La Pierre de lune

La Pierre de lune
Rémy Simard
La Pastèque, 2019

Sortie scolaire intersidérale

Par Anne-Marie Mercier

Madame Ginette, institutrice, emmène ses élèves au Cosmodôme. « Échappant à sa vigilance » comme on dit, et rusant avec les gardiens, deux de ses élèves volent une fusée et débarquent sur la lune, pour aider leur amie Lucie qui, dit la maitresse, est toujours dans la lune…
Le propos est mince, les situations classiques (pluie de météorite, rencontre d’un monstre, etc.), mais les illustrations sont explosives et drôles. Pour les élèves du Québec qui ont l’occasion de visiter ce lieu (situé à Laval) où l’on cherche à les mettre en immersion cela doit être un joli souvenir.

 

La Légende du roi errant

La Légende du roi errant
Laura Gallego Garcia
Traduit (espagnol) par André Gabastou
La joie de lire (hibouk), 2019

Aventures en poésies

Par Anne-Marie Mercier

Il était une fois, un prince… beau, brave, intelligent, savant, et surtout poète. Et le conte s’arrête là dans sa dimension simple et linéaire.
En effet, la suite introduit de la complexité, de la souffrance, de la contradiction et du hasard. Le héros change, contrairement à la plupart des personnages des contes, et le point de vue du lecteur également. Walid, prince de Kinda, ne se mariera pas pour devenir roi à son tour : il deviendra «roi errant».
Ce conte, riche et néanmoins très facile à lire, est d’abord celui d’une chute : Walid ne supporte pas qu’un simple tisseur de tapis compose une poésie plus belle que la sienne lors de chaque concours annuel, et qu’ainsi il l’humilie et surtout l’empêche de concourir au grand rassemblement de poésie d’Ukaz, où se retrouvent les meilleurs poètes du monde. La vengeance de Walid sera cruelle et lente, comme le sera en retour son long cheminement vers le remord et l’expiation, le dépouillement de tout ce à quoi il tient, jusqu’à la vie même.
Que la poésie soit au cœur d’un livre d’aventure est une belle surprise et on apprend beaucoup sur l’art des poètes arabes de la période pré-islamique, et leurs qasida avec leurs trois parties, nasib, rahil, madih (le thème de la femme aimée et disparue, le voyage dans le désert, l’éloge du prince…). Que cette poésie soit le but de toute une vie, ce à quoi on aspire, plus que les richesses ou le pouvoir, ou l’amour même, est aussi un beau sujet. Que le cœur et donc ce qu’on a vécu et la manière dont on a vécu soit le feu qui nourrit les plus beaux poèmes ajoute encore à l’intérêt du propos.
La quête de Walid, parti à la recherche d’un tapis maudit, et trouvant au bout de son errance la vraie poésie et un sens à sa vie qui, dans le même mouvement, le fait disparaitre, évoque un peu celle du Rahat Loukoum à la pistache du quatrième roi, dans Les Rois mages, roman en forme de conte de Michel Tournier : cherchant une chose, on y ruine sa vie, et on trouve une chose plus précieuse encore. C’est un superbe livre d’aventure, plein de rebondissements, de belles scènes, de paysages exotiques, et de poésie.
Les éditions La joie de lire avaient déjà publié cette traduction en 2013; cette réédition est un beau livre au format poche, avec une très belle couverture, et une belle typographie.

ethel & ernest

ethel & ernest
Raymond Briggs
Grasset jeunesse, 2019

 

« Le tourbillon de la vie »

Par Anne-Marie Mercier

Éthel et Ernest sont d’abord un couple d’amoureux touchant. Elle est femme de chambre, lui livreur de lait ; ils se rencontrent avant la deuxième guerre mondiale (plus précisément, en 1928 – le livre donne régulièrement des dates précises) ; ils se marient, achètent une petite maison en brique avec un jardinet. Ils ont un enfant, Raymond, l’auteur de cette BD, qui livre ici à travers le portrait de ses parents une autobiographie indirecte.
Éthel et Ernest écoutent la BBC (on est en Angleterre), ils s’inquiètent de l’attitude de l’Allemagne, et illustrent la vie quotidienne des Anglais pendant la deuxième guerre mondiale : ils voient leur fils partir à la campagne pour éviter les bombardements, leur maison est touchée par une bombe ; Ernest construit des abris anti-aériens dans le jardin, il devient pompier pour aider les victimes, tous deux sont effarés par l’annonce de l’explosion de la bombe d’Hiroshima.

Ils se disputent un peu à propos de politique (lui est travailliste, elle aime bien Monsieur Churchill), et à propos des évolutions de la modernité (lui croit au progrès et s’enthousiasme pour les changements, elle a des doutes : une page très drôle montre leur dialogue sur la mode de la mini-jupe, une autre sur le premier homme sur la lune, ou sur le téléphone, la légalisation de l’homosexualité). Une machine à laver entre dans leur maisonnette, puis une télévision ; Raymond achète une voiture, Éthel obtient un emploi dans un bureau, son rêve ultime. Ils meurent la même année, en 1971, au moment où l’Angleterre adopte le système décimal.

Le regard porté sur le couple est celui, tendre et parfois agacé, de leur fils. Sa propre vie est esquissée pour montrer le caractère de ses parents, notamment de sa mère, fière de voir son fils faire des études, déçue qu’il ne soit pas officier quand il fait son service militaire – et la guerre de Corée. Elle s’inquiète , comme Ernest, lorsqu’il s’oriente vers des études d’art qui n’amènent pas selon eux à un vrai métier ; il sont rassurés quand il devient professeur (un métier « plus normal »). Elle a toute la dignité d’une femme du peuple qui refuse la vulgarité et le laisser-aller (elle reprend Raymond sur son langage, ne s’habitue pas aux cheveux longs de son fils, ni à sa camionnette) et se préoccupe du regard des voisins. Elle a toute la rigidité qui va avec cette posture, parfois insuportable. Mais malgré ce qu’on devine des tensions entre son fils et elle, le regard porté sur elle comme sur son mari reste tendre et amusé, parfois pathétique au moment de sa mort et de celle d’Ernest, qui la suit de près.

On retrouve l’art de l’auteur du merveilleux Bonhomme de neige, de Lili et l’ours, ou de Sacré Père Noël. Le récit fait alterner de petites vignettes carrées et d’autres plus grandes, ou des pleines pages, présentant tantôt une adhésion au monde, un élan, tantôt un retrait, une absence, ou un enfermement. Presque partout, les dialogues dominent (dans le cas contraire, cela fait sens) et les paroles débordent des cadres. Le dessin et les couleurs, globalement réalistes, s’affranchissent de cette esthétique dans certaines scènes, au profit de l’émotion.
ethel & ernest est à la fois une réflexion sur l’époque (1928-1971), sur la manière d’affronter les épreuves et de vivre les changements, mais surtout une belle et admirable histoire d’amour, aussi bien l’amour qui unit le couple que celui que l’auteur a pour ses parents. La réédition de ce texte, paru en langue anglaise en 1998, est une belle initiative des éditions Grasset qui republient par ailleurs de nombreux classiques. Un film d’animation en a été tiré, réalisé par Roger Mainwood et sorti en 2016.

Mon Pull panda

Mon Pull panda
Gilles Baum, Barroux
Kilowatt, 2017

Tricotage de générosités

Par Anne-Marie Mercier

Cet album, à partir d’une situation simple, propose une réflexion sur le partage, notamment avec les plus démunis, ceux que l’on nomme aujourd‘hui les migrants. La première partie montre une fillette, très attachée à un vêtement : ce pull à capuche est un talisman, un porte-bonheur, un refuge qui la fait ressembler (un peu) à un panda… Lorsque celui-ci est devenu trop petit pour elle, elle comprend et accepte ce que lui dit sa mère : il faut partager les « vêtements porte-bonheur ».
À partir de ce moment elle voit autour d’elle de nombreuses personnes qui portent un vêtement qui a été donné par quelqu’un d’autre, par affection, par entraide, des cadeaux. Le hasard fait qu’elle rencontre la petite fille qui a hérité de son pull. Elle vient d’arriver sans sa classe ; elle ne parle pas la langue, « elle ne comprend rien à ce qui lui arrive ». Le porte-bonheur va opérer, sans recours au surnaturel.
C’est une belle histoire, sans effets excessifs ni apitoiement superflu ; les choses sont énoncées simplement et l’on suit avec intérêt et émotion le parcours de la petite héroïne, dépouillée d’un vêtement qui lui servait d’armure pour mieux se révéler en championne victorieuse contre le malheur.
Les illustrations de Barroux jouent sur cette simplicité et sur la candeur de l’enfant, faisant alterner fantaisie joyeuse et noirceur et jonglant avec différentes techniques (papiers découpés, crayonnés, encres…), qui donnent un grand raffinement à cette simplicité.

 

La Disparition de Sam

La Disparition de Sam
Edward van de Vendel

Traduit du néerlandais par Maurice Lomré
L’école des loisirs, 2020 (2012)

Sam, animal singulier

Par Matthieu Freyheit

Parmi les couples enfant-animal, celui qui associe un enfant et un chien n’est certes pas le plus original. Mais enfin : on sait que l’originalité n’est pas tout (ne faisons pas comme s’il n’y avait pas de bonnes et de mauvaises originalités, écrivait Anatole France). Le couple formé par Kix (l’enfant) et Sam (le chien) s’ajoute donc à celui formé par Belle et Sébastien, Boule et Bill, etc., mais c’est ici le chien qui est mis en avant par le titre, comme il l’était déjà dans le premier volume : Le Choix de Sam, publié déjà à L’école des loisirs en 2016. La lecture du premier volume n’est cependant pas obligatoire (le plaisir la recommande), l’auteur reprenant habilement, et en quelques lignes, les événements majeurs de cette première aventure : Sam, un gros et bon chien blanc caractérisé par un « goût du mystère », a choisi le jeune Kix pour ami et pour famille.

Mais si Kix a souvent le sentiment de comprendre Sam, celui-ci conserve une part de mystère, laquelle se traduit par des disparitions momentanées. Un jour cependant, la disparition se prolonge : Kix ne se résout pas toutefois à l’idée d’avoir perdu son chien et fait tout pour le retrouver. Il est vrai, là encore, que l’histoire ne se singularise pas par son originalité. Elle ressemble, un peu, à ces récits que l’Internet aime à voir circuler de chiens qui disparaissent et retrouvent leurs maîtres, réalisant ce que nous aimons à présenter comme des prouesses. Et pour cause, l’auteur rappelle que son récit est tiré d’une histoire vraie arrivée à la famille de son propre frère (photo de Sam à l’appui !).

La vraie réussite tient cependant dans la capacité à faire du chien Sam un vrai personnage, doté d’une épaisseur assez singulière, et renforcée notamment par la mise en perspective d’une intériorité qui n’est jamais présentée comme effective mais toujours interrogée par des humains désireux de percer le mystère de l’« animal singulier », selon le titre d’un très bel essai de Dominique Lestel. Ainsi le départ de Sam rappelle-t-il, comme le formule Lestel, que « toute ‟initiative” de l’animal s’apparente à une ‟rupture” dans la relation avec l’humain » (p. 29). Une rupture que Kix n’accepte pas et qui, dans ce qu’elle soulève alors d’émotions (la crainte pour l’autre, l’affection physique, l’amour du lien qui se noue), n’est pas sans évoquer cette « domestication mutuelle » théorisée, là encore, par Lestel (p. 53). C’est donc l’expérience de la domestication de soi par l’affection à l’autre que fait Kix, comme celle d’une préparation à l’issue nécessaire de la relation tissée entre deux espèces aux temporalités différentes : en effet, Sam vieillit, comme en atteste son comportement. Ainsi Kix comprend-il que cette domestication mutuelle l’oblige, d’une façon presque éthique, et lui offre l’occasion d’une responsabilité qui non seulement est désormais de son âge mais qui, de surcroît, le grandit : le soin d’offrir à l’autre, par sa jeunesse vigoureuse, une vieillesse heureuse.

Un récit simple et beau, auquel s’ajoutent les illustrations de Philip Hopman qui réalise, pour l’occasion, une couverture vraiment très réussie.

Mon nom est Zéro

Mon nom est Zéro
Luigi Ballerini

Traduit de l’italien par Stella Di Folco
Amaterra, 2020

 

Le degré zéro de l’écriture ?

Par Matthieu Freyheit

L’éveil aux sensations et aux émotions fait partie des défis que se donne l’écriture de l’enfance et de la jeunesse. Romain Rolland en donnait un exemple dans son roman-fleuve Jean-Christophe ; plus récemment, dans le champ de la littérature de jeunesse, on se souvient bien sûr du Jonas de Lois Lowry qui, dans The Giver, découvre soudain les couleurs, la neige, le plaisir et la joie, l’amour et la transgression.
Il est devenu courant, par ailleurs, de trouver dans les technologies et biotechnologies l’occasion de rompre avec ces sensations et émotions, dans une opposition classique entre la technique et le « vivant ». Une opposition grossièrement reprise dans Mon nom est Zéro : le héros, un adolescent appelé Zéro (diminutif de Deuxpointzéro) grandit dans un appartement de haute technologie sans avoir jamais été mis en contact avec le « réel ». Toutes ses expériences, physiques et psychiques, sont vécues par le biais d’interfaces et de dispositifs (notamment des écrans tactiles). Un dysfonctionnement le conduit pourtant à quitter cet appartement et à vivre le choc d’une confrontation soudaine avec le monde du « dehors ».
Sur fond de tonalité dystopique opposant les promesses du virtuel au vécu du réel, le roman cherche alors à restituer ce choc, notamment celui de deux langages incapables de se comprendre : celui du jeune adolescent, tout entier constitué par son habitus numérique, et celui de deux médecins qui le recueillent et cherchent à le protéger (« […] c’est comme si nous parlions deux langues différentes »). Car c’est bien d’une cavale qu’il s’agit, Zéro n’étant rien d’autre que le fruit d’une expérience militaire destinée à produire les soldats du futur : ceux de la guerre des drones, de la « nécroéthique » et du « bien-tuer » que théorise Grégoire Chamayou (Théorie du drone, 2013), et bien sûr de la mise à distance des émotions.
Le projet pouvait être intéressant, n’était que le roman multiplie les poncifs (« Tu as eu raison, garçon. Des fois, ça soulage de pleurer »), les situations hautement caricaturales (l’adolescent ouvre pour la première fois un livre – un atlas de dermatologie – et, effrayé, cherche à l’éteindre : « Je voudrais bien, mais je ne trouve pas le bouton ! Les côtés sont épais et lisses, obliques, sans boutons, et il n’y a pas de clavier sur l’écran. Il ne me reste plus qu’à fermer très fort les yeux. Je n’ai pas l’intention de regarder ces choses horribles, ça me fait trop peur. Espérons que la batterie se décharge vite, comme ça le livre s’éteindra et je n’aurai plus de problème »), les simplifications (« Et pourtant je ne peux pas continuer à douter de chaque chose, j’ai besoin de me reposer sur des certitudes, sinon je m’écroule ») et les formules toutes faites (« […] les émotions font mal, elles sont plus épuisantes que cent kilomètres de course, elles rendent les idées floues et font aussi perdre des batailles »). Le tout mâtiné d’un care indigeste : « […] tout en moi se refuse à définir ce garçon comme un problème. »
Ecrit exclusivement au premier degré, le roman renonce à toute suggestion comme à toute complexité pour faire leçon, sans nuance : « J’ai tout appris avec les documentaires sauf ce qui compte le plus, que la réalité est puissante. Elle est infiniment plus forte que les images qui s’agitent sur les écrans. » L’ambition était pourtant présente, mais le défi n’est pas relevé et l’on se demande souvent si l’on n’a pas entre les mains un texte tiré d’une plateforme d’écriture en ligne de type WattPad. Le résultat, en tout cas, ne rend pas hommage au travail de l’éditeur, auquel on doit le plus souvent des livres fort réussis, albums et romans confondus.

La Passe-miroir, vol. 4 : La Tempête des échos

La Passe-miroir, vol. 4 : La Tempête des échos
Christelle Dabos
Gallimard jeunesse (grands formats), 2019

Vertiges baroques

Le quatrième et dernier volume de la superbe saga des aventures d’Ophélie, la jeune la passe-miroir, et de son sinistre fiancé puis époux, Thorn, est le plus long (565 pages, donc pas de beaucoup), le plus complexe, le plus sombre aussi.
On y retrouve la richesse d’invention des précédents, le foisonnement et l’ambiguïté des personnages et des sentiments. L’étrangeté de l’espace, liée à la nature des «arches», fragments d’un univers éclaté, est multipliée ici par la superposition de mondes et de réalités différentes et par le caractère mouvant des lieux, parfois même par leur effondrement. Les acteurs principaux y sont des ombres ou des échos, quand ils ne sont pas des répliques d’êtres disparus depuis longtemps ou des masques qui ont fait oublier à ceux qui les portent jusqu’à leur nom. Enfin, les différentes « familles » avec leurs différents pouvoirs sont ici rassemblées, ce qui n’est pas sans ajouter à la profusion des informations et à la nécessité de bien se souvenir des volumes précédents.
Au milieu de ce trouble généralisé, Ophélie et Thorn font figure de points fixes et restent fermes dans leur détermination : leur but est de démasquer « Dieu », qui n’a de dieu que le nom (à la suite d’une déformation linguistique intéressante), une créature éternelle qui semble devenu folle, pour l’arrêter dans son entreprise de destruction des mondes qu’elle a créés, et rendre leur mémoire aux autres dieux, esprits tutélaires et protecteurs des arches, qui sont devenus des enfants sans mémoire. Ophélie et Thorn restent fermes également dans leurs sentiments, malgré la rugosité de Thorn et la maladresse d’Ophélie, et surtout malgré la difficulté qu’ils ont à se retrouver, difficulté toujours renouvelée qui donne à ce roman une allure de roman baroque.
Mais Ophélie change ; elle murit ; elle souffre à de multiples reprises, physiquement et moralement, elle perd ses pouvoirs et perd jusqu’au langage et même l’usage de ses mains, elle subit enfin des pertes cruelles : sauver le monde a un prix et Christelle Dabos n’épargne pas ses héros, ni ses lecteurs sensibles (mais on suppose qu’ils auront grandi d’un volume à l’autre, comme les lecteurs de Harry Potter).
Il y aurait une étude à enrichir sur les réactions de lecteurs à la fin de la publication d’une série. Ceux de Christelle Dabos ont exprimé parfois leur mécontentement, sans doute pour certains  à cause de l’absence de fin heureuse et définitive. L’auteure répond sur le site consacré à son œuvre :
 » Il n’était ni possible, ni même souhaitable, d’essayer de satisfaire tout le monde. Cela aurait été renier l’histoire qui m’habite depuis douze ans. Je comprends parfaitement qu’on puisse ne pas aimer la fin d’une histoire telle qu’elle est proposée par un auteur, mais j’ai été vraiment étonnée par l’état dans lequel ça a mis nombreux d’entre vous. A aucun moment, quand j’ai écrit ce tome, je n’ai imaginé qu’il puisse être vécu d’une façon aussi éloignée de mon propre ressenti.  »
Oui, le créateur d’un monde et d’un livre a des droits sur celui-ci, comme l’illustre l’histoire d’Eulalie Dilleux, même si ses lecteurs comme les esprits de famille sans mémoire en souffrent…
On a du mal à se persuader que l’aventure est finie ;  les dernières lignes semblent d’ailleurs appeler une suite, ce qui n’est pas surprenant : l’univers créé par La Passe-miroir est si riche qu’il est susceptible d’ouvrir encore bien des portes – À suivre ?

PS:
– la couverture est aussi belle que les précédentes.
– le premier tome de La Passe-miroir vient de sortir dans la collection Écoutez lire de Gallimard Jeunesse.
– Sur le site du Petit monde de La Passe-miroir, on trouve à la rubrique FAQ des conseils sur l’écriture ou des témoignages sur son propre processus de création.
– Il y a aussi un fan-dom
– Le fan-art lié au livre montre aussi l’enthousiasme des lecteurs.

La Recette des parents

La Recette des parents
Martin Page, Quentin Faucompré
Rouergue, 2016

Jouer ou travailler?

Par Anne-Marie Mercier

« Il y a très longtemps,
le monde était peuplé uniquement d’enfants.
ils passaient leurs journées à ramasser des fruits et à prendre soin des animaux, ils construisaient des maisons et ils cousaient des vêtements. »

Comme tous les récits étiologiques, ce conte propose un récit d’origine, mais il prend les choses à l’envers (on retrouve la question de l’œuf et de la poule), et présente la création des parents après celle des enfants.
Comme toutes les fables absurdes, il vise à dire des choses sérieuses et drôles à la fois. Le premier couple de parents est créé par une petite fille qui « était fatiguée de travailler tout le temps [et] voulait se reposer, s’amuser, courir et se baigner » : les parents sont obéissants et travailleurs, ils donnent entière satisfaction à leurs créateurs qui peuvent enfin jouer tranquillement. Mais les enfants se rendent compte que quelque chose ne va pas : les papas et les mamans qu’ils ont créés n’ont pas l’air heureux, ne rient jamais, et, pire, chassent les animaux. Que faire ?
Les illustrations de Quentin Faucompré, avec leurs couleurs flashy et leurs allures de coloriage déjanté sont au diapason pour faire rire et réfléchir sur la difficile question de la répartition des tâches… Et puis, si vous voulez créer à votre tour un parent, vous avez plusieurs recettes à suivre (au fait, comment fait-on les enfants? c’est la question que ce récit permet de ne pas poser).

 

 

L’Arrivée des capybaras

L’Arrivée des capybaras
Alfredo Soderguit

Traduit (espagnol, Uruguay) par Michèle Moreau
Didier Jeunesse, 2020

« La volaille qui fait l’opinion »

Par Matthieu Freyheit

La littérature de jeunesse a beaucoup glosé sur ses fonctions et sur les valeurs qu’il fallait accorder à l’une d’entre elles, l’édification. Avec le déclin de la valeur-autorité, l’édification a fait l’objet d’une suspicion qui ne s’est pas encore tarie, loin s’en faut. Reste que nous sommes à géométrie variable : oui à l’édification, donc, lorsque celle-ci accompagne des sujets suffisamment consensuels pour ne pas être remis en question. Idéologie ?

L’affaire est ici délicate, car L’Arrivée des capybaras rappelle un contexte tendu par le retour de la problématique des frontières. Une famille de gros rongeurs inconnus de tous fait rupture dans le panorama quotidien d’un poulailler. La fable reprend les thèmes éculés du rejet de l’inconnu, de la résistance devant l’acceptation de l’altérité et du refus de partager son espace autant que ses profits. Partager ? Non. Discuter ? Non. Se mélanger ? Non. Jusqu’au jour où, bien sûr, ces autres peu rancuniers qu’incarnent les capybaras n’hésitent pas à secourir l’un de ceux qui les avaient pourtant rejetés. L’ensemble est tendre et graphiquement fort bien mené, l’auteur réalisant à partir d’une gamme chromatique restreinte une vraie spatialisation de la problématique (les vis-à-vis, en particulier, y sont très beaux).

Réussi, donc, mais peu original dans le propos. La nuance y manque et la situation initiale schématise la vie des habitants du poulailler, dont l’attitude s’en trouve d’autant moins acceptable : « La vie n’était pas compliquée. Chacun faisait ce qu’il avait à faire. Il y avait à manger pour tout le monde. Et jamais rien à signaler. » On pourrait reprocher à l’album cette présentation caricaturale des sociétés d’abondance, souvent désignées comme incompétentes à l’accueil. Toutefois, les réponses que s’offrent le texte l’image permettent d’échapper en partie à la simplification. Ainsi le « jamais rien à signaler » est-il démenti par l’image d’une poule emportée par le fermier, juste avant l’arrivée des fameux capybaras : une façon de dire que l’événement n’est pas toujours où l’on croit, et que ce qui est rendu invisible par l’habitude trouve un dérivatif bien utile dans l’arrivée de l’inhabituel, aisément présenté comme faisant événement.

Un album esthétiquement très réussi, qui peut interroger par ailleurs sur ce que la littérature de jeunesse aime à penser et sur ce que nous aimons lui voir penser.

Perdu dans la ville

Perdu dans la ville
Sydney Smith

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Rosalind Elland-Goldsmith
Kaléidoscope, 2020

Le chemin du retour ?

Par Matthieu Freyheit

Il n’est pas nouveau que la figure de l’enfant ou de l’adolescent puisse faire office de révélateur des troubles urbains, de ses dédales et de ses solitudes. Oliver Twist s’en faisait le héraut chez Charles Dickens, Holden Caulfield chez Salinger. Perdu dans la ville n’est cependant pas une énième histoire d’enfant aux prises avec les villes tentaculaires. Le choix de ne pas dessiner le visage du garçon (sauf, en de rares cas, des yeux inexpressifs), la dominante des gris, des noirs et du blanc, le choix climatique de l’hiver, de la neige et du vent, l’anonymat généralisé que souligne l’absence d’interactions laissent certes supposer une situation dominée par la perte, et les déambulations du personnage pourraient dans un premier temps confirmer cette intuition. Mais, d’autre part, l’adresse directe qui semble presque initier un dialogue et la formule qui se veut rassurante « Je te connais » laissent entendre une intimité plus grande. L’on découvre alors que les déambulations de l’enfant n’en sont pas, et que cette voix qui offre ses conseils est la sienne, qui donne sa personnalité et son expérience aux recoins de la ville et espère fabriquer un chemin sûr à celui qui, dans cette histoire, a vraiment disparu (quoique ?) : le chat !

Pas d’enquête, ici, mais la tendresse de vouloir offrir à l’autre ses lieux pour en faire bon usage. Les conseils formulés prennent alors un sens nouveau dès lors que le lecteur est avisé de l’identité du disparu : « Cette bouche d’aération souffle une vapeur chaude qui sent bon l’été. Tu pourrais te pelotonner dessous et faire une sieste. » Le retard avec lequel l’image donne sens au texte, le jeu des différés, le parcours du garçon que l’on suit au pompon de son bonnet, marqueur rond et rouge dans la grise géométrie de la ville, le silence que propose cette voix que l’on ne sait pas tout de suite à qui associer, le contraste entre les espaces pleins et les espaces vides : autant d’éléments qui forment une discrète poésie de l’espoir du retour, sans excès ni pathos. Un très bel album.