être soi-même.

Une adaptation réussie d’un classique de la littérature, pour les jeunes et les moins jeunes, parfaitement destinée dans son contenu et les valeurs qu’elle porte aux enfants d’aujourd’hui, souvent tiraillés eux-aussi entre des mondes bien différents.

Un Démon parmi nous

Un Démon parmi nous
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (médium), 2025

Faux frère et vrai jumeau

Par Anne-Marie Mercier

Il y a du nouveau dans l’œuvre de Lavachery : un roman plus court que d’ordinaire, ancré dans l’histoire et dans le réalisme, loin donc des emprunts aux sagas nordiques et parcours de fantasy dans lesquels il a excellé (voir les aventures de Bjorn, Ramulf, ou les histoires de gentils Trolls). Même si le cadre, le royaume de Silvénie, est imaginaire, les événements s’inscrivent dans l’histoire européenne, et cela d’autant plus que chaque partie a pour titre les dates de la période dans laquelle elle s’inscrit. Du côté de la noirceur, on peut aussi évoquer un roman précédent, Henri dans l’île, dans un genre bien différent, celui de la robinsonnade.

L’action se déroule entre 1923 et 1937, avec un épilogue daté de 1982. La famille Mann, d’origine juive et convertie au catholicisme, adopte deux jumeaux orphelins que l’oncle et le père de Félice ont recueillis après un accident dans une mine. Felix et Oswald ont douze ans, et peu d’éducation. Ils en reçoivent une dans la famille, et des soins attentionnés. Ils sont après un temps adoptés et sont censés être comme des frères pour Felice. Mais ces frères ont deux faces : si Félix est parfait, Oswald, malgré son visage d’ange, s’avère être un démon, un mythomane et un traitre.
Tout est vu à travers le point de vue de la petite fille, puis de la jeune fille : ses hésitations, ses interrogations quant à Oswald, jusqu’au moment où il dénonce la famille dans un contexte d’antisémitisme grandissant. On voit la révolte de Felice, parfois tentée par la compassion. Mais on voit aussi ses amours, ses débuts difficiles dans une carrière d’artiste qui refuse l’académisme à la mode, sa rencontre avec les milieux de l’art, son départ vers les États-Unis….
Le mystère lié à un membre d’une famille qui soudain renie tout son passé, ou plutôt le relit à l’aune d’un sentiment d’injustice (feint ou non, on ne sait) est finement présenté, sans trop de pathos, mais avec ce qu’il faut de consternation mêlée de sentiments divers chez les uns et les autres (la mère critique, le père effondré, l’oncle furieux, le jumeau déchiré… et enfin Felice, moins surprise que les autres).
C’est aussi en résumé le portrait de toute une époque et à travers cette famille Mann (peu à voir avec celle de l’écrivain, à part les tourments du moment) : espoirs, progrès, efforts, échecs et réussites, tout cela ruiné par les crimes des nazis qui, envahissant la Silvénie, font se rejoindre la fiction et l’Histoire.

 

 

 

 

 

Tor et le troll

La Nuit des oies

La Nuit des oies
Juliette Adam – Violaine Costa
Flammarion Jeunesse 2025

Pour en finir avec les traditions…

Par Michel Driol

Dans les forêt des Aurores, avant la grande migration, les oies sauvages préparent la fête. Mais si les oies peuvent aider aux préparatifs, seuls les jars ont le droit de monter sur scène. Ce qui n’est pas du gout d’Olivia, qui, aidée de ses amis, Paulette la grenouille, Cerise l’écureuil et Topinambour le sanglier, va imaginer un spectacle dont elle sera la vedette, afin de montrer la stupidité des préjugés et stéréotypes.

Voilà un roman illustré assez irrésistible, par son humour, sa fantaisie, son sens du rythme et des personnages.  C’est Olivia la narratrice, et elle regarde le monde avec le sentiment d’une injustice faite aux oies, mais avec aussi un grand sens des relations et de l’amitié. Elle ne s’en laisse pas conter quand un jars tente de la draguer ! Le récit et les illustrations se complètent pour créer un univers dans lequel les animaux vivent en bonne intelligence,  autour d’un lac, habitent dans des maisons très humanisées, pleines de couleurs et de détails croustillants.

La question des traditions, du féminisme, de l’émancipation et de la lutte contre les discriminations de genre est abordée avec finesse et sur un arrière-plan historique que les adultes médiateurs de ce livre  comprendront. Il est question de théâtre, d’une histoire fortement inspirée par Shakespeare, la Nuit des rois, réinventée par Olivia. Le monde des oies, qui interdit aux femelles de monter sur scène, est un lointain écho de l’époque shakespearienne, où les rôles de femmes étaient tenus par les hommes.  Mais c’est à hauteur d’enfant que se développe la réflexion d’Olivia, qui remet en cause les superstitions et croyances relatives à la prétendue sensibilité des oies, à la supériorité des jars. Ces derniers, de fait, produisent sur scène des récits eux-mêmes très stéréotypés, qui se répètent d’année en année sans aucune inventivité, au contraire de la proposition d’Olivia. Pour autant, le récit n’a rien de manichéen, de par le personnage du sanglier, mais aussi de l’amoureux d’Olivia qui se révélera beaucoup moins borné qu’on pouvait le penser.

Le texte et les illustrations nous plongent dans un automne plein de magie, dans un monde du spectacle et de la fête qui se veut inclusive et tolérante. Preuve bien réjouissante qu’il est possible de changer les mentalités, grâce à l’amitié et à la solidarité ! On attend la suite de cette série, intitulée la Forêt des Aurores, afin de retrouver ces personnages pleins de vie, le regard acéré d’Olivia, sa fougue, son énergie, et son inventivité !