La nuit quand je dors

La Nuit quand je dors
Ronald Curchod
Editions du Rouergue, 2014

Rêve à interpréter ?

Par Michel Driol

lanuitUn album sans texte – mis à part quelques rares et minimalistes « hou hou » ou « tic tac » perdus dans les images, en apparence sans lien entre elles, si l’on exclut la présence récurrente d’un petit personnage, et la similitude de la première et de la dernière  image (une chambre où dort le personnage), en pleine nuit traitée en sépia au début, en couleurs à la fin, marquant le retour au jour.

C’est le dormeur dont on va suivre, tout au long de l’album, le rêve…  à moins qu’il ne s’agisse d’un cauchemar auquel il essaierait d’échapper, car, le plus souvent, on le voit courir d’une page à l’autre, d’une image à l’autre, à la rencontre des animaux ou des monstres échappés des contes ou de son inconscient : des animaux comme un renard de feu, un monstre poilu mangeur de poils, un oiseau à pattes et une sirène (femme oiseau), un ours blanc, des chats…

Le monde dépeint est inquiétant : il a perdu ses mesures, les radis ont la taille de la maison, qui semble réduite à une fournaise. Il a perdu son orientation (une maison est toit en bas), les hybrides s’y multiplient (vêtement en peau d’ours / pardessus à pieds…), parapluies accrochés à côté d’une chauvesouris à tête humaine.  Il a perdu ses repères géographiques : l’ours blanc porte des fleurs tropicales sur le front, et le pingouin côtoie les Africaines au milieu de plantes exotiques. D’une page à l’autre, les métamorphoses se multiplient : le volcan devient usine. Comme dans le rêve, on se déplace : on gravit une montagne, on en redescend accroché à un parapluie pour se retrouver près d’un gratte-ciel. Nature et culture, tout se mêle : les champignons ont d’étranges couleurs radioactives.  Petit à petit, un univers urbain prend la place de la nature.

A partir du milieu de l’album, c’est l’œil qui devient la figure inquiétante par excellence : l’œil du personnage, de plus en plus ouvert, démesuré, l’œil des personnages (la femme aux chats), l’œil du chat, l’œil de la grenouille, l’œil de la pieuvre, autant de regards fixés sur la proie qui fuit…

Graphiquement, l’album est magnifique, porté par un imaginaire que ne renieraient pas les surréalistes ou Magritte. On suivra y avec attention la logique – ou les logiques – qui font se succéder une page à une autre et qui créent – comme dans le rêve – des séquences qui ont leur cohérence propre. Et peut-être se prendra-t-on à jouer au psychanalyste ? Ou plus modestement à se laisser porter, en toute sécurité, par ce flot menaçant et continu d’images, d’hallucinations, mais bien enfermées dans les pages d’un album… De quoi rassurer finalement les jeunes lecteurs : ils ne sont pas les seuls à faire des cauchemars.

Tout va bien

Tout va bien
Eva Kavian
Mijade (Zone J), 2014

Le dit et le tu

Par Anne-Marie Mercier

Tout va bienSuite (ou fausse suite) de Premier chagrin et de La Conséquence de mes actes, Tout va bien présente le couple Gauthier et Sophie enfin formé, après les hésitations du volume précédent (l’auteure nous a épargné la « déclaration », bravo). J’avais trouvé le deuxième bien inférieur au premier, original et bouleversant. Le troisième est intéressant, mais là encore à condition de ne pas y chercher une suite. L’auteure aurait –elle décidé de reprendre les personnages d’un livre qui a eu un certain succès ? Si c’est le cas, cela prouve que pour être réussie la « série », loin d’être l’application de recettes faciles, a des exigences.

Dans ce roman, qu’on ne verra donc pas comme une vraie suite, nous partageons l’été de deux ados un peu amoureux mais séparés. Le garçon est à Rome en séjour linguistique avec d’autres ados, garçons et filles, de différentes nationalités et l’on retrouve ses émois sexuels du volume précédent (si, si, sur ce point il y a une continuité). Pendant ce temps la fille, restée en France accueille dans sa famille un hôte payant américain, jeune beau et riche. Mais rassurez vous il ne se passera rien et elle n’aura que l’ombre d’une « mauvaise » pensée (forcément c’est une fille).

Ils s’écrivent, c’est le point le plus intéressant : que dit-on de ce qu’on vit ? que signifie ce « tout va bien » ? Que cache-t-il de non dits, de pudeur, de mensonge ? La profondeur de ce roman n’est pas dans la description des visites touristiques des uns et des autres, ou dans la question de l’interculturalité, même si ces domaines sont fort bien explorés, avec ce qu’il faut de clichés et de découvertes, mais bien dans cet fossé entre le dit et le tu.

Mes rêves au grand galop

Mes rêves au grand galop
Didier Jean et Zad, Didier Garguilo (ill.)
Rageot, 2013

Voilà un livre qui « fait le job »

par Christine Moulin

reves galop« Classique »: ce terme, parfois péjoratif, devrait reprendre du galon pour qualifier le roman de Didier Jean et Zad. Classique la couverture, qui rappelle les magazines pour ados des années 70 (style 15 ans -1-). Classique le titre qui ne ment pas sur la marchandise: il va être question de cheval et cela va être émouvant. Classique l’intrigue : une jeune fille, Inès, victime d’un accident qui l’a paralysée, reprend goût à la vie et cesse de rudoyer son entourage, grâce à l’amoureuse amitié d’un jeune homme, Sébastien, qu’elle déteste, évidemment, dès leur première rencontre. Les dialogues, authentiques, rendent bien compte des relations parfois épineuses entre les personnages. Un peu moins classique, la narration alternée permet de varier les points de vue et de pénétrer dans la psychologie des deux ados. L’ensemble se lit vite, se lit bien, évite les écueils moralisateurs de certains livres sur le handicap et respire l’optimisme. Le fait que les adultes y soient bien traités, positifs et solides, joue pour beaucoup dans cette impression que le livre, sous des apparences ordinaires, est nimbé d’une douce lumière.

-1- pour mémoire, un exemple :

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La femme à barbapapa

La femme à barbapapa
Renaud Perrin
Rouergue, 2014

En piste, messieurs, mesdames!

par Christine Moulin

barbapapa1-480x640Cet album ne fait pas dans le « joli »: les illustrations, fondées sur les trois couleurs primaires, sont un peu « rugueuses » (le trait est celui de la linogravure, parfois les couleurs « dépassent », comme diraient les mômes). Mais il suffit d’entrer dans l’ouvrage pour se laisser prendre par son entrée en matière pyrotechnique. Dès le départ, nous sommes prévenus: ce que nous tenons entre les mains, c’est, ni plus ni moins, le livre de la destinée de Rosa, vendeuse de barbapapa, livre dont une voyante tourne les pages, sans rien révéler, bien sûr. Cette mise en abyme initiale se complique d’un jeu de miroirs aussi redoutable que les labyrinthes des fêtes foraines, dont l’atmosphère à la fois joyeuse et légèrement inquiétante imprègne toute l’histoire: multiples sens du mot « clef », double sens du mot « numéro », refrain du perroquet Okay (!), qui se reflète dans la boule de cristal de la voyante et répète deux fois le mots « doouble, dooouble », C’est ce volatile qui accompagnera notre lecture de ses interventions agaçantes et signifiantes.
Rosa rencontre donc Barbe Bleue, le mécano, et s’installe avec lui. En accéléré, le couple vit ce que vivent bien des couples: l’émerveillement, la lassitude, la rupture, les regrets. Mais heureusement, une petite fille veille et guide Barbe Bleue, qui retrouve Rosa, si bien que tout se termine sur le grand huit (à quatre…).
Nous avons donc affaire à une sorte de conte moderne et vieillot à la fois (la voiture de Rosa est une Ami 6, c’est dire!), joyeux et amer parfois, mais toujours riche en jeux de mots (à commencer par celui du titre) et de clins d’oeil (les hommes sandwichs s’appellent Moutarde et Mayo!…; les numéros des pages, à la manière des codes-barres de Ponti, font partie intégrante de l’illustration et de l’histoire: ils sont à l’envers quand les deux héros tombent amoureux, par exemple; quand Rosa disparaît, telle Alice, dans une porte dérobée, ils signalent la page où le couple sera de nouveau réuni, etc.). Sans doute cet album plaira-t-il aux adultes mais peut-être peut-il amuser les enfants. Comme le cirque, comme les fêtes foraines.

Le Club de la pluie au pensionnat des mystères

Le Club de la pluie au pensionnat des mystères
Malika Ferdjoukh
L’école des loisirs (neuf), 2014

… et même Dagobert !

Par Anne-Marie Mercier

« DanLe Club de la pluie au pensionnat des mystèress les histoires du Club des Cinq, au moins, il y avait Dagobert… » concluait Christine Moulin à propos d’un roman policier de la collection Souris noire. Au départ ils ne sont que trois : il y a Rose Dupin (petite fille d’Aurore ?), qui vient d’arriver au pensionnat, Nadget Mellaoui qui y est depuis le CE1, et Ambroise, le fils des gardiens qui connaît tous les recoins et passages secrets. Et puis il y a le chien Clipper, presque un Club des quatre (à la fin s’ajoute Milo et son singe, ils sont six). En plus, c’est à Saint Malo, pas très loin de la Bretagne des précédents. Nadget est très « fille », Rose moins ; Ambroise, on ne sait pas. Il y a toutes sortes de « mystères », enlèvement, cambriolages, ombres furtives… On est proche des romans de la série « Enquête au collège » d’ Arrou-Vignod : même pas peur et on n’y croit pas un instant. On retrouve même l’idée de l’alternance des points de vue, chacune des filles livrant sa vision des faits avec son style et ses obsessions. Les amateurs du genre s’amuseront de trouver ici et là les noms de Moriarty, Hamette, Rouletabille…

Les deux épisodes ont été publiés dans la revue Moi je lis en 2010, et ça se voit : pas beaucoup d’ambition, beaucoup de déjà vu, mais un joli travail. Il y a même Dagobert…

Livres

Livres
Murray McCain, John Alcorn (ill.)
Autrement Jeunesse, 2013

It’s a book !

par Christine Moulin

 9782746733480FSNombreux les livres qui vantent le livre, à l’heure où l’on craint ou feint de craindre les progrès de la lecture numérique. Leur ancêtre à tous semble bien être l’ouvrage Livres, publié par les éditions Autrement, dans cette judicieuse collection qui veut faire « découvrir […] des classiques injustement oubliés ou jamais publiés en France, qui se distinguent par leur force littéraire et leurs qualités graphiques ». En effet, il date de 1962 et annonce les jeux postmodernes dont nous sommes friands, ceux, par exemple, de Lane Smith, d’Emily Gravett ou d’Hervé Tullet. Même s’il figure dans la collection « Vintage », il n’est en rien démodé (que peut être la « mode », d’ailleurs, dans le domaine qui nous occupe?). Le graphisme, faussement vieillot, arbore des couleurs qui se rehaussent mutuellement pour aboutir à une atmosphère gaie et dynamique, à base de rouge, de rose et d’ocre. Mais surtout, cet ouvrage ravira les amoureux des listes: elles sont nombreuses et farfelues à souhait. C’est ainsi que l’on a, forcément, envie de compléter celle des sujets de livre (où se côtoient Picsou, le vent dans les saules et « ce bon vieux roi Arthur »), celle des mots épineux (où l’on trouve Grigrimenufretin mais aussi travailler…), celles des mots heureux, des mots rigolos, des mots pour réfléchir (où figurent, le linguiste étant prié de ne pas chipoter à propos de la notion de mot, tu ne devrais pas, tout un chacun mais aussi en douceur). Parfois, l’humour absurde est juste délicieux (voir la page… sur les pages). La joyeuse mise en abyme finale est à l’unisson et fait de cet album un livre réjouissant.

Pauline ou la vraie vie

Pauline ou la vraie vie
Guus Kuijer
Illustré par Adrien Albert
Traduit (néerlandais) par Maurice Lomré
L’école des loisirs (neuf), 2013

La vie, l’amour, la mort, la poésie

Par Anne-Marie Mercier

lelivrequidittoutJ’avais été émerveillée par Le Livre qui dit tout de Guus Kuijer (L’école des loisirs, neuf, 2007), un roman attachant, bouleversant, et qui parlait effectivement… de tout, sans artifice : la violence familiale, le statut de la femme, la religion, le nazisme et la résistance (ou pas), le handicap, le grand âge, l’enfance, le besoin de magie, la littérature, la peur, le bonheur… Avec Pauline, c’est presque la même richesse, mais sur un plus grand nombre de pages. Un enfant, lucide sur les comportements des adultes et bienveillant, mais seulement jusqu’à un certain point, propose un regard sur la société qui l’entoure.

Ici c’paulineest une fille qui raconte sa vie, de 11 à 13 ans. Ce gros livre (628 pages, aérées et illustrées) reprend une série déjà publiée en volumes séparés entre 2003 et 2010 (Unis pour la vie, La Vie ça vaut le coup, Le Bonheur surgit sans prévenir, Porté par le vent vers l’océan) et un dernier volume inédit intitulé « Je suis Pauline ! ». Pauline vit seule avec sa mère, son père est un drogué à la dérive, ses grands parents sont des fermiers très pieux, son amoureux s’appelle Mouloud, sa meilleure amie n’est pas toujours à la hauteur. Autant dore que la vie est parfois dure : sa mère et le nouvel amoureux de celle-ci, qui n’est autre que l’instituteur de Pauline – la honte ! – se disputent sans cesse ; Pauline a rompu avec Mouloud à cause sa « culture » et des projets de ses parents pour lui ; Elle tente d’aider son père qu’elle adore et admire : pour elle il est un poète qui se cherche. Elle ne croit en rien et accompagne pourtant les prières de ses grands parents, à sa manière, toujours profonde et cocasse. Les illustrations, silhouettes croquées à l’encre de Chine, ont la même simplicité et le même humour.

Les personnages qui entourent Pauline sont sympathiques malgré leurs défauts : une mère irascible mais passionnée, un instituteur vieux jeu mais compréhensif, des grands parents avec un grand sens de l’humour, un père à la dérive mais capable de beaucoup de tendresse et de compréhension, un amoureux partagé entre sa culture et son attachement (ce qui fait dire à Pauline que la « culture » fait qu’on se vexe pour un rien » et « quand je sera grande, je n’aurai pas de culture » (p. 579)). Tous ont beaucoup d’amour à donner, sans toujours savoir comment.

Mais tout n’est pas rose, loin de là, la violence du monde, la pauvreté, la mort, la solitude, les dangers qui guettent les enfants, les intolérances multiples, le regard des autres… tout cela pèse ; mais Pauline parvient à allier la gravité avec la légèreté.

A l’école, à la question « qu’est ce que tu veux faire plus tard ? », elle répond : « poète » , et c’est bien en poète qu’elle résout tous les problèmes et les conflits, d’abord pour elle à travers de petits textes en quelques lignes qui disent ses émotions et ses révoltes, mais aussi pour les autres, avec sa façon de prendre de la distance et de révéler leurs contradictions, ou de saisir leur richesse, comme elle le fait avec Consuelo, la réfugiée mexicaine. Comment la poésie peut-elle opérer tout cela ? Elle l’explique à ses grands parents à qui elle a proposé en guise de prière un poème… magique : « Un poème magique a un pouvoir magique […] Si on le dit à voix haute, on a l’impression de flotter dans sa propre tête. Par exemple, si on prononce mes mots « montagnes bleues » ou « antilope », on a l’impression de flotter au-dessus de l’Afrique. Et quand on flotte si haut dans le ciel, on peut mieux observer le monde » (p. 201). A travers ce roman aussi bien social que poétique, Guus Kuijer nous propose belle observation du monde contemporain, avec ses contradictions et ses divisions, mais sans s’embourber dans le malheur, et tout cela grâce au regard d’un enfant : bravo, Pauline !

La route des vacances

La route des vacances
Eric Battut
Autrement, 2014

Chien (et chat) perdus sans collier

par Christine Moulin

9782746736139FSLa couverture et les premières pages sont trompeuses: les couleurs vives et le trait naïf nous transportent dans un dessin d’enfant dédié à la représentation du départ en vacances. Rien ne manque, ni la voiture d’un autre âge, ni les hirondelles en virgules dans le ciel, ni Chien et Chat, les héros de l’histoire. Pourtant, très vite, les choses dérapent: Chien et Chat ont mal au cœur, se disputent, trouvent le temps long (toute ressemblance avec des petits d’humains…). Dans l’illustration, toujours idyllique, se glissent toutefois, tel un mauvais présage, un renard et un lapin, l’un poursuivant l’autre. Arrêt pipi. Arrive alors l’impensable, ce que redoutent, sans toujours le formuler, bien des enfants: les parents, pardon, le patron et la patronne s’en vont, sans se retourner, et abandonnent Chat et Chien.

Ceux-ci, après un moment de flottement, s’organisent et découvrent que solidaires, ils peuvent profiter de leur liberté et découvrir le monde. Mais Battut n’étant pas adepte de l’eau tiède, il introduit la vengeance dans son histoire, dont le ton se fait grinçant. Si bien que le « happy end » semble plus ironique que rassurant: Chat et Chien abordent sur une île. Certes, leurs semblables y semblent heureux et ils les accueillent avec un large sourire. Mais la violence et l’abandon n’ont pas été réparés, juste écartés, oubliés. Cette île, d’ailleurs, « ne figure sur aucune carte ». Et si au fond, ce dénouement, faisant du titre une antiphrase, était bien plus terrible qu’il n’y paraît?

Comme souvent, Battut, sous un dehors lisse, insignifiant, amène ses lecteurs à douter de la fausse quiétude dans laquelle nous pourrions nous enfermer et lézarde le quotidien, sans imposer toutefois une interprétation que nous ne serions pas prêts à assumer. On peut, en effet, de manière bien plus optimiste, voir dans cet album une dénonciation des maîtres cruels qui laissent sans scrupules leurs animaux derrière eux pour les vacances et se réjouir qu’ils soient punis et que tout se termine bien (bien?).

Un exemple (parmi tant d’autres) d’une lecture positive de l’album.

Le Pilote et le Petit Prince. La vie d’Antoine de Saint-Exupéry

Le Pilote et le Petit Prince. La vie d’Antoine de Saint-Exupéry
Peter Sís
Grasset Jeunesse, 2014

Cartographie d’une vie : temps et espace

Par Anne-Marie Mercier

Les albums de Ppilote_petit_prince_couv-7f10aeter Sís s’apparentent parfois à des cartes, des plans représentant des espaces dans lesquels le lecteur erre, se perd, ouvre des portes ; ses histoires sont souvent des labyrinthes. Ici, le lecteur prend de la hauteur : les paysages sont ouverts, comme le désert de sable du Petit Prince ou comme le ciel bleu dans lequel le pilote disparaît. Le lecteur prend son envol avec le pilote et voit le monde d’en haut.

Le temps lui-même se déplie : la vie de Saint-Exupéry est représentée en séries de petites vignettes rondes réparties sur la double page : anecdotes personnelles, ou événements inscrits dans l’histoire. Peter Sís illustre – à tous les sens du terme – ainsi de quoi est fait un récit biographgaliléesisique et invente un autre dispositif que celui , tout aussi superbe, qu’il avait inventé pour sa vie de Galilée (Le Messager des étoiles, Grasset, 1996) : une collection de moments (dont certains sont des « biographèmes » au sens où l’entendait Barthes) que l’on tente d’unir avec une toile de fond qui donne une impression de cohérence et de continuité.

Ici, la toile, le fond, c’est la couleur (merveilleux bleus, jaunes, ocres ; pages imitant les teintes des atlas ; superbe évocation sanglante du début de la guerre…) il faudrait citer toutes les pages : cet album est une merveille de bout en bout. La toile de fond est aussi l’Histoire, tant personnelle que collective : cartes et événement tissent une trame dans laquelle s’inscrit le pilote : histoire de l’aviation tout d’abord, parcours d’un homme qui aborde toutes les faces d’un métier qui est aussi une passion. Parcours du monde et des progrès des communications, de l’aéropostale. Parcours de pays en guerre et d’un espace qui se rétrécit et devient un piège tout en devenant plus accessible.

La vie personnelle de Saint-Exupéry apparaît discrètement et l’écriture du Petit Prince est inscrite dans un temps de désarroi. Que de deuils dans cette vie, que de dangers aussi : le nombre d’accidents est impressionnant, et parmi eux celui qui le fait errer avec son mécanicien dans le désert pendant plusieurs jours. L’image du Petit Prince est forte, bien qu’il ne soit évoqué qu’au moment de sa création et de sa publication, aux Etats Unis en 1943 : silhouette laissant flotter une écharpe ou une cravate, enfant aux grands yeux et aux mèches folles, il est semé un peu partout ; il a les traits de l’auteur enfant et réapparaît dans sa figure d’adulte, il est derrière lui dans l’avion sur la couverture comme dans les mots du titre, il est comme une arrière pensée permanente, celle que le lecteur a en lisant cette vie d’homme habitée par l’esprit d’enfance.

Signalons la rLes_trois_cles_d_or_de_Pragueeparution chez Grasset (merci Grasset!) du merveilleux album, devenu un classique, Les trois clefs d’or de Prague(1994-Grasset 1995), mention spéciale du Salon de Montreuil.

Notice à venir : Le Petit Principe (Eva Almassy, 2014)…

La cité, tomes 2 à 5

La cité, tomes 2 à 5
Karim Ressouni-Demigneux

Rue du Monde, 2014

Ce n’était pas un livre, Jonathan. C’était un monde.

Par Christine Moulin

tome 5 cité[Rappel : chronique du tome 1].

Voilà, c’est fini. J’aimerais, bien sûr, à l’instar des joueurs de « La Cité » qui, à peine sortis du jeu, se précipitent sur les forums pour en parler, prolonger la magie et l’illusion, en commentant, en revenant en arrière, en vérifiant. Mais comment le faire sans « spoiler », comme on dit maintenant?

Essayons quand même. Sachez d’abord que ceux qui ont tremblé tout au long des tomes de cette pentalogie en priant pour que l’auteur ne se prenne pas les pieds dans le tapis (on en a vu, et des plus grands, tel Herbert, se perdre dans  les méandres qu’ils avaient eux-mêmes créés) peuvent être rassurés. Les explications arrivent, satisfaisantes et surprenantes à souhait (ah, certaines phrases coups de poing à la fin de certains chapitres…)

Mais si Karim Ressouni-Demigneux n’avait écrit qu’un scénario bien ficelé, cela n’expliquerait guère la fascination que peuvent exercer ses cinq livres. Je suis sûre de ne pas arriver à la mettre en mots, mais de nouveau, essayons quand même.

Il y a d’abord l’extrême sophistication de l’entrecroisement des thèmes. Pour qui aime les jeux sur le même et l’autre, ces romans sont de vrais bonheurs. Nous suggérant lui-même quelques clés de lecture, l’auteur multiplie, dans le monde virtuel où évoluent ses personnages, des motifs qui nous alertent, nous encouragent à nous interroger: dans un univers qui est lui-même le double du nôtre, il parsème le parcours labyrinthique de ses héros de représentations, pour nous perdre, finalement, dans un jeu de reflets. On ne compte plus les miroirs, les photos, les enregistrements vidéo, les écrans, les tableaux, les commentaires de commentaires, les mises en abyme de toutes sortes, sans compter les jumeaux, innombrables. Les cinq livres deviennent alors semblables aux boîtes noires qu’utilise Little King, un magicien admiré par Thomas: ils finissent par nous enjoindre de nous connaître nous-mêmes et d’affronter nos peurs cachées. Le choix est vaste: ce peut être le deuil, l’abandon, la quête d’identité, la trahison, le dégoût de soi, les blessures d’amour ou d’amitié, tout aussi cruelles, la lâcheté, et puis, évidemment, le temps, le temps compté, le temps qui manque (comme elle est bien rendue, l’angoisse du joueur, qui doit, quand même, se résoudre à rejoindre la réalité mais qui voudrait encore régler ce problème, aller voir si…, vérifier que…) mais aussi le temps qu’on perd, le temps perdu, le temps retrouvé. La liste est longue, à la mesure de la richesse des situations auxquelles sont confrontés les héros. Cependant, la cohérence de l’édifice est telle que jamais on n’a l’impression que les questions soulevées, souvent ancrées dans les interrogations d’aujourd’hui (l’affaire Snowden, par exemple), apparaissent artificiellement: elles participent à la logique de l’ensemble et sont prises dans un réseau qui en justifie l’émergence.

Mais tout cela pourrait se réduire à un simple jeu intellectuel (ce qui est la tentation pour certains joueurs de la Cité). Il n’en est rien car nous nous attachons progressivement aux personnages, qui assument à tour de rôle la narration. Ce procédé autorise, bien sûr, comme dans tout roman choral, un jeu sur les points de vue mais celui-ci est doublé par les caractéristiques des règles de la Cité, qui octroient des pouvoirs particuliers aux joueurs et leur permettent de découvrir, sous certaines conditions, des éléments qu’ils n’avaient pas perçus au premier abord (arrrgh!… ne pas spoiler!). Tout cela oblige le lecteur à sans cesse douter et changer d’avis sur les héros, aussi opaques et changeants que n’importe qui dans la vraie vie (non, mais la vraie, pas la vraie qui est décrite dans le livre…). Ils en deviennent humains, proches, à l’instar de leurs avatars dans la Cité, ce qui nous amène à nous demander : qu’est-ce qui fait, vraiment, au fond, l’identité de quelqu’un ?

Dans ce qui fonde la fascination exercée par ces romans, il y a aussi le propos même, qui s’épaissit et s’éclaircit au fil des pages. Loin de vouer aux gémonies les jeux vidéo et Internet, l’auteur en fait éprouver les charmes (au sens magique du terme) et les potentialités. C’est une des forces de cette série, que l’on peut aussi interpréter (enfin, c’est ainsi que je l’ai lue) comme une déclaration d’amour à ce que peuvent apporter les univers virtuels: « […] la technologie informatique peut nous libérer, nous enrichir, nous cultiver. […] les jeux vidéo ont été le lieu de mon épanouissement. J’y ai découvert des plaisirs inouïs, des mondes nouveaux ». C’est donc aussi une dénonciation de ceux qui les dévoient mais sans manichéisme: accuser les marchands, ce serait simple et convenu. C’est plus compliqué, plus touchant, aussi.

Il y a enfin le jeu avec la littérature déjà là : Victor Hugo y tient une place de choix. Loin d’être réduit, comme souvent, à la figure de l’aïeul à barbe blanche promue par la Troisième République, il est évoqué par la présence permanente et discrète de la grande oubliée, Juliette Drouet, et par des extraits qui sortent des sentiers battus. Les mythes sont aussi convoqués: celui de Dédale et d’Icare, par exemple. Mais la culture « geek » est tout aussi bien représentée, ce qui donne raison, sans prêchi prêcha, à ceux qui refusent les frontières entre les différentes formes de culture: les Ombres rappellent les histoires de zombies, Wow est régulièrement évoqué, Le Seigneur des anneaux, etc. Toutes ces allusions réalisent finalement le rêve d’un des personnages (non, je ne peux pas vous dire qui c’est) : rapprocher, créer des communautés, des appartenances, sans exclure, favoriser les découvertes et le partage. « Internet, jeux, informatique, toute cette culture mérite que nous nous battions pour elle, car elle permet d’immenses choses » (tome 5, p.221).

Vous l’avez deviné : la complexité n’est pas complication. Le style reste simple mais exigeant. La lecture ressemble à ces pages blanches, que découvrent différents personnages dans plusieurs endroits de la Cité, pages où ils voient parfois apparaître des révélations qui s’effacent bien vite pour en laisser apparaître d’autres, tout aussi énigmatiques. Les joueurs passent leur temps à faire des recoupements, des rapprochements, des listes, des hypothèses, pour essayer de comprendre quel est le but du jeu auquel ils jouent: croyez-le si vous voulez mais je me suis surprise à faire la même chose, tout en lisant!  Karim Ressouni-Demigneux a en quelque sorte inventé, du moins me semble-t-il, une écriture adaptée à notre temps, ludique (mais on est loin des simples livres dont nous serions le héros) et réticulaire (ses effets d’annonce sont redoutables…), sans que pour autant elle se réduise à une simple tentative expérimentale: il s’agit bien d’éprouver les pouvoirs de la littérature, au service de ce qui a toujours été son fonds de commerce, si j’ose dire, les émotions et la quête de nous-mêmes. On comprend alors que la page finale ne pouvait être que ce qu’elle est.