Crevette

Crevette
Elodie Shanta
La Pastèque, 2019

A l’école des sorciers/ de la vie

Par Anne-Marie Mercier

Une petite fille nommée Crevette est orpheline et pleure tout le temps : elle est seule dans sa petite maison des bois, malgré le fait que sa mère défunte lui parle depuis l’urne où sont placées ses cendres, et en plus on l’a refusée à l’examen d’entrée à l’école de sorcellerie, alors qu’elle voulait être sorcière comme sa mère.
Heureusement, elle est recueillie par des voisins un peu bizarres : Gamelle qui ressemble à un chat gris, Joseph le diablotin rouge, Mistigriffe le chat (un vrai, mais qui a été mordu par un vampire et a des petites ailes sur le dos). Gamelle l’aide à préparer son examen et à planter les graines de plantes à potions, Joseph est un peu moins présent (il travaille à l’extérieur – curieux comme ces êtres, mâles, non humains, ont des comportements genrés. Elle finit par intégrer l’école, viennent les cours (assez drôles), la rencontre de l’amie et de l’ami…
L’histoire est découpée en courts épisodes, ce qui donne à ce livre assez épais (114 pages, très aérées) beaucoup de lisibilité. Les dessins sont esquissés à gros traits et très simplement mis en couleurs, ce qui donne à l’ensemble une allure enfantine et maladroite (la dernière page laisse penser que c’est Crevette l’auteure).
L’ensemble est charmant et parfois un peu acide, souvent drôle : les cours de runes et de potions sont cocasses. Il propose une vision de toute sorte d’initiations à travers l’épreuve de la solitude et des différents stades du deuil, des examens qu’on réussit ou pas, de la jalousie, de l’amour, de la perte, mais aussi les pouvoirs de l’amitié et de l’entraide, et la nécessité de la confiance et du dialogue.

La Pierre de lune

La Pierre de lune
Rémy Simard
La Pastèque, 2019

Sortie scolaire intersidérale

Par Anne-Marie Mercier

Madame Ginette, institutrice, emmène ses élèves au Cosmodôme. « Échappant à sa vigilance » comme on dit, et rusant avec les gardiens, deux de ses élèves volent une fusée et débarquent sur la lune, pour aider leur amie Lucie qui, dit la maitresse, est toujours dans la lune…
Le propos est mince, les situations classiques (pluie de météorite, rencontre d’un monstre, etc.), mais les illustrations sont explosives et drôles. Pour les élèves du Québec qui ont l’occasion de visiter ce lieu (situé à Laval) où l’on cherche à les mettre en immersion cela doit être un joli souvenir.

 

ethel & ernest

ethel & ernest
Raymond Briggs
Grasset jeunesse, 2019

 

« Le tourbillon de la vie »

Par Anne-Marie Mercier

Éthel et Ernest sont d’abord un couple d’amoureux touchant. Elle est femme de chambre, lui livreur de lait ; ils se rencontrent avant la deuxième guerre mondiale (plus précisément, en 1928 – le livre donne régulièrement des dates précises) ; ils se marient, achètent une petite maison en brique avec un jardinet. Ils ont un enfant, Raymond, l’auteur de cette BD, qui livre ici à travers le portrait de ses parents une autobiographie indirecte.
Éthel et Ernest écoutent la BBC (on est en Angleterre), ils s’inquiètent de l’attitude de l’Allemagne, et illustrent la vie quotidienne des Anglais pendant la deuxième guerre mondiale : ils voient leur fils partir à la campagne pour éviter les bombardements, leur maison est touchée par une bombe ; Ernest construit des abris anti-aériens dans le jardin, il devient pompier pour aider les victimes, tous deux sont effarés par l’annonce de l’explosion de la bombe d’Hiroshima.

Ils se disputent un peu à propos de politique (lui est travailliste, elle aime bien Monsieur Churchill), et à propos des évolutions de la modernité (lui croit au progrès et s’enthousiasme pour les changements, elle a des doutes : une page très drôle montre leur dialogue sur la mode de la mini-jupe, une autre sur le premier homme sur la lune, ou sur le téléphone, la légalisation de l’homosexualité). Une machine à laver entre dans leur maisonnette, puis une télévision ; Raymond achète une voiture, Éthel obtient un emploi dans un bureau, son rêve ultime. Ils meurent la même année, en 1971, au moment où l’Angleterre adopte le système décimal.

Le regard porté sur le couple est celui, tendre et parfois agacé, de leur fils. Sa propre vie est esquissée pour montrer le caractère de ses parents, notamment de sa mère, fière de voir son fils faire des études, déçue qu’il ne soit pas officier quand il fait son service militaire – et la guerre de Corée. Elle s’inquiète , comme Ernest, lorsqu’il s’oriente vers des études d’art qui n’amènent pas selon eux à un vrai métier ; il sont rassurés quand il devient professeur (un métier « plus normal »). Elle a toute la dignité d’une femme du peuple qui refuse la vulgarité et le laisser-aller (elle reprend Raymond sur son langage, ne s’habitue pas aux cheveux longs de son fils, ni à sa camionnette) et se préoccupe du regard des voisins. Elle a toute la rigidité qui va avec cette posture, parfois insuportable. Mais malgré ce qu’on devine des tensions entre son fils et elle, le regard porté sur elle comme sur son mari reste tendre et amusé, parfois pathétique au moment de sa mort et de celle d’Ernest, qui la suit de près.

On retrouve l’art de l’auteur du merveilleux Bonhomme de neige, de Lili et l’ours, ou de Sacré Père Noël. Le récit fait alterner de petites vignettes carrées et d’autres plus grandes, ou des pleines pages, présentant tantôt une adhésion au monde, un élan, tantôt un retrait, une absence, ou un enfermement. Presque partout, les dialogues dominent (dans le cas contraire, cela fait sens) et les paroles débordent des cadres. Le dessin et les couleurs, globalement réalistes, s’affranchissent de cette esthétique dans certaines scènes, au profit de l’émotion.
ethel & ernest est à la fois une réflexion sur l’époque (1928-1971), sur la manière d’affronter les épreuves et de vivre les changements, mais surtout une belle et admirable histoire d’amour, aussi bien l’amour qui unit le couple que celui que l’auteur a pour ses parents. La réédition de ce texte, paru en langue anglaise en 1998, est une belle initiative des éditions Grasset qui republient par ailleurs de nombreux classiques. Un film d’animation en a été tiré, réalisé par Roger Mainwood et sorti en 2016.

Folk, épisode 1

Folk, épisode 1
Iris
La Pastèque, 2018

 Western faustien

Par Anne-Marie Mercier

Jug est un raté, un soulard, un nul répugnant dont personne ne veut, même dans le village perdu de l’ouest américain où il vit. Il y est un pilier du saloon et le concierge de l’unique hôtel. Un spectre lui propose un pacte : il lui accorde le don de la musique et du chant ; s’il arrive à réunir d’autres excellents musiciens et à parvenir au grand studio d’enregistrement, il deviendra riche et pourra réaliser tous ses rêves…
Le parcours est jalonné de rencontres loufoques et Jug s’avère être un héros de plus en plus anti-héros. Le résultat est un mélange curieux et drôle, mais aussi un hommage aux débuts du folk américain, né sur la route, pour ce premier épisode (à suivre…).

Jake le fake à l’assaut du collège

Jake le fake à l’assaut du collège
Craig Robinson, dam Ma,nsbach, Keith Knight
Seuil, 2018

Impostures collégiennes

Par Anne-Marie Mercier

Dans ce roman graphique (dans la lignée des aventures de Greg de Jeff Kinney), nous suivons les aventures de Jake, inscrit grâce à un subterfuge à l’Académie d’art et de musique, un collège pour enfants doués. Pour continuer à faire illusion il multiplie les stratagèmes, gestes d’esbroufe, contre-pieds et se forge une réputation d’artiste indépendant et imprévisible tout en sachant in petto que cela ne vaut rien.

C’est à la fois un peu dérangeant dans la volonté de ridiculiser les avant-gardes artistiques, décapant dans la dérision face aux pseudo génies de la création, et émouvant dans le portrait d’un élève somme toute ni bon ni mauvais, mais qui se sent en position d’imposture et tente de comprendre qui il est et quel pourrait être son talent, s’il en a un. Les dessins en rajoutent dans l’excès et font que rien n’apparait comme trop sérieux.

Persée. Vainqueur de la Gorgone

Persée. Vainqueur de la Gorgone
Yvan Pommaux
L’école des loisirs, 2018

Oh le joli conte, oh le joli héros, oh le bel album !

Par Anne-Marie Mercier

L’histoire de Persée est un joli conte qui finit bien (enfin, pour les héros…), contrairement à la plupart des histoires de la mythologie. Mais comme dans bien des histoires elle avait mal commencé : un oracle sombre délivré à son grand-père (qu’il tuera par hasard sans le savoir) fait que celui-ci enferme sa fille, Danaé, dans une tour. La belle princesse est repérée par Zeus et honorée (!) de la pluie d’or (jolie image) ; puis elle est enfermée dans un coffre et jetée à a mer avec son fils, etc. À la fin, le bon fils sauve sa mère, tue le monstre (la Gorgone) et épouse la princesse (Andromède).
Aussi les pages de Pommaux dans cet ouvrage sont-elles parfois proches de ce qu’on attend d’un conte pour enfants : couleurs pastel, beaux gris-bleu, vert tendre, rose pâle… Les personnages ont des visages d’enfants, et les petites ailes qu’Hermès fixe aux pieds de Persée sont mignonnes à souhait. En contraste, le sang  de la Gorgone et du monstre marin, celui dont jailli Pégase, est d’un beau rouge qui tranche sur toute cette douceur, comme les bruns et les noirs des scènes angoissantes et le gris des humains pétrifiés par le monstre.

Encore un beau récit en images, qui mêle mythe et enfance, comme le faisait l’histoire de Thésée, avant et après les récits plus sombres et âpres des autres albums, Troie, Œdipe, Ulysse

 

L’Odyssée

L’Odyssée
Béatrice Bottet, Emilie Harel
Casterman (« La mythologie en BD »), 2016, 2018

« Tout » Ulysse en BD ?

Par Anne-Marie Mercier

Publié en 2015 en deux volumes sous le titre « Les aventures d’Ulysse », cet album qui les réunit, décrit de ce fait comme un « intégral », est bien un résumé succinct des aventures du héros mythique. Prenant les épisodes du retour d’Ulysse dans l’ordre chronologique, il les propose en courts chapitres, se focalisant sur le rôle de chef d’Ulysse dans la première partie, et sur son désir de retour et de vengeance dans la deuxième, comme il se doit. Lisibilité parfaite pour les jeunes lecteurs, focalisation sur les moments forts, tout est mis en œuvre pour donner une idée de l’histoire, et parfois de sa magie. Les images d’Emilie Harel sont claires, parfois drôles, et conviennent parfaitement à une vision de l’épopée comme une suite de vignettes pour les enfants. Elles agrandissent les figures inquiétantes, colorent de rouge les monstres et les morts et parfois la mer lorsque l’Aurore aux doigts de rose…, tandis que dieux et déesses ont droit à un ciel d’un superbe bleu pur.

Big Nate, vol. 7 : « C’est ma fête »

Big Nate, vol. 7 : « C’est ma fête »
Lincoln Peirce

Gallimard jeunesse (folio junior), 2017

Amis/ennemis de toujours et d’hier

Par Anne-Marie Mercier

 

Lorsqu’on est chargé de servir de mentor à un nouvel élève tout juste débarqué au collège, on doit faire face à de nombreux défis : le protéger des brutes auxquelles on ne sait pas résister soi-même, le renseigner sur les difficultés (profs tyranniques, cantine redoutable, élèves fourbes…), mais aussi le supporter, même si on le trouve insupportable et si on n’a rien en commun : voilà le défi de Nate, qui s’en sort plutôt bien grâce à son amie Dee-Dee (vive les filles !) après bien des dérapages.

Un autre sujet est abordé en parallèle : l’anniversaire du collège, et la découverte du journal illustré d’une élève qui le fréquentait cent ans plus tôt. Cela permet d’informer les jeunes lecteurs sur ce qu’était l’éducation autrefois (plutôt plus sévère et très austère), sur les changement et les invariants (profs tyranniques, cantine redoutable, élèves fourbes… et humour des élèves dessinateurs).

Docteur Dolittle

Docteur Dolittle
Seymour Chwast, d’après Hugh Lofting
Traduit (Etats-Unis) par Lili Sztajn
Hélium, 2018

Images et voyages d’outre-temps

Par Anne-Marie Mercier

Le célèbre Dr. Dolittle, créé par Hugh Lofting pour ses enfants pendant la guerre de 14-18 (c’est une belle histoire, voir la page Wikipedia) a connu bien des aventures, depuis sa première publication en 1920 (onze volumes parus jusqu’en 1948) : le cinéma, les séries télévisées… en voici une nouvelle, la parution en BD, et quelle BD !  Seymour Chwast pastiche les bandes dessinées du début du XXe siècle, avec des inserts à la Benjamin Rabier, une narration sage et quelque peu redondante en cartouches, des couleurs pastel crayonnées. Ses animaux sont croqués à la diable, les humains sont grotesques à souhait et lebon docteur a la rondeur de son caractère.

Le Dr. Dolittle a la particularité de parler avec les animaux. Il sait ainsi les soigner et va pour cela jusqu’en Afrique, est mis en prison par le roi du pays des singes, s’évade, ramène un animal rare en Angleterre (le très cocasse Poussemi-poussemoi), est attaqué par des pirates, etc.

Il a quelque chose de Tintin (la dernière page évoque fortement Tintin au Congo) dans sa générosité tous azimuths, un peu de Bécassine dans sa naïveté. L’ensemble est très drôle, charmant. Il permettra aux petits français de se familiariser avec un héros très célèbre dans le monde anglophone.

Voir quelques planches

L’Observatrice. 10 juillet 2005 : ébauche d’une démocratie

L’Observatrice. 10 juillet 2005 : ébauche d’une démocratie
Emmanuel Hamon, Damien Vidal

Rue de Sèvres, 2018

Une éducation sentimentale et politique

Par Anne-Marie Mercier

L’héroïne de cette BD, Mathilde, est titulaire d’un master en droit international, parle couramment russe et est toujours stagiaire à 27 ans. Elle galère aussi avec des petits boulots. Elle a l’opportunité de découvrir la vie des observateurs internationaux envoyés pour surveiller la tenue d’élections dans un pays qui accède tout juste à la démocratie, ici le Kirghizistan. Rencontres, diners, entrevues, hasards, lui font découvrir petit à petit que cette tâche apparemment exaltante n’est qu’une mascarade : la corruption est présente à tous les niveaux et ceux qui tentent d’améliorer la vie des gens simples sont bien seuls. Elle découvre surtout que ses tentatives pour faire quelque chose de son côté son non seulement dérisoires mais aussi plus que maladroites.

Le ton est sombre, les rapports entre les êtres âpres et complexes, le désenchantement total : l’héroïne, par qui nous voyons tout cela, grandit dans la douleur…

La narration est sobre, sans trop de commentaires et laisse le lecteur se faire une idée en même temps (ou presque) que Mathilde des mystères du lieu et de la gangrène qui le ronge : les plans tantôt larges tantôt resserrés nous font voir du pays et des gens, nous embraquent efficacement avec elle et le dessin sobre et tracé à grands traits, comme les aplats de couleurs, se met au service du sens.