Bambi

Bambi
Peggy Nille
Saltimbanque 2025

Une vie dans les bois

Par Michel Driol

Pour le grand public, Bambi, c’est d’abord le dessin animé de Walt Disney. C’est en fait à l’origine un roman pour la jeunesse, signé Felix Salten, publié en 1923, roman que Peggy Nille adapte ici en album avec une forme tout à fait originale. De Bambi, tout le monde connait l’histoire, la naissance, l’apprentissage, le bonheur. Lorsque sa mère est tuée par un chasseur,  il ne peut plus apprendre à survivre qu’auprès de son père. Mais la vie continue, et, devenu adulte, il devient père et roi de la forêt.

Dans cette adaptation, Peggy Nille fait le choix de réduire drastiquement le texte, en faisant de Bambi le personnage / narrateur de sa propre histoire. Par ailleurs, les textes courts sur chaque page tendent assez souvent au haïku par leur fulgurance, dans leur façon d’associer la nature et les émotions du héros.  Se dégage alors une réelle poésie du lien avec la nature, qui se mêle à l’apprentissage et à la découverte du monde portés par le récit, qui, à la façon d’une autobiographie, embrasse les années de jeunesse du personnage jusqu’à son ascension comme roi de la forêt.

Peggy Nille ne cherche pas à anthropomorphiser ses personnages d’animaux. Pas de grands yeux ou de mimiques à la Walt Disney, mais un certain réalisme poétique dans la façon de les représenter au sein de la nature, s’émerveillant ou jouant, se blottissant l’un contre l’autre. Elle excelle dans l’art d’utiliser les couleurs pour symboliser chacune des saisons qui rythment l’album. Le vert tendre du printemps, le jaune éclatant de l’été, les teintes rousses de l’automne, le bleu de l’hiver. A cela s’ajoutent l’utilisation de pages calques, qui laissent deviner, par transparence, la profondeur de la forêt, des scènes cachées dans lesquelles les animaux sont à l’abri.

Si de nombreux jeunes spectateurs sont sortis marqués fortement par la mort de Bambi, cet album édulcore cet épisode, pourtant traité en 3 pages, mais sans montrer la mère, en donnant à entendre les coups de feu, leurs conséquences sur les oiseaux, et la leçon qu’en tire Bambi, l’apprentissage de ce qu’est le danger qui vient du chasseur dont il faut se méfier.

Par certains aspects, Bambi est une histoire intemporelle et très contemporaine. On y évoque la relation destructrice entre l’homme et la nature, la fragilité de l’enfance, le sens du groupe pour apprendre ensemble des autres, autant de thèmes qui résonnent aujourd’hui autant qu’il y a un siècle.

La Revanche des Oiseaux

La Revanche des Oiseaux
Béatrice Fontanel Lil Sire
Sarbacane 2025

Qui vole un œuf…

Par Michel Driol

Apolline, qui mange des cerises sur un arbre, découvre une bague dans un nid de pie, et la vole. Mais le lendemain, elle se réveille en cage, gardée par des oiseaux géants qui la somment de rendre son larcin.  Ce qu’elle fait, mais elle découvre alors le nid plein d’œufs., et elle en vole un. Le lendemain, elle est à nouveau en cage, rend l’œuf, mais reprend la bague, qui glisse de son doigt par terre, la conduisant à découvrir la nature dans sa diversité.

Fait suffisamment rare en littérature pour le jeunesse contemporaine pour qu’on le signale, Apolline n’est pas gentille, et le texte le signale explicitement : Elle est un peu méchante, puis le texte évoque ses méfaits, dont les victimes sont les toiles d’araignées, mais aussi les autres enfants qu’elle fait pleurer à coups de grimaces. Une diablesse qui fait penser à certains personnages de la comtesse de Ségur…. Le récit prend les allures du conte fantastique pour ramener ce personnage dans le droit chemin et l’éduquer à plus de civilité. On retrouve donc  par deux fois le système transgression/punition, ainsi que l’inversion (de taille, de rôle) permettant aux oiseaux de prendre le pouvoir sur Apolline. Tout cela se passe la nuit. Implicitement, il s’agit de rêves, de cauchemars, manifestations de la mauvaise conscience de la fillette, mais le texte et les illustrations laissent le merveilleux  s’installer avec des oiseaux géants, une cage, des menaces… Le texte est particulièrement enlevé et  travaillé. On y note en particulier l’utilisation de mots rares (les utiles arthropodes pour parler des araignées…), les répétitions rituelles du conte oral (la bague glissait, glissait, glissait…), le mélange d’un réelle poésie (la larme qui glisse sur la toile d’araignée) avec des formules plus triviales (il faisait bigrement chaud).  Tout cela accompagne le point de vue de la fillette, donnant ainsi à percevoir son évolution, la naissance de son respect pour toutes les formes de vie dans la nature.

Réalisées à la gouache, les illustrations sont particulièrement expressives pour camper ce personnage d’Apolline et montrer sur son visage et dans ses postures son parcours de la malignité à la sérénité. Il faut aussi prendre le temps de regarder les détails de la nature, la précision de la représentation de la toile d’araignée, la métamorphose des pies en roi et soldats, ou encore les multiples jouets de la chambre.

Un récit d’apprentissage sous forme de conte, où l’héroïne apprend à admirer les beautés de la nature sans chercher à les voler, et à respecter toute vie.

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2022

Un monde en tourbillons 

Par Anne-Marie Mercier

Vortex, t. 1 (Le jour où le monde s’est déchiré)
Anna Benning
Traduit (allemand) par Isabelle Enderlein
Rouergue (épik), 2025

Chambardement général 

Par Anne-Marie Mercier

A l’heure où est déjà paru le troisième tome de cette trilogie publiée dans la collection épik du Rouergue, il est grand temps d’en rendre compte, en commençant par le premier qui est paru cette année en format poche. Il faut saluer d’abord la belle invention qui le porte, et le rapproche de séries comme Hunger games tout en abordant des sujets de société plus divers, orientés plutôt vers la sauvegarde du vivant et l’acceptation des mutations et du métissage plutôt que vers la lutte simplette mais efficace de la série de Suzanne Collins qui opposait riches et pauvres.
Un Vortex (une sorte de tourbillon cosmique) a fracassé le monde ancien, apportant des mutations et créant des peuples greffés sur les éléments, comme le peuple de l’eau, celui des arbres, celui de l’air et celui du feu, avec des pouvoirs en relation avec leur élément. Pour se protéger de ces minorités, les humains non modifiés les ont parqués dans des « zones » misérables (un peu comme des camps de réfugiés, on voit les applications possibles) et les contrôlent sévèrement grâce à un corps d’élite, les « Coureurs », aptes à se déplacer d’un point de la planète à un autre grâce à des passages, ou « vortex », qu’ils ont appris à emprunter. L’héroïne fait partie de ce corps et le roman commence ou moment où elle participe à une course qui doit déterminer lesquels parmi les élèves seront sélectionnés pour rejoindre les Coureurs.
Elaine gagne, de manière inexplicable. On comprendra plus tard qu’elle a fait un saut dans le temps. Mais très vite elle est enlevée et mise à l’abri par le peuple des arbres et découvre que ces mutants qu’elle a appris à exécrer ne sont pas les monstres qu’elle imaginait. Dans le même temps, elle découvre que les autorités de son propre monde se livrent à une guerre contre eux aussi cruelle qu’injuste. Des conflits de loyauté en tous genre (familiaux, raciaux, amicaux et amoureux) mettent au jour les choix difficiles auxquels elle est confrontée et Elaine grandit, difficilement, à travers les épreuves.
La première moitié est très intéressante et installe un univers riche et problématique, la suite (chez le peuple de l’arbre) propose un univers sensible et poétique où la beauté du monde et des êtres, leur douceur, conquiert la jeune guerrière. La description de l’utopie du village-arbre est superbe, comme celles des êtres composites et changeants qui le peuplent. En revanche, la suite faite de nombreux combats dans lesquelles Elaine a un comportement peu crédible est un peu agaçante… A suivre, donc : elle aura certainement grandi dans les autres volumes.

 

 

 

C’est quoi le bonheur ?

C’est quoi le bonheur ?
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2025

Onirique odyssée

Par Michel Driol

A la question du titre, le texte répond sous une forme poétique, rythmée par un refrain : Si tu sais ce qu’est le bonheur, dis-le. Ne le garde pas pour toi. Le texte ne cherche pas à donner une réponse, mais pose de nombreuses questions autour du bonheur, qui peut être multiforme, se loger partout… Il évoque aussi nos propres comportements : ceux qui le cherchent, ceux qui passent à côté… avant de se clore sur le bonheur partagé avec l’autre, à côté de soi. Ainsi, le texte cherche à cerner rune notion universelle, et pourtant si individuelle, à travers une série de petites constatations, de petits questionnements, énoncés dans une langue à la fois simple et poétique dans son rythme, dans ses anaphores.

Avec une facture très précise et très onirique, les illustrations quant à elles racontent une histoire, comme en contrepoint du texte, comme pour mettre en scène un personnage de souriceau en quête de ce bonheur. On le suit ainsi, collectant quelques objets sur une plage,  prenant la mer sur une barque, croisant d’autres embarcations et poissons, montant à bord d’un gros bateau où il côtoie d’autres personnages, avant de se retrouver sur une barque renversée, mains dans les mains avec une souricette. Les illustrations racontent ainsi un voyage initiatique, fait de hasards, de rencontres, de questions.

Ces illustrations, de superbes grands formats, entrainent dans un autre voyage, fantastique, onirique, merveilleux, dans le monde d’un Jérôme Bosch qui aurait oublié que le monde est inquiétant.  On y rencontre des animaux anthropomorphisés, bien vêtus, dans de multiples activités humaines, utilisant de nombreux moyens de transport, la barque, le vélo, ou à côté d’un food truck. Comme dans la première illustration, un navire peut flotter dans les airs et porter  tout un pâté de maisons… Ce voyage nous conduit à côtoyer un monde fantaisiste où tout se mêle dans un joyeux mélange, dans une atmosphère de fête et d’abondance. Au travers de ces illustrations, on peut suivre le souriceau, mais aussi les nombreux personnages dont on peut imaginer les histoires personnelles, les destins, à l’image du côté universel des questions posées par le texte.

Un album poétique et philosophique à lire, à méditer, à contempler en se perdant dans les multiples détails des illustrations, un album qui s’adresse à la sensibilité de chacun pour partir en quête du bonheur qui est, peut-être, comme chez Paul Fort, dans le pré juste à côté…

Léocadia et l’enfant bleu

Léocadia et l’enfant bleu
Carole Trébor – Pierre-Emmanuel Lyet
Little Urban 2025

Triste royaume que celui dont le roi est en deuil…

Par Michel Driol

Petit à petit Léocadia, la meilleure couturière du royaume, perd la vue, mais elle continue malgré tout de coudre et d’aider les autres. Lorsque la reine et le prince périssent dans un naufrage, le roi élève seul sa fille.  Il se met à interdire tout ce qui est imprévu, inconnu. Quand il commande pour la princesse une robe de pierre comme costume d’anniversaire à Léocadia, celle-ci n’y parvenant pas livre au contraire un costume tout en légèreté, qui n’a pas l’heur de plaire à la princesse et au roi. Arrive alors chez Léocadia un enfant bleu, venu d’un pays aride, mais dont le séjour est interdit dans le royaume. Elle l’héberge pourtant, et il devient en quelque sorte ses yeux, jusqu’au jour où des gardes viennent l’arrêter. Léocadia demande audience à la princesse pour tenter de faire libérer l’enfant.

Little Urban propose ici un album qui renoue avec une certaine tradition, celle du long texte qui pourrait être autonome, du très grand format, et des illustrations très colorées en pleine page. Le texte prend la forme du conte, sans l’incipit « il était une fois », mais en en conservant tous les ingrédients : un roi et une princesse, une femme du peuple, et un personnage venu d’ailleurs. La langue est particulièrement inventive, se prêtant à l’oralisation par un jeu sur les rythmes. Elle touche aussi à la poésie par des formules particulièrement travaillées, associations de termes, métaphores, et même un poème associant le destin de la princesse à la robe de pierre.  Les illustrations se remarquent d’abord par leur côté faussement naïf et enfantin dans la représentation des personnages, dans la stylisation des gardes. Mais elles offrent aussi de splendides constructions géométriques  ou des éblouissantes compositions de formes pures, de mouvements, de gestes  ouvrant sur un imaginaire cosmique. Tout l’album fait penser à Kandinsky par l’utilisation des formes et des couleurs.

Cet album est, bien sûr, au service d’une morale et d’un projet qui n’a rien de manichéen. Si le roi se referme sur lui-même, et enferme ses sujets dans une tyrannie de plus en plus pesante, c’est à cause de la mort de sa femme et de son fils, et d’un deuil impossible à faire. Il n’est donc pas, par essence, mauvais. La princesse, quant à elle, souffre de ce carcan, et la robe de légèreté lui permet quelque peu d’y échapper, et c’est, on s’en doute, d’elle que viendra la libération du royaume et le retour à la liberté. Léocadia est couturière, tendant de remailler tout ce qui peut l’être du monde, de le recoudre, de le réparer, de renouer les fils.  Non situé dans le temps et l’espace, – c’est le propre du conte – cet album parle d’un monde très contemporain, un monde dans lequel l’autre est mal vu, rejeté, un monde où chacun se referme sur lui-même, un monde dans lequel le sens de l’hospitalité se réduit. C’est aussi un monde où l’on a peur, et cette thématique de la peur court tout au long de l’album : peur de ce qui peut arriver pour le roi, peur des autres éprouvée par l’enfant bleu, peur matérialisée que Léocadia emprisonne et rejette dans une belle image, peur surmontée à la fin par le courage de Léocadia et la volonté de la princesse.

Un album émouvant, un conte universel qui s’inscrit parfaitement dans la tradition du conte à fin heureuse, dont les personnages attachants se font les héros d’une ode à la liberté et à l’hospitalité.

H mort ou vif

H mort ou vif
Pascale Quiviger
Rouergue, 2025

Un autre royaume pour un cheval

Par Anne-Marie Mercier

Pascale Quiviger, auteure canadienne de nombreux romans, nous avait éblouis avec le Royaume de Pierre d’Angle (2019-2021), sa première saga pour la jeunesse. Mélange d’aventures et de fantasy, publiée au Rouergue, cette série est pour moi l’un des meilleurs romans de ce genre de ces dernières années. Il a d’ailleurs été récompensé, à défaut d’autres prix qui auraient été bien mérités, par le prix Millepages (2019) et le prix Elbakin. Ses quatre volumes faisaient évoluer des personnages étonnants et attachants dans un pays imaginaire aux allures celtiques. Avec sa géographie et ses multiples royaumes, son univers était si riche que l’on avait le désir de pouvoir l’explorer encore davantage. Le roman suivant, La Dernière saison de Sélim (2023), avait exaucé en partie ce désir, projetant deux des personnages, Esmée et Mercenaire (alias Arash), dans un autre espace, cette fois teinté d’orientalisme. On retrouve ici quelques éléments du premier livre avec le même duo amoureux qui retrouve, au royaume du roi Fénélon, au-delà des mers, un ambassadeur et un soldat venus de Pierre d’Angle. Si ce roman ne s’étend que sur un seul volume, celui-ci couvre plus de six cents pages et le lecteur a du champ pour y faire voyager son imagination.
Mercenaire a été convoqué par le roi Fénélon et navigue avec Esmée vers le royaume, mais à peine arrivés en vue du port, ils entendent résonner un gong qui annonce la mort du roi. Ils rencontrent à sa place son héritière, sa fille la Princesse Geneviève et le notaire chargé du testament et des dernières volontés du roi. Fénélon avait deux autres enfants : une fille morte en couches et un fils devenu fou après la mort de sa sœur. Les dernières volontés du roi indiquent implicitement qu’il y a un autre héritier, un enfant que l’on a cru mort à sa naissance il y a une vingtaine d’années, dont le nom commence par H, et que Mercenaire est chargé de retrouver pour le (ou la) faire couronner avant le délai fixé (douze jours). De multiples personnages gravitent autour de cette quête dans laquelle les deux héros échappent de peu à plusieurs tentatives d’assassinat.
Qui est coupable et tente de les faire échouer ? la douce Princesse Geneviève, son mari le sauvage baron noir (qui est aussi le premier mari de sa sœur et le père de l’enfant que l’on cherche), les autres barons, la colonelle Kyil… Guirec, le fils relégué dans une maison de fous, était-il fou ou bien cherchait-on à l’écarter ? Ces aventures trépidantes relèvent du roman policier : enquêtes, recherche d’indices, interrogatoires croisés… alternent avec des moments d’action  dans un suspens permanent jusqu’à la chute.
Ajoutons à cela de nombreuses intrigues secondaires mettant un scène une corsaire, des orphelins réfugiés dans une tour au milieu de l’eau (magnifique épisode), un magicien, une ambassadrice d’un royaume de montagnes qui pense trouver en H. la réincarnation de son roi, des oiseaux partout, des chevaux, tout cela dans de multiples décors (salles de bal, banquets, souterrains, geôles, forets et rivages et pour finir dans un cirque et une fête foraine, dans lequel un palais des illusions composé de miroirs livre la solution de toutes les énigmes).
Porté par un style vif et efficace, parfois poétique et toujours juste, tantôt tragique tantôt drôle, c’est un beau récit de vengeance, d’amour et de mort. Ajoutons aussi qu’il ne finit pas totalement bien, belle entorse à la règle tacite du roman pour la jeunesse.

Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?

Avez-vous déjà entendu un cheval chanter ?
Pauline Barzilaï
La Partie 2025

Symphonie universelle

Par Michel Driol

Avez-vous déjà entendu un cheval chanter, des chaussures s’embrasser ou un gâteau pleurer ? Voici quelques uns des questions que pose l’ouvrage au lecteur, avant de répondre que, en raison de la timidité de l’animal ou de la rapidité de l’action, on ne les entend pas… Mais le/la narrateur/trice peut témoigner avoir entendu cette belle musique…

Dans un premier temps, l’album associe, sur chaque double page, la question attendue, une représentation naïve de l’animal ou de l’objet, un son saugrenu, reproduit dans une typographie manuscrite intégrée à l’illustration, avant d’expliquer pourquoi on ne l’a jamais entendu. Cette première partie joue sur la répétition et la variation. Répétition de l’anaphore finale, variation sur la façon de poser la question initiale, et surtout variation quant aux animaux ou objets évoqués, et aux activités incongrues qui leur sont prêtées, qui vont de la musique au pet, de la danse  à la nourriture. Puis, au centre de l’album se joue comme un dialogue entre la page de gauche, illustrant les propos d’un lecteur rationnel niant ces phénomènes, et la page de droite, où le narrateur affirme avoir tout entendu de ces mélodies. Suivent alors quelques pages, sans texte, où on voit associés deux par deux les objets et animaux déjà évoqués, avant qu’une autre double page, très colorée, donne à lire toutes les onomatopées déjà rencontrées, associées en une belle musique, commente le narrateur. Quant à la chute, elle est à la fois attendue et surprenante… mais chut !

L’album se situe quelque part entre les cortèges à la Prévert, les associations inattendues des surréalistes, et l’imaginaire enfantin, plein de malice, un imaginaire pétri de secrets à révéler et d’exagérations pleines d’enthousiasme. Qui est ce « je » qui questionne les lectrices et les lecteurs ? Adulte ? Enfant ? Garçon ? Fille ? Peu importe… Il y a presque quelque chose de Rimbaud en lui. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Ici, il faut se faire entendant, à l’écoute des bruits insensibles et inaudibles du monde, bruits d’autant plus étranges qu’ils sont incongrus, liés à des besoins fondamentaux, à des émotions, à des sentiments, à des désirs, tout en restant surprenants et drôles, absurdes. Le monde devient alors un monde poétique, où tout devient possible dans une grande harmonie universelle qui reste à découvrir. Mais cette harmonie vient d’une profonde dissonance entre les onomatopées, illustrant comment la diversité peut être aussi mélodieuse.

On le sait, les albums pour enfants sont d’abord lus par des médiateurs, parents, adultes, et celui-ci se prête à merveille à une oralisation. D’abord par la récurrence de ses formules, qui le rapprochent de la comptine, de la randonnée. Ensuite par les onomatopées et les bruits divers qu’il évoque, variés, drôles, inattendus… Plaisir de la langue dans tous ses états, en particulier lorsqu’elle fait abstraction du sens pour n’être que son.

Un mot enfin sur le côté enfantin et brut des illustrations, à la gouache, aux couleurs fortes et surprenantes. Tantôt peu réalistes (le cheval est rouge), tantôt conformes (la fourmi est noire), elles associent souvent un visage humain expressif aux objets et animaux représentés, elles donnent à voir des chimères qui ne cherchent pas à illustrer, a priori, l’harmonie ou la grâce, mais qui montrent que la beauté est partout

Un album décalé, déjanté qui donne à voir et à entendre la voix cachée et mystérieuse des objets et des animaux, et nous plonge dans un imaginaire plein d’une poésie brute et naïve..

Le Silence des porcelaines

Le Silence des porcelaines
Agnès Domergue – Valérie Linder
Cotcotcot 2025

A un chat gris souris

Par Michel Driol

C’est l’histoire d’une rencontre, entre la narratrice et un chaton gris souris qui s’adopte chez elle, avec lequel elle joue, et qui vit sa vie de chat, entre les porcelaines et la fenêtre, puis qui disparait, laissant sa maitresse seule…

Imprimé dans un petit format, presque carré, un petit format qui renvoie à l’intimité de la confidence entre le je qui s’exprime et le lecteur, petit format qui renvoie aussi à l’intimité de la relation entre le chaton et sa maitresse, petit format qui renvoie enfin à la petite taille du chaton, à celle des porcelaines que l’on retrouve dans le titre. Un titre sous forme d’énigme poétique, à l’image de ce texte qui oscille entre le récit et le poème, qui installe une poésie de l’intime, du quotidien, des petits riens.

Le texte commence sur le mode d’un unique « je me souviens », souvenir de la rencontre, et se clôt sur ce même souvenir, reprenant les mêmes mots, mais se jouant de l’homonymie entre la couleur gris souris et le verbe sourire, comme pour signifier le lien tout particulier entre l’animal de compagnie et sa maitresse. Texte court, entre 2 et 6 vers libres par page, texte qui se permet  parfois une l’assonance ou une rime en fin de vers. Le texte est particulièrement travaillé, se rapprochant parfois du haïku ou de la comptine, jouant sur les répétitions, les structures parallèles, associant les mots pour créer des images. Certaines formules ont une force toute particulière, en particulier dans les renversements inattendus : perdue / je l’ai cherché ou dans la façon d’exprimer la confidence sur le rapport aux autres et la souffrance non dite : longtemps / j’ai fait semblant / de ne plus être triste.

Le texte est parfaitement mis en valeur par la mise en page et les aquarelles. La mise en page offre des temps de silence, comme de respiration entre deux moments évoqués par le texte. Moments de silence qui se font écho entre le début, le milieu et la fin, moments où l’illustration donne à voir des paysages ou des ciels lumineux qui s’opposent à l’intérieur de la maison, aux jeux du chaton, aux porcelaines. Les aquarelles très fines de Valérie Linder se situent entre le réalisme et l’abstraction, utilisant à merveille la diffusion des pigments colorés sur le papier pour créer des paysages de toute beauté.

Texte et illustrations se conjuguent pour créer l’atmosphère si particulière de cet album, faite de légèreté, de fragilité, et de tendresse, afin de relater une expérience à la fois intime, personnelle, et universelle : celle de l’attachement d’un être pour un animal de compagnie, celle de la perte, de la disparition, du deuil et de la reconstruction de soi.

 

Pour le meilleur et pour les rires

Pour le meilleur et pour les rires
Marie Colot – Françoise Rogier
A pas de loups 2025

Elle ne se maria pas mais vécut heureuse…

Par Michel Driol

Une princesse quelque peu aventurière, que l’on voit toujours avec sa jument, est sommée par ses parents, pour ses 18 ans, de se marier. Bien sûr la princesse proteste, refuse, mais, par amour pour ses parents, elle accepte de rencontrer tous les prétendants possibles, à condition qu’on la laisse refuser si elle n’éprouve pas de coup de foudre. Se succèdent alors un prince, une pâtissière, une ogresse, un savant et bien d’autres, tous plus improbables les uns que les autres. Si la princesse les trouve tous sympathiques, elle préfère sa liberté, et organise des fêtes pour cultiver l’amitié.

Voilà une histoire enlevée qui reprend, en le détournant, le motif du mariage dans les contes. On est dans un royaume que le texte inscrit dès le début sous le signe de l’ouverture et de la liberté : toutes les portes y sont ouvertes. Puis le récit se focalise sur le portrait de la princesse – futée, rebelle et sincère –  et de sa jument – intrépide. Les illustrations nous les montrent à la fois terrassant un dragon, bricolant une cabane dans les arbres, faisant de la balançoire… Autant de jeux qui font de ces deux-là l’équivalent féminin en album de Lucky Luke et Jolly Jumper ! On retrouve ce couple complice lors du défilé des prétendants, la jument dans des poses surprenantes, mangeant des crêpes ou une glace, sagement assise sur une chaise…

L’album aborde une problématique sérieuse, celle de l’amour, du mariage, des conventions, des relations enfants-parents. Il montre l’attention à porter aux choix individuels, le respect des singularités, la soif de liberté autour d’un personnage féminin à la fois haute en couleurs et pleine de joie de vivre. Mais il le fait avec beaucoup de cocasserie et d’humour. D’abord dans le texte, dont la légèreté vient à la fois du ton adopté, du vocabulaire en décalage avec le rang royal des personnages, et des rimes qui lui donnent un côté primesautier. Mais le comique vient aussi des illustrations, pleines de vie dans leur façon de multiplier les situations ou les personnages secondaires. On a déjà évoqué le rôle qu’y joue la jument complice-comparse. Mais les détails sont autant de clins d’œil inter-iconiques ou intertextuels. Dans les tableaux accrochés sur les murs, on reconnaitra bien sûr Mona Lisa, mais aussi le désespéré de Courbet. Impossible de tous les citer. Et que dire du cortège des prétendants, où se côtoient Einstein, Shakespeare, Cyrano, un pirate, l’homme de fer du magicien d’Oz et bien d’autres qu’on laissera aux lecteurs le soin d’identifier. Tous constituent une humanité colorée, métissée, joyeuse, qui se presse dans le palais. Quant au roi, père de la jeune fille, il a tous les attributs du roi de pique des jeux de carte.

Se marier ou pas ? Quitter l’enfance ou pas ? Fonder un couple ou vivre au sein d’une communauté d’amis ? A quoi tient la réussite d’une vie ? Qu’est-ce que le bonheur ? Que souhaiter de plus ? Rien, pour la jeune fille, qui s’estime à la fin comblée par la vie qu’elle a choisi de mener, librement. Mais la liberté n’est-elle pas un luxe réservée aux princesses qui ont des parents bienveillants ?

Le Lapin, la pluie et le sac à goûter

Le Lapin, la pluie et le sac à goûter
Nicola O’Byrne
Traduit (anglais) par Rose-Marie-Vassallo
Flammarion, Père Castor, 2025

Le monde est à tous, et la pluie n’est à personne

Par Anne-Marie Mercier

Quel joli titre ! Surprenant, et parfait puisqu’il introduit d’emblée les acteurs principaux du début de l’histoire : un lapin part à la pêche (bizarre, les lapins ne mangent pas de poisson, sauf dans les albums, voir Tom qui pêche dans Loulou de Solotareff…) et est contrarié par un petit nuage amenant une pluie qui va gâcher sa journée : il l’attrape (avec sa canne à pêche, indispensable à l’action, ouf) et le met dans son sac à goûter (dans lequel il y a des carottes, ouf).
Arrive un canard, qui lui explique que c’est MAL : d’autres comme lui aiment la pluie, la terre en a besoin (les carottes aussi), etc. Lapin est vite saoulé par touts ces propos et a pour seul argument que s’amuser est important aussi. Il finit par accepter de relâcher le petit nuage avec la promesse qu’il va voir quelque chose de magique. C’est un arc-en-ciel qui se déploie sur la page suivante. En prime, il y aura les flaques, on peut donc s’amuser aussi.
L’argument est tiré d’un conte traditionnel. Mis en images avec humour avec un personnage attachant comme cet entêté de lapin, il sera peut-être encore plus convaincant. Tout en amusant, il donne des leçons sur la nécessité de considérer tous les effets de ses actions avant d’agir ou sur l’idée que l’univers du vivant est un équilibre fragile qui ne doit pas être menacé par les caprices d’individus.

Nicola O’Byrne avait illustré auparavant un livre écrit par Nick Bromley, voir sur lietje :  Attention ! Ouvrir doucement. Ce livre a des dents !